Gotthold Ephraïm Lessing/02

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Gotthold Ephraïm Lessing
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 981-1024).
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LESSING

SECONDE PARTIE[1]


I. Le Christianisme moderne, étude sur Lessing, par M. Ernest Fontanès ; Paris 1867. — II. Lessing et le Goût français en Allemagne, par M. L. Crouslé ; Paris 1863. — III. Lessing, sein Leben und seine Werke, von A. Stahr, 4e édition ; Berlin 1866. — IV. Lessing’s Nathan der Weise, von Kuno Fischer ; Stuttgart 1864. — V. Lessing’s Nathan der Weise, von D. Fr. Strauss ; Berlin 1866. — VI. Ueber G. Ephraïm Lessing, von W. Dilthey (Preussische Jahrbücher, février et mars 1867.)


I.

Deux écrivains allemands du XVIIIe siècle, Winckelmann et Lessing, ont rajeuni l’antique par la façon neuve dont ils en ont parlé ; ils ont rendu l’archéologie accessible aux gens du monde en traitant des questions les plus sévères avec charme, avec chaleur et dans une langue courante ; ils ont frayé la voie à la philosophie de l’art en posant des problèmes dont ils ne pouvaient donner qu’une solution incomplète. Il y a commencement à tout ; mais heureuse la science que fondent un Lessing, un Winckelmann ! Ces esprits ingénieux et fertiles savent recommander à la curiosité les études dont ils s’occupent ; comme certain personnage de Rabelais, ils ont inventé « le levain pour fermenter la pâte, le sel pour lui donner saveur. » Ces deux hommes ne se ressemblaient guère, si ce n’est toutefois par les tribulations de leur jeunesse, où leur courage se trempa. Ils ont porté l’un et l’autre le collier de misère, ils ont traversé de sombres défilés. Qui faut-il plaindre davantage, Lessing employant ses veilles à traduire de sots livres, ou Winckelmann maître d’école ? — « J’ai fait le magister en toute conscience, écrivait le futur auteur de l’Histoire de l’art, et j’ai montré l’alphabet à des marmots pouilleux, tandis que mon âme soupirait après la connaissance du beau et quêtait des images dans Homère. » Mais le sauveur de Lessing fut Lessing, et Winckelmann se tira d’affaire par des protections dont il dut payer cher les bienfaits. L’Italie était son rêve, et, bien que le proverbe prétende que tout chemin mène à Rome, un seul chemin très étroit pouvait l’y conduire : on lui demandait une abjuration en bonne forme. Il se fit catholique sans conviction et sans remords ; la conscience de ses amis l’embarrassait plus que la sienne. Il désarma leurs reproches en leur représentant qu’il importait médiocrement à Dieu que Winckelmann communiât sous une ou sous deux espèces, que le plus sûr moyen que nous ayons de lui plaire est de suivre notre vocation, et que Dieu l’avait mis au monde pour révéler à toute la chrétienté les beautés de l’Apollon du Belvédère. Ce genre de casuistique n’était pas à l’usage de Lessing ; on eût été mal venu à réclamer de sa fierté certains consentemens. Il ne différait pas moins de Winckelmann par le tour d’esprit que par le caractère. L’illustre antiquaire de Steindall était avant tout un homme de sentiment, et le sentiment a tour à tour des divinations merveilleuses et des égaremens subits où il se complaît. Toutes les inexactitudes de Winckelmann proviennent de la force, de l’impétuosité de ses préventions ; il voit souvent ce qu’il a juré de voir, et ses souvenirs, témoins subornés, fournissent sur-le-champ à sa thèse les textes et les autorités qui lui font faute ; pourquoi prendrait-il la peine de vérifier ? Le sentiment est toujours sûr de son fait. Si Winckelmann s’est quelquefois mal souvenu, plus souvent encore il a mal raisonné. On connaît le mot de Diderot sur ces fanatiques spéculatifs qui courent les rues, le syllogisme en arrêt, prenant les passans à la gorge et les sommant de convenir que la Dulcinée du Toboso est la plus accomplie des créatures. « Tel est Winckelmann, ajoute-t-il… Demandez à cet enthousiaste charmant par quelle voie Glycon, Phidias et les autres sont parvenus à faire des ouvrages si beaux et si parfaits… Il n’y a sans doute aucun point de sa réponse qu’on osât contester. Mais faites-lui une seconde question, et demandez-lui s’il vaut mieux étudier l’antique que la nature… L’antique, vous dira-t-il sans balancer, l’antique ! Et voilà tout d’un coup l’homme qui a le plus d’esprit, de chaleur et de goût, la nuit au beau milieu du Toboso. »

Lessing n’est jamais allé au Toboso ; il n’en connaissait pas le chemin. Le fanatisme n’avait point de prise sur cette lumineuse intelligence. L’auteur du Laocoon n’eut jamais d’enthousiasme que pour la critique. Quand il se trompe, c’est que l’homme est faillible ; parfois aussi dans la polémique il lui arrive de se tromper volontairement, mais en ce cas il est de sang-froid, il n’est pas dupe de son sophisme de circonstance, il a comme un sourire qui avertit le lecteur. Assurément on ne saurait le comparer à Winckelmann pour la connaissance pratique des arts et de l’antiquité. Winckelmann était demeuré a Rome près de douze ans ; il avait vu tout ce qu’on pouvait voir de son temps ; il avait vécu dans l’intimité du marbre, qui s’échauffait sous ses regards. Lessing était un antiquaire de cabinet, il n’a fait que sur le tard un voyage de quelques mois en Italie ; quand il composa son Laocoon, il n’avait rien vu, mais il montra tout ce que peut une érudition sagace et judicieuse fécondée par la critique et par le raisonnement. Ses opuscules archéologiques n’ont pas moins contribué à l’avancement de la science que la monumentale Histoire de l’art chez les anciens. Lessing possédait ce qui manquait à Winckelmann, la méthode, qui est l’outil universel. Il pense tout haut devant son lecteur, et lui donne envie de penser ; il lui communique ses doutes, se l’associe dans ses recherches et l’intéresse dans ses découvertes. Son point de départ est une difficulté soulevée par quelque docte, il l’examine, la pèse et la soupèse, la tourne et la retourne ; un texte grec lui vient à l’esprit, il y découvre ce que personne n’avait su voir avant lui, ce texte est une solution ; une autre citation vient prêter appui à la première et provoque à son tour une découverte ; d’instant en instant, de nouvelles questions surgissent, insensiblement le débat s’élève et s’agrandit. Il ne s’agissait dans le commencement que de la signification d’un camée où tel antiquaire a cru voir ceci, tel autre cela ; à propos de ce camée et sans jamais le perdre de vue, Lessing agite les plus intéressans problèmes de la science, et nous ouvre de lointaines perspectives. Toute archéologie mise à part, il sera toujours bon de le lire pour apprendre de lui comment la pensée fait sa pelote ; c’est un art où il est maître. Sa polémique un peu longue contre Klotz en fournit plus d’un exemple ; mais son chef-d’œuvre en ce genre, est son traité sur la manière dont les anciens représentaient la mort. La conclusion en est ainsi conçue : « c’est la religion mal entendue qui nous éloigne du beau, et c’est une preuve en faveur de la religion bien comprise quand son influence nous ramène au beau. » Cette proposition, qui parut hardie, charma la jeunesse de Goethe.

Le Laocoon n’est qu’un fragment, l’auteur avait promis une suite qu’il n’a pas donnée ; mais que de choses dans ce fragment ! Winckelmann a fourni à Lessing son sujet : dans son traité sur l’Imitation des ouvrages grecs, il avait remarqué que le Laocoon du groupe, le Laocoon de marbre, ne crie pas, que Virgile au contraire fait pousser au grand-prêtre d’effroyables clameurs. Est-il vrai que le Laocoon. du groupe ne crie pas ? Winckelmann assure qu’il ne fait entendre qu’un sourd gémissement d’angoisse, un soupir étouffé. Sadolet hésitait entre le cri et la plainte : ingentem gemitum, a-t-il dit. Goethe tombe d’accord avec Winckelmann que Laocoon ne crie pas, et il en donne une raison physiologique ; suivant lui, les serpens par leurs enlacemens ont coupé la voix à leur victime. Laocoon se plaint, il ne crie pas, dit Émeric David. — Mais voici venir un juge de grande autorité, Anselme Feuerbach, lequel déclare que Laocoon pousse un cri de détresse sonore, éclatant, ce cri dont Philoctète au désespoir, Hercule furieux, Agamemnon mourant, faisaient retentir les théâtres grecs. — « Il est inconcevable, ajoute-t-il, qu’on ait pu s’y tromper… Cette poitrine gonflée, cette tête renversée en arrière, ces lèvres ouvertes, tout dans la figure et dans l’attitude du grand-prêtre exprime le suprême effort d’une vie menacée qui cherche l’air et la lumière. Dans ce corps largement déployé, dans ces muscles mis à nu, je reconnais l’empreinte visible et palpitante de la douleur, et dans la bouche l’expression d’une souffrance qui parle haut. » Feuerbach explique par le cri de Laocoon l’attitude de l’aîné de ses fils. Occupé à se dégager du serpent qui s’enroule autour de sa jambe, il entend soudain ce mugissement de taureau blessé, il se retourne vers son père, il le cherche du regard, et son visage exprime moins la douleur qu’un saisissement d’horreur et de pitié.

Accordons à Winckelmann, puisqu’il y tient, que Laocoon ne crie pas. Qu’en a-t-il conclu ? Voici en deux mots sa théorie, à laquelle il est toujours demeuré fidèle, bien qu’il ait essayé, dans son Histoire de l’art, d’y apporter quelques tempéramens. — Le caractère de l’art antique est la grandeur dans le calme. Les artistes grecs ont représenté dans leurs statues de grandes âmes, maîtresses d’elles-mêmes et qui dominent leurs passions. Ces artistes étaient des sages, et ils tiennent école de sagesse. Laocoon souffre et ne crie pas ; en contemplant ce héros, l’envie nous vient d’apprendre à souffrir héroïquement comme lui. C’est ici que Lessing tire Winckelmann par sa manche, et l’arrête. — Permettez, lui dit-il, distinguons : Laocoon n’a garde de crier, j’en conviens ; mais ce n’est pas qu’il soit un héros : on a vu des héros qui criaient, et toute l’antiquité grecque leur a permis les larmes. Ce n’est pas non plus que le sculpteur ait voulu nous apprendre à souffrir en héros ; il s’occupait moins de morale que d’observer les règles de son art. Vous reprochez à Virgile d’avoir fait crier le grand-prêtre de Neptune ; il semble, à vous entendre, qu’il ait commis un crime de lèse-héroïsme. Sophocle a fait crier Philoctète, comme Homère a fait pleurer Achille. Libre aux poètes de nous faire entendre des pleurs et des cris ; mais ce qui est permis au poète ne l’est pas toujours au sculpteur. Chaque art a ses règles. Un cri sculpté serait plus qu’un crime, ce serait une faute.

Cette explication, qui nous paraît fort naturelle, était en l’an de grâce 1766 une nouveauté, un paradoxe. Winckelmann s’inspirait des idées régnantes, lorsqu’il travestissait les sculpteurs grecs en prédicateurs de morale. Un mal funeste, le moralisme, exerçait partout ses ravages. C’était un article de foi qu’Homère avait voulu peindre dans Agamemnon le véritable parangon du général et de l’homme d’état, et les Suisses de l’école de Zurich déclaraient à la louange de l’Odyssée qu’elle est une œuvre morale et politique. Klopstock, à l’exemple de son maître Bodmer, estimait que la poésie a charge d’âmes, qu’elle a pour mission de former des patriotes et des chrétiens. L’auteur de la Théorie des beaux-arts, le Winterthurois Sulzer, lequel arbora en plein Berlin le drapeau des Suisses, recommande aux artistes comme aux poètes de propager par leurs œuvres les vertus morales et civiques. — « Il est fort heureux, disait Schiller, que le vrai génie tienne peu de compte des instructions que des critiques bien intentionnés, mais incompétens, veulent lui donner. Autrement Sulzer et son école auraient jeté la poésie allemande dans une impasse. »

Pour revenir au Laocoon, il y a dans tous les arts, selon Lessing, des lois générales qui leur sont communes, et chaque art a ses règles particulières, qui dérivent de la nature des procédés et des signes qu’il emploie. Ce qui est commun à tous les arts, c’est l’art lui-même, dont ils sont les espèces et les formes particulières. « Tout dans la nature, dit-il en un remarquable passage de la Dramaturgie, se lie à tout, alterne avec tout ; les choses s’y entremêlent, s’y confondent, s’y transforment les unes dans les autres. En vertu de cette infinie diversité d’aspects, la nature ne saurait être un spectacle que pour un esprit infini ; si les esprits finis doivent avoir part à cette contemplation, il est nécessaire qu’ils possèdent la faculté de donner à la nature des limites qu’elle n’a pas la faculté d’abstraire, de gouverner à leur gré leur attention. Cette faculté, nous l’exerçons à tous les instans de notre vie ; sans elle, il n’y aurait point pour nous de vie possible ; l’excessive diversité de nos sensations nous empêcherait de rien sentir, nous serions continuellement la proie de notre impression, du moment ; nous rêverions sans savoir ce que nous rêvons. » Partant, quel est le rôle, la destination de l’art ? Il opère pour nous, dans la sphère du beau, ce travail nécessaire d’abstraction ; il débrouille le chaos, il ne laisse subsister des objets que ce qui intéresse notre pensée et ce qu’il nous plaît d’en considérer ; il nous introduit ainsi, sans qu’il nous en coûte le moindre effort, au spectacle de la nature et du monde. L’art est la nature concentrée, et cela est vrai de tous les arts, de la poésie comme de la sculpture, comme de la peinture ; mais il n’est pas moins important de marquer la différence que la ressemblance des arts. Chacun a ses moyens, son instrument, et l’on ne peut tout faire avec un seul instrument ; c’est dire que chacun a son ordre de beautés qui lui est propre, et qu’il ne doit pas tenter de sortir de sa condition ; chacun a son éloquence, et cette éloquence ne se prête pas à tout exprimer ; ce que me dit la musique, la peinture ne me le dit pas ; la sculpture est muette sur les secrets que la poésie me révèle. Lessing réfute sans peine le comte de Caylus, qui semblait croire que tout ce qui est beau en poésie ne peut manquer de l’être en peinture ; Lessing lui répond avec raison que les paysages les plus sublimes des poètes sont intraduisibles au pinceau. Quel tableau de chevalet fera-t-on sur ces vers si vantés de Virgile : « Neptune élève au-dessus des ondes son front majestueux : Race insolente, qui vous inspira cette audace ?… » Cette tête qui sort de l’eau sera ridicule, si ce n’est la tête d’un dieu, et pour habile que soit un peintre, comment s’y prendra-t-il pour me nommer Neptune ? Il y a des beautés invisibles qu’il ne faut pas essayer de nous faire voir ; nous ne pouvons que les imaginer. Il y a de même des beautés vagues qui échappent aux arts précis. Par quelles couleurs, par quels mots rendra-t-on le mystère de passion que raconte à l’oreille et au cœur une symphonie de Beethoven ?

Ce qui importe surtout, c’est la distinction des arts qui relèvent de l’espace d’avec ceux qui relèvent du temps. Les arts du dessin s’expriment par des lignes et des couleurs juxtaposées, dont la combinaison produit un effet instantané. La poésie, comme la musique, emploie des signes successifs, que nous percevons un à un. Aussi la poésie reproduit-elle la succession des pensées et l’enchaînement des actions. La peinture, qui est soumise à la loi de l’unité de point de vue, ne dispose que d’un instant, et ne saurait assez délibérer sur le choix de cet instant, qu’elle va fixer sur la toile à jamais. Qu’elle s’interdise, comme la sculpture, de représenter des passions et des sentimens extrêmes ! Ce qui est excessif ne peut durer, ce qui de sa nature est fugitif ne saurait demeurer devant nous en permanence. La Mettrie s’était fait peindre avec le rire éternel de Démocrite. « La première fois que nous voyons ce portrait, disait Lessing, c’est un philosophe qui rit ; dès la seconde fois, ce n’est plus que le ricanement d’un fat. » Le peintre et le sculpteur doivent se préoccuper aussi de laisser à notre imagination une certaine liberté, un certain jeu ; il importe qu’elle puisse aller et venir, rester en-deçà de ce qu’on lui montre ou passer au-delà, et les situations extrêmes exercent sur elle une sorte de contrainte, la tyrannisent, la mettent au pied du mur. C’est par cette raison que Lessing approuve le sculpteur de n’avoir pas fait crier Laocoon ; au-delà du cri, il n’y a plus rien, et notre pensée n’est à l’aise que lorsqu’elle conçoit quelque chose qui dépasse ce qu’on lui fait voir. Il est un peintre qui, mieux que tout autre, a connu cet art de mettre au large notre imagination. Celui qui a peint l’Entrée des Croisés à Constantinople et le plafond du palais Bourbon a su choisir comme personne l’instant heureux qui convient à la peinture. Dans le Massacre de Scio, il pouvait mettre sous nos yeux les affres de la mort ; il l’a reculée à l’arrière-plan avec les fumées de l’incendie. Elle n’y restera pas longtemps ; nous la voyons s’approcher sous la figure d’un janissaire qui presse du doigt la détente de son fusil. Quel sera son premier choix ? Les prisonniers attendent, celui-ci, épuisé par la maladie, par ses blessures, et qui a déjà commencé de mourir, celui-là stupide de désespoir, un troisième couvrant son visage de ses mains pour mettre la nuit entre sa destinée et son épouvante, un autre encore qui ne sait plus rien de ce qui se passe autour de lui, et dont l’œil fixe, perdu dans le vide, évoque des ombres. Ce groupe immobile de condamnés répand dans cette scène d’horreur comme une immensité de silence et d’attente. L’artiste n’avait que l’espace, nous lui fournissons le temps ; il n’a représenté qu’un moment, et notre imagination, complice de la sienne, se charge de le faire durer. Nous nous sentons aux prises avec un spectacle éternel.

Faute d’avoir suffisamment réfléchi sur les limites respectives des arts, Winckelmann était pour les artistes un conseiller dangereux. Il avait eu deux maîtres, un grand homme et un homme médiocre. Le grand homme était Platon, l’homme médiocre un peintre allemand, Œser, que Rumohr appelle brutalement le plus cadavéreux des maniéristes[2]. Œser et Platon inoculèrent l’un et l’autre à Winckelmann la coupable faiblesse qu’il eut toujours pour l’allégorie. Il partait de ce principe qu’il y a une beauté incréée et impérissable, qui n’a rien de sensible, rien de corporel, qui n’est pas non plus un discours ou une science, qui ne réside pas dans un être réel et particulier, ou dans la terre, ou dans le ciel, ou dans toute autre choses mais qui existe éternellement par elle-même et de laquelle participent toutes les autres beautés. Cette beauté divine, cette beauté absolue est l’éternel rêve de l’artiste. Passion malheureuse, s’il en fut ! Comment exprimer l’inexprimable ? Mais s’il ne peut nous représenter le visage de sa maîtresse, attendu qu’elle n’a point de visage, il faut du moins que la beauté absolue respire dans toutes ses œuvres et qu’à cet effet il s’applique à nous montrer non ce qui est, mais l’idéal de ce qui est. Winckelmann n’a pas fait cette réflexion fort simple, que toute beauté suppose une forme, qu’une forme suppose des contours, et que tout contour est une limite. Qui veut tout dire ne dit rien, et une beauté illimitée est un non-sens, aussi bien qu’une figure qui n’aurait point de traits. Voulant faire des dieux surhumains, les barbares ont fait des dieux informes ; les Grecs sont venus, ils ont voulu que les dieux fussent beaux, et les dieux n’ont plus été que des hommes[3]. La beauté absolue est vraiment le Toboso de Winckelmann ; il a soupiré toute sa vie pour cette creuse divinité. De là ses mépris pour la nature, que Rumohr lui a durement reprochés ; de là encore sa passion pour l’allégorie, qui paraît avoir été la marotte d’Œser.

Lessing, qui interdisait aux arts figuratifs la représentation des sentimens extrêmes, leur interdit aussi les abstractions. Il réprouve l’art tourmenté, il censure également l’art tranquille, qui parle à l’esprit et ne dit rien à l’âme. S’il s’élève contre Winckelmann, ce n’est pas qu’il condamne son platonisme ; mais il lui oppose le grand principe des limites naturelles des arts. L’allégorie est un empiétement de la peinture sur la poésie, un effort malheureux pour manifester par des signes visibles des idées abstraites qui ne se peuvent exprimer que par des mots. Le danger est égal, suivant Lessing, à vouloir faire de la poésie une peinture parlante, de la peinture une poésie muette. Ce principe est si cher à l’auteur du Laocoon qu’il l’outre dans l’application. Sans doute il est bon d’aimer son chez-soi, de s’y tenir et de ne point déplacer arbitrairement les bornes de sa propriété ; toutefois, sans braconner sur les terres de son voisin, on peut avoir avec lui un commerce de visites et de société. Il se fait entre les arts des échanges, des communications ; ils entretiennent des intelligences. La poésie a son pittoresque et sa musique, et il y a de la poésie dans tous les arts. Que Lessing mette à l’interdit la peinture allégorique, laquelle de son temps avait la vogue, — il n’a pas dit les meilleures raisons qui militent en faveur de sa thèse ; mais à force de recommander à la peinture le respect du bien d’autrui, il la met à la gêne, il enferme cette conquérante dans des bornes trop étroites. — « L’essence de la peinture, dit-il, est de représenter la beauté corporelle. » Et il lui refuse le bouffon, le burlesque, le plaisant, le comique. Il ne fait à cet égard aucune différence entre les arts plastiques et les arts du dessin ; il les met au régime les uns et les autres, oubliant ce qu’a dit son maître Diderot : — « On peint tout ce qu’on veut ; la sévère, grave et chaste sculpture choisit ; elle est sérieuse, même quand elle badine : le marbre ne rit pas… S’il est permis de prendre le pinceau pour attacher à la toile une idée frivole qu’on peut créer en un instant et effacer d’un souffle, il n’en est pas ainsi du ciseau, qui, déposant la pensée de l’artiste sur une matière dure, rebelle et d’une éternelle durée, doit avoir fait un choix original et peu commun… La sculpture suppose un enthousiasme plus opiniâtre et plus profond. C’est une muse violente, mais silencieuse et secrète. » Lessing n’entend pas cette distinction. Il fait de la peinture une prêtresse du beau idéal, et condamne cette vestale à passer sa vie sur les marches de l’autel, près du feu sacré. Que rien de vulgaire ne la profane, que nulle laideur n’approche d’elle. Lessing préconise les Vierges et les Vénus ; mais il parle avec dédain de la peinture d’animaux, de la peinture de genre, et des Flamands. Il a beau médire du goût français, il juge Téniers comme faisait Louis XIV : ôtez-moi de là ces magots ! Il n’est pas moins sévère au paysage, et il en donne pour raison que le paysagiste imite des beautés « qui ne sont susceptibles d’aucun idéal. » Les peintres d’histoire ne trouvent pas non plus grâce devant lui ; eux aussi prévariquent contre le Seigneur, car ils recherchent avant tout la vérité et l’expression, et la laideur leur est agréable, pourvu qu’elle ait du caractère.

La doctrine de Winckelmann fourvoyait l’art dans les régions glacées du symbolisme ; la doctrine du Laocoon le conduit à l’académisme, aux types convenus, au poncif, à peindre le morceau. « Lessing avait la vue trop longue et trop perçante, a dit Novalis. Le sentiment des ensembles indistincts, la vision magique des objets avec leurs divers degrés d’éclairement et de pénombre, lui étaient refusés. » Par un exercice abusif de l’analyse, Lessing distingue trop ; sa critique, plus fine que délicate, ne voit partout que des couleurs qui tranchent ; la dégradation des tons, les demi-teintes, lui échappent ; ses théories, comme son caractère, sont tout d’une pièce. La Fontaine en a pâti ; qu’il se console avec les peintres d’histoire ! Lessing leur reproche de sacrifier la beauté à l’expression, comme si l’expression n’était pas elle-même une source de beautés. Est-il un lieu si désolé que ne puissent embellir les sorcelleries de la lumière ? Est-il un visage si disgracié de la nature qu’il ne se puisse illuminer d’un rayon divin ? Un mouvement de l’âme, certains battemens du cœur, et le tour est fait. Vous exigez que la peinture prononce un vœu d’éternelle beauté et qu’elle se défende de toute laideur comme d’une souillure. Marquerez-vous les limites confuses qui séparent les deux empires ? Que faites-vous des laideurs agréables ? que faites-vous des laideurs sublimes ? Le beau ne réside pas seulement dans les choses, il réside aussi dans le regard qui les contemple ; l’imagination de l’artiste est le théâtre mystérieux où se joue le drame de la beauté, et cette imagination s’impose à la mienne, elle me fait monter avec elle sur le trépied, elle me révèle le mot que je cherchais et qu’elle a trouvé. Chateaubriand disait : « faites-moi aimer, et vous verrez qu’un pommier isolé, battu du vent, jeté de travers au milieu des fromens de la Beauce, une fleur de sagette dans un marais, un cours d’eau dans un chemin,… toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s’enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. » L’artiste est cet amoureux. qui soumet le monde aux enchantemens de sa passion ; il triomphe par la puissance de ses désirs des sévérités de la nature et de ses silences ; quand il lui parle, qu’il l’interroge, il faut qu’elle réponde et lui livre un à un les secrets de sa magie. Tous les accidens heureux, tous les coups du ciel qui transforment en beauté la laideur et la vile prose en poésie, il les reproduit à son gré ; il répand sur les scènes de la vie et du monde les ombres et les lumières flottantes de sa pensée. En ce sens, l’artiste est un poète, c’est-à-dire un créateur ; mais ses créations ne sont que des vérités devinées. La nature qui se connaît, voilà le génie, et la nature étant infinie, le génie est divers. Tout grand artiste a pour son partage un aspect des choses ; cette passion, cette magicienne qui est en lui ne peut tout entreprendre ni tout embrasser : elle ne dispose en souveraine que de ce qu’elle aime, et sa puissance expire dès que s’alanguit son enthousiasme. Le plus grand peintre n’aperçoit dans le monde que ce qu’il aime à y voir, ce que ses yeux désirent ; il y a une préférence au fond de chaque talent. L’art ne peut se vouer à la poursuite d’une chimère, ni au culte exclusif d’une beauté convenue ; l’art est une révélation ; il nous permet de contempler tour à tour le monde par les yeux de Raphaël et de Rembrandt ; il nous révèle ce qu’a su voir Phidias, il nous révèle ce qu’a senti Mozart.

Si l’auteur du Laocoon a voulu imposer à la peinture de trop étroites observances, en revanche la poésie ne saurait trop le remercier des immunités qu’il lui a reconnues. Il lui donne les pouvoirs les plus larges, il l’affranchit des servitudes dont la grevaient les pédans ; il lui dit ce que saint Paul disait aux Corinthiens : « use de tout, mais ne sois esclave de rien. » La poésie est, selon lui, le plus libre de tous les arts ; elle peut butiner partout, le monde entier relève de son empire ; le bourgeois, le grotesque, le burlesque, le difforme, Sancho, Thersite et Xanthias, tout lui est bon : il n’est rien dont elle ne puisse tirer parti. Loin d’elle toute pruderie et tous les vains scrupules ! tout est pur aux purs, et toute prose est poésie pour le vrai poète. Quand il évoque devant nous la laideur, qu’il la rende ou comique ou terrible, l’art sera satisfait. La poésie est comme la musique ; les dissonances lui sont permises parce qu’elle les peut préparer et sauver. Seulement qu’elle se garde de vouloir dérober à la peinture ses pinceaux et sa palette ! C’est la seule restriction que mette Lessing à ses libertés. Il vivait dans le siècle de la poésie descriptive. Les Thompson, les Saint-Lambert, les Kleist, les Haller, les Gessner étaient les chefs de file que suivaient cent barbouilleurs, et déjà Delille pointait. Depuis le perroquet jusqu’à la tendresse maternelle, que ne décrivait-on pas ! Lessing haïssait la poésie descriptive à l’égal de l’allégorie. Ses préceptes touchant la description peuvent se résumer ainsi : « Que les poètes s’en tiennent aux grands traits ; le détail nous rebute et nous brouille. Accumuler adjectif sur adjectif et couleur sur couleur, c’est prouver son indigence, et qu’on n’a pas trouvé le mot qui aurait tout dit. Haller nous dépeint la gentiane en vingt vers, et nous ne la voyons pas. Homère s’est contenté de nous dire qu’Achille était blond, et qui ne voit Achille ? C’est qu’Homère a su faire agir et parler cet homme blond. L’action est l’âme de la poésie. Poètes, que dans vos vers tout soit action, mouvement et vie ! La poésie lyrique est soumise à cette loi comme le drame. Qu’elle nous raconte le cœur humain ! La poésie est une eau courante ; dès qu’elle s’arrête, elle croupit. Le vrai poète lyrique est celui qui met l’image au service de la sensation. » La Cloche de Schiller, les Élégies romaines de Goethe, le Lac, la Tristesse d’Olympio, les Nuits, ces divins sanglots, tous les chefs-d’œuvre du lyrisme moderne ont donné raison à Lessing.

II

On a dit qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut se mettre en règle avec la théologie, et que le mieux est de commencer par là. Lessing en a jugé autrement : il a fini par la théologie ; mais elle n’a point assombri ses dernières années, elle n’a pu triompher de sa gaîté. Avec la Dramaturgie et Nathan, ses écrits de polémique religieuse sont parmi ses ouvrages ceux qu’estime le plus l’Allemagne contemporaine. Malheureusement ce ne sont pas les plus faciles à interpréter ; ils offrent une belle matière aux gloses des commentateurs. Non que Lessing ne soit toujours clair ; il dit admirablement tout ce qu’il veut dire, mais il ne dit pas toujours tout ce qu’il pense, et le temps où il vivait n’offrait pas aux libertés de la pensée et de la plume toutes les garanties désirables. Sa controverse avec le pasteur Goetze a été la source de bien des controverses. Les Allemands, qui ont tant d’excellentes qualités, ont le petit défaut de réviser les vieux procès avec autant de passion qu’ils plaident le procès du jour ; ni la fuite des années, ni la poussière des dossiers vermoulus ne peuvent refroidir leur véhémence ; qu’il s’agisse de Louvois ou de Napoléon, leurs haines possèdent le don d’éternelle jeunesse. Henri Heine parle d’un étudiant teuton ou marcoman de sa connaissance, lequel grillait d’en découdre avec les Français parce qu’il avait à venger, disait-il, le supplice de Conradin, méchamment mis à mort par Charles d’Anjou en l’an de grâce 1268. A la pensée de ce noir attentat, l’écume lui venait à la bouche. Les théologiens allemands qui se sont occupés de Goetze se fâchent encore tout rouge contre les ossemens desséchés du virulent Tertullien de Hambourg. Paix à sa cendre ! ses foudres sont depuis longtemps éteints. Il est vrai qu’en revanche il a trouvé de bons amis, de chauds défenseurs qui ont réhabilité sa mémoire[4], comme on a réhabilité chez nous Nonotte et Patouillet. Cela s’appelle en Allemagne eine Rettung, un sauvetage.

Une chose est certaine : le nom de Goetze a vécu grâce à Lessing. Faut-il l’en féliciter ou l’en plaindre ? De son vivant, le digne pasteur de Hambourg ne craignait pas le bruit, et il eût volontiers acheté un peu de gloire au prix de beaucoup d’injures. Ses mânes doivent être contens ; c’est l’histoire du héros de Voltaire : fouetté, mais content. L’écrivain charmant que je citais tout à l’heure a remarqué que les ennemis les plus obscurs de Lessing ont eu la bonne fortune de passer avec lui à la postérité ; il les compare à certains moucherons figés dans un morceau d’ambre, supplice ingénieux qui les immortalise. La mémoire de Goetze ne périra pas en Allemagne, non plus qu’en France celle d’Escobar. Ce n’est pas que je prétende mettre l’Anti-Goetze de Lessing sur le même rang que ces étonnantes Provinciales, dont les premières sont dignes de Molière et de Platon, les autres de Démosthènes. Lessing n’aurait pas inventé le bon père ; cette naïveté, qui est la perfection suprême de l’art, a manqué au XVIIIe siècle. Il n’a pas non plus ces saintes colères qui éclatent et qui tonnent, ni ces ardentes apostrophes où s’emporte le génie indigné de Pascal, quand il est poussé à bout et qu’il a juré de ne plus rire ; mais ses réponses au bouillant pasteur de Hambourg sont des chefs-d’œuvre d’habileté, d’ingénieuse tactique, d’ironie, de malice, et de cette éloquence tempérée qui était son genre. Sur le talent de Lessing, tout le monde est d’accord. La question pendante est de savoir quel était au juste son credo et s’il a dit vraiment à Goetze son dernier mot, sa pensée de derrière la tête. Il se donne l’air dans toute cette controverse de défendre le christianisme contre ses faux amis et ses avocats compromettans. Faut-il prendre au sérieux ses protestations ? faut-il y voir une manœuvre de guerre ? Lessing était-il un chrétien libéral ou un philosophe du XVIIIe siècle ?

Avant de résoudre cette question, je crois qu’il importe de considérer que la malice de Lessing était une boîte à quadruple fond. Il convient d’observer aussi qu’il eut toute sa vie la passion du jeu, et qu’il porta cette passion jusque dans la polémique. Peut-être alléguera-t-on qu’au XVIIIe siècle les mécréans pouvaient bien, soit politique, soit prudence, parler du christianisme le bonnet à la main, mais qu’ils ne tardaient pas à se déceler par quelque irrévérencieuse raillerie. Lessing, ce fut son originalité, prit toujours au sérieux les questions religieuses. En 1769 il écrivait à son ami Nicolaï : « Ne me parlez pas de votre liberté berlinoise de penser et d’écrire ! Elle se réduit à la faculté de débiter toutes les sottises imaginables contre la religion : c’est une liberté dont un honnête homme ne saurait user sans rougir. Mais qu’il paraisse à Berlin un homme assez courageux pour dire ses vérités à la noble canaille des cours, comme l’a fait Sonnenfels à Vienne ; qu’il y en ait un seul qui élève sa voix en faveur des droits des sujets et qui dénonce les concussions et le despotisme, comme cela se fait aujourd’hui en France et en Danemark, et l’expérience vous apprendra bientôt quel est jusqu’aujourd’hui le pays le plus asservi de l’Europe. » C’est ainsi que Lessing entendait la liberté ; s’il ne lui a jamais échappé un mot léger contre le christianisme, ce n’est pas une preuve qu’il fût chrétien. Un autre propos de l’adversaire de Goetze, me revient à l’esprit et redouble mes inquiétudes. Lessing professa toujours la plus vive admiration pour Diderot, à qui, de son aveu, il devait beaucoup, et il a dit à la louange de l’auteur de la Lettre sur les aveugles : « Diderot était l’un de ces sages qui aiment mieux amasser des nuages que de les dissiper. Lessing a fait plus d’une fois le métier d’amasseur de nuages ; il estimait que la vérité n’est pas toujours facile à démêler, ni toujours bonne à dire ; il estimait aussi que ce n’est point perdre son temps que de mettre un brouillard entre l’erreur et nous, et de prouver à un sot qui se flatte d’y voir clair qu’il a pris la nuit pour le jour. Dans sa polémique contre Goetze, a-t-il été autre chose qu’un embrouilleur de questions ? Citons encore ce qu’il disait de l’illustre auteur de la Théodicée. « Leibniz n’a fait ni plus ni moins que ce qu’avaient coutume de faire les anciens philosophes dans leur enseignement exotérique. Il laissait volontiers son système de côté et tâchait de conduire les gens à la vérité par le chemin où il les avait rencontrés. » Ce qui signifie en bon français que dans les querelles théologiques Leibniz tirait adroitement son épingle du jeu. Oui ou non, Lessing en a-t-il usé de même ? À cette question la théologie avancée d’outre-Rhin répond résolument par la négative ; elle a depuis longtemps enrôlé Lessing sous ses drapeaux, ou, pour mieux dire, il a été proclamé par elle le père du protestantisme libéral. Cette thèse vient d’être exposée et défendue par l’un des orateurs les plus écoutés du protestantisme français, M. Ernest Fontanès. Son livre intitulé le Christianisme moderne est écrit avec une chaleur entraînante et une élévation de pensée qui honore l’auteur. C’est, dans le meilleur sens du mot, un livre jeune, et, si la jeunesse est rare en littérature, on pouvait la croire impossible en théologie. On ne saurait trop recommander ce remarquable ouvrage à ceux qui veulent se mettre en règle avec la dogmatique ; les problèmes sur lesquels disputent aujourd’hui les partis religieux y sont exposés très nettement et résolus avec une parfaite sincérité. Je me demande seulement si le Lessing théologien de M. Fontanès est bien le vrai Lessing. Dans l’entraînement de ses généreuses sympathies pour ce généreux esprit, l’auteur du Christianisme moderne n’a pu résister à la tentation d’attirer le grand homme à son bord ; il lui délivre un certificat de loyauté chrétienne, et le déclare exempt de tout soupçon. Pour tout dire, je crains qu’il n’ait trop rogné les ongles de la bête fauve[5]. Comment éclata la querelle ? En 1768 mourut à Hambourg un savant professeur nommé Samuel Reimarus. La famille trouva dans ses papiers un manuscrit intitulé Apologie pour les adorateurs de Dieu selon la raison. Cette apologie était un réquisitoire contre le christianisme. Partisan de la religion naturelle, Reimarus niait l’inspiration divine des Écritures, les prophéties et les miracles ; mais point de railleries, un ton grave, austère, une remarquable vigueur de raisonnement. Une copie du manuscrit fut remise à Lessing ; il examina le brûlot, en fut charmé, vit sur-le-champ tout le parti qu’on en pouvait tirer. Malgré les inquiétudes des enfans de Reimarus, il pensa d’abord à publier l’Apologie à Berlin ; mais, se ravisant, il l’emporta à Wolfenbüttel et la glissa parmi les manuscrits dont il avait la garde. Il y avait franchise de censure pour toutes les publications tirées de la bibliothèque ; Lessing profita de ce privilège pour publier sans nom d’auteur un premier fragment de l’Apologie, et plus tard cinq autres qui provoquèrent dans le monde théologique un effroyable vacarme. Il avait fait suivre ces fragmens d’une postface dans laquelle il déclinait toute solidarité d’opinions avec le fragmentiste, dont il feignait d’ignorer le nom ; mais il rendait hommage à son talent et mettait en quelque sorte tous les théologiens au défi de le réfuter. Du reste il plaçait la religion hors de cause. « Notre inconnu, disait-il, a dénombré toutes les contradictions qui se trouvent dans les récits que nous possédons de la résurrection du Christ. Supposé qu’il ait raison, cela ne doit point nous empêcher de croire que le Christ est ressuscité. Il en est de même de toutes les objections qui se peuvent faire contre la Bible. La lettre n’est pas l’esprit, et la Bible n’est pas la religion. Le christianisme existait avant que les évangélistes et les apôtres eussent écrit. Le religion n’est pas vraie parce que les apôtres et les évangélistes l’ont enseignée ; ils l’ont enseignée parce qu’elle est vraie. »

Je ne sais ce qui excita plus de scandale, les attaques du fragmentiste ou les annotations de l’éditeur. Les consistoires et les facultés de théologie s’émurent. Nombre de théologiens entrèrent en lice contre l’écrivain anonyme. L’un d’eux, qui n’était pas de force, entreprit de concilier les récits de la résurrection. Lessing, se portant pour juge du camp, examina point par point son argumentation et la mit en poussière. Précédemment il avait répété en les aggravant ses premières déclarations. A l’en croire, les attaques de l’anonyme contre la véracité des historiens sacrés et contre la réalité des miracles dont ils ont rendu témoignage n’étaient pas aussi dangereuses que cela pouvait paraître. Tout balancé, que perdrions-nous à ne plus croire aux miracles ? Des vérités historiques ne peuvent servir de démonstration à des vérités de doctrine ; si certain que puisse être un fait, il ne l’est jamais rigoureusement. « Je ne conteste pas, disait-il, que le Christ ait accompli les prophéties, je ne nie point qu’il n’ait opéré des miracles ; mais je nie que ces miracles, qui ne nous sont plus confirmés par d’autres miracles opérés sous nos yeux, et qui ne sont pour nous par conséquent que des récits de miracles, puissent nous obliger à admettre les doctrines du Christ. Qui nous y oblige ? La vérité intrinsèque de ces doctrines elles-mêmes, lesquelles, il y a dix-huit siècles, étaient si nouvelles, si inconciliables avec tout l’ensemble des vérités alors reconnues, qu’il n’a fallu rien moins que des miracles et des accomplissemens de prophéties pour attirer sur elles la faveur de la foule. » Dans un dialogue intitulé le Testament de Jean et qu’il publia la même année, il s’avançait davantage et semblait réduire le christianisme, dont il avait respecté jusque-là l’intégrité, à ce précepte du visionnaire de Pathmos : « mes petits enfans, aimez-vous les uns les autres. » Le dialogue se terminait par ces mots : « le Christ a dit : Celui qui n’est pas contre moi est pour moi. » A quoi l’interlocuteur de Lessing répliquait : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. — A merveille ! répond Lessing. Voilà qui me ferme la bouche. Vous êtes un vrai chrétien. Vous possédez votre Bible comme le diable. »

Enfin le fils de Pelée sortit de sa tente et poussa un cri de guerre dont l’Allemagne retentit. Ce bouillant Achille de la théologie était le premier pasteur à la cathédrale de Hambourg, Johan Melchior Goetze[6]. Ce n’était point un homme sans mérite, ni sans talent, que le pasteur Goetze. Il aimait les livres, possédait une superbe collection de bibles, se connaissait en numismatique. Durant le séjour de trois ans que fit Lessing à Hambourg, les deux futurs adversaires s’étaient vus et ne s’étaient point déplu. Lessing aimait à causer d’éditions avec Goetze, et, s’il faut en croire la chronique, il fêtait aussi son vin du Rhin. De son côté, Goetze faisait grand état des talens de Lessing ; il admirait surtout ses factions contre Klotz et son traité sur la manière dont les anciens ont représenté la mort.

« M. le premier pasteur, écrivait un contemporain, a deux visages. Dans l’habitude de la vie, il est poli, il a le ton d’un homme du monde. Explique qui pourra ce phénomène ! L’homme est courtois, honnête ; ses écrits sont malins, injurieux et offensans. Ses lèvres distillent le miel, sa plume le fiel le plus noir. » Le phénomène n’est pas rare. Je suis sûr que M. Fontanès a connu des Goetze, il en est dans toutes les confessions ; des bords de l’Elbe jusqu’aux bords de la Loire, cette espèce est fort répandue. Que ne peut l’esprit de domination ? Les Goetze ont la manie d’être obéis, toute résistance les fait sortir des gonds. Ces gens-là sont admirables dans une école ou dans un petit séminaire : il n’est pas mal que la jeunesse soit menée à la baguette ; mais, par je ne sais quel esprit de vertige et d’erreur, ils prennent un beau jour leur férule pour un sceptre, et les voilà qui citent les rois à leur barre, décrètent contre les ministres, aspirent à réglementer l’univers… L’univers, qui ne fait qu’en rire, gratte le prélat et trouve le cuistre. Melchior Goetze eut plus d’une fois maille à partir avec le sénat de Hambourg, avec les ambassadeurs, avec les princes étrangers ; il adressait des représentations au conseil aulique de l’empire, gourmandait sa mollesse à poursuivre l’hérésie. Ce bonhomme était brouillon, tracassier. Un prétendu Français en voyage, qui n’était autre que l’Allemand Gaspard Riesbeck, écrivait en 1783 : « Le premier pasteur tonne avec la même violence contre la corruption des mœurs et contre le pape. Ennemi juré de tous les plaisirs publics à ce point d’avoir plus d’indulgence pour les secrètes parties de plaisir que dérobent aux regards des courtines de lit, le théâtre lui est en abomination. » Il avait un merveilleux talent pour découvrir dans un livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires et sentant l’hérésie. Le nez au vent, il flairait de loin l’hérétique, comme le chien flaire la bête fauve ; une fois l’animal lancé, il ne le lâchait plus, le pourchassait, le traquait. Ses réquisitoires ne manquaient pas de vigueur, et il trouvait quelquefois le joint des choses et des hommes ; mais il abondait en invectives et en diatribes, il était, pour parler avec Voltaire, « de la race des colériques argumentans. » Ce fougueux luthérien rompit des lances avec tous les rationalistes de son temps, avec les Semler, avec les Bahrdt, avec les rédacteurs de la Bibliothèque universelle, avec les catholiques, avec les réformés, avec les journalistes, qu’il accusait de ne rien respecter, avec l’honnête Basedow, qui, admirateur de Rousseau et de l’Emile y proposait quelques nouveautés en matière d’éducation. Goetze le remit à sa place ; il entendait que la jeunesse fût élevée sur les genoux de l’église. Ses confrères n’étaient pas à l’abri de ses fulminations et de ses monitoires. Il en coûta cher au pasteur Schlosser pour avoir composé quelques comédies. Goetze le traîna sur la claie. Lessing, interrogé sur ce qu’il pensait de ce grand débat, répondit : « Distinguons. Est-il permis à un prédicateur de faire des comédies ? Pourquoi pas, s’il le peut ? Est-il permis à un auteur comique de faire des sermons ? Pourquoi pas, s’il le veut ? » Une autre affaire fit esclandre à Hambourg. La liturgie de ce temps était bardée d’anathèmes. L’un des collègues de Goetze, le pasteur Alberti, se permit, en la lisant, de supprimer le verset du psaume d’Asaph : « O Éternel, répands ta colère sur les nations qui ne te connaissent point et sur les royaumes qui n’invoquent point ton nom ! » Goetze ameuta contre le délinquant la ville et les faubourgs, il fallut que le sénat intervînt. Le premier pasteur n’entendait pas plaisanterie sur l’article des malédictions. Un autre fois, le sénat, soit politique, soit tolérance, voulut rayer du livre des prières un anathème contre le pape et les cardinaux. Goetze se rebiffa, il maudit et remaudit le pape. Le sénat se fâcha, menaça de lui ôter sa prébende. Cette menace le calma, il se rendit ; mais, le naturel l’emportant, quelques années plus tard, il reprit le saint-père à partie : l’envoyé impérial porta plainte, et Goetze dut faire amende honorable. Tout cela n’empêchait pas que Melchior Goetze ne fût un homme de bien, et à ses heures un homme aimable et de bonne compagnie : il avait de la lecture, savait le grec, n’eût pas été déplacé dans une académie hambourgeoise, si toutefois il avait su s’y tenir modestement à son rang ; mais il aimait trop le bruit, c’est ce qui l’a perdu. J’ai lu je ne sais où que le bruit est un usurier qui prête à gros intérêts à la réputation et qui finit toujours par la ruiner. Le voyageur français écrivait : « Quoique Melchior Goetze ait été sifflé cent fois, et que depuis douze ou quinze ans il soit le plastron de toute l’Allemagne protestante et de ses confrères de Hambourg eux-mêmes, son saint zèle ne se peut refroidir. » Cet honnête homme avait en lui de l’alguazil et du pasquin. Son histoire devrait être méditée par tous les Goetze d’aujourd’hui, par tous ceux que possède la rabies theologica. Les dénonciations et les monitoires s’usent à la longue, et les dénonciateurs tombent dans le décri. On ne voit plus l’honnête homme, on tremble quelque temps devant l’alguazil, on finit par siffler le pasquin.

J’en demande pardon aux théologiens libéraux, mais je ne puis, en conscience, faire un crime à Melchior Goetze d’avoir couru sus à l’éditeur du fragmentiste. De toutes les guerres de plume qu’il a soutenues, c’est peut-être la plus honorable pour lui et la plus légitime. Dans l’affaire de Schlosser, il ne fut qu’un aboyeur ; dans l’affaire d’Alberti, il fut odieux. En attaquant Lessing, il combattait pro aris et focis. Le malheur est que, selon sa coutume, il ne tarda pas à gâter son rôle par ses incartades et par l’incontinence de sa plume. Le théologien avait ouvert le feu ; ce fut le libelliste qui le continua. Goetze avait démêlé sans beaucoup d’efforts la tactique de Lessing ; il ne fut point dupe de cette ironie enfarinée d’innocence. A ses griffes, à son museau pointu, il reconnut le loup déguisé en berger, loup rempli d’humanité, mais friand de tuerie. Lessing disait : « Docteurs de l’église, vos doctrines se défendent assez elles-mêmes. Accordez-nous que la Bible est un livre humain ; touchés de ce bon procédé et de cette marque de confiance, nous mettrons chapeau bas devant l’orthodoxie. » A quoi Goetze répliquait : « Nous savons qui vous êtes. Qu’adviendra-t-il de la bergerie quand nous vous aurons livré nos chiens ? » Et il se mit à crier au loup.

Lorsqu’il argumente, il n’est pas dépourvu de sens ; par exemple, il est en droit de répondre à Lessing : « Vous protestez que vous voulez le bien de l’église ; mais vos prétentions sont étranges. Vous nous demandez de croire à la résurrection, et de convenir que les récits des évangélistes se contredisent. Ainsi du reste. À ce compte, nous devrions nous résigner à croire sans preuves, à croire parce que nous croyons, parce qu’il est utile de croire, et que jusqu’aujourd’hui tout le monde a cru. » Il est irréprochable aussi quand il-dit : « M. Lessing veut que nous fassions un choix dans les saints livres, acceptant ceci, rejetant cela. M’est avis que si nous retranchions de la Bible tout ce qui n’a pas le bonheur de lui plaire, il ne nous resterait qu’une Bible de poche. » Goetze ne manque ni de clairvoyance, ni d’esprit, ni de verve ; mais il ne sait ni se tenir ni se contenir : il est long, verbeux. Il divague, il abonde en redites ; ses redondantes philippiques rappellent certains mandemens, certaines lettres pastorales, il a la prolixité fatigante d’un prédicateur ; puis il est trop bouillant, l’imperturbable sang-froid de Lessing l’exaspère, il s’avance trop et se fait prendre ; irrité de trouver toujours devant lui le fer d’un ennemi qui a l’œil perçant, la main sûre et le jeu serré, il s’emporte, il bondit et s’embroche. Ajoutons qu’il a les mauvaises habitudes d’un méchant avocat de province ; il est sans cesse hors de la question, il travestit et dénature les sentimens de la partie adverse, il lui fait dire ce qu’elle n’a pas dit, terrasse des fantômes et triomphe. Il en veut plus encore à Lessing qu’à ses idées ; il déblatère contre lui, prétend le convaincre d’équivoque, de sophismes, d’argumentation fallacieuse, lui reproche de raisonner de théologie en auteur dramatique, de n’avoir qu’une logique de théâtre, de dissimuler par un luxe de métaphores la pauvreté de ses raisonnemens et de s’occuper bien moins d’avoir raison que de, jeter de la poudre aux yeux des badauds. Il insinue discrètement que M. Lessing est un homme sujet à caution, léger de scrupules, il l’attend à son lit de mort ; que répondra ce beau parleur au juge souverain qui lui demandera compte de la publication des Fragmens, des désordres qu’il a suscités dans son église, de tant d’âmes infectées par la contagion de ses doutes et de ses erreurs ? Et, ne gardant plus de mesure, s’exaltant dans sa colère, il le traite de boute-feu et le recommande à l’attention particulière des autorités constituées.

A tout cela Lessing répond qu’autre chose est un pasteur, autre chose un bibliothécaire, et qu’en publiant le manuscrit anonyme il a rempli le premier devoir de sa charge. Le pasteur est un berger qui ne connaît que les herbes de sa prairie, n’estime et ne cultive. que les plantes qui conviennent à ses brebis ; le bibliothécaire est un botaniste qui court par monts et par vaux pour découvrir une plante oubliée par Linné. « Quelle joie quand il l’a découverte ! S’inquiète-t-il de savoir si elle est vénéneuse ou non ? Il pense que, si les poisons ne sont pas utiles (et qui dit qu’ils ne le sont pas ?), il est utile du moins que les poisons soient connus. » Il répond encore que le métier des lettres serait impossible, si un écrivain, avant de prendre la plume, devait s’assurer qu’il ne va pas scandaliser un faible dans la foi, endurcir un incrédule, fournir à un chenapan l’excuse dont il avait besoin pour colorer ses déréglemens. « Scandale par-ci, scandale par-là ! s’écriait-il. La nécessité brise le fer et ne connaît pas de scandale. Je dois songer à mon âme, que le monde tout entier ou que la moitié du monde s’en scandalise !… O insensés, qui voudriez bannir les tempêtes de la nature parce qu’elles ont enseveli un navire dans les sables, ou qu’elles en ont fracassé un autre contre les rochers d’une falaise ! Hypocrites, nous vous connaissons. Il ne vous soucie guère de ces malheureux navires ; autrement vous les auriez assurés ! Ce qui vous importe, c’est votre jardinet, ce sont vos petites aises et vos petits plaisirs. O le cruel ouragan ! Il a découvert la toiture de votre villa, il a secoué trop rudement vos arbres chargés de fruits, il a renversé les sept pots de terre de votre précieuse orangerie. Que vous importe le bien que peut faire l’ouragan dans la nature ? Ne pouvait-il respecter votre jardin ? Que ne s’en va-t-il souffler ailleurs, loin de votre haie ! ou pourquoi ne retient-il pas son souffle en arrivant sur vos terres ? » Et ailleurs : « M. Goetze parle à la populace le langage de la populace, et il crie à tue-tête que mon anonyme a diffamé les apôtres, les a qualifiés d’imposteurs et de scélérats. Cela fait du bruit, cela fait de l’effet ! Peut-être que oui, peut-être que non, car le menu peuple, partout où le magistrat est sage, devient de jour en jour plus éclairé, plus policé, plus honnête, — tandis que certains prédicateurs se font une règle de s’en tenir à jamais, en fait de morale et de religion, au point où étaient leurs ancêtres il y a plusieurs siècles. Ils ne se détachent pas de la populace, mais la populace finit par se détacher d’eux. »

Le défenseur de Goetze, M. Röpe, s’écrie avec un accent douloureux qu’en étudiant cette polémique qui dans l’année 1778 tint l’Allemagne en suspens, on croit assister à un duel entre deux adversaires de forces très inégales, l’un toujours de sang-froid, rompu à l’escrime, heureux à la parade, sûr de sa riposte, fertile en bottes secrètes, qui, l’air dégagé, semble faire assaut dans une salle d’armes ; l’autre, médiocre tireur, qui a l’épée sur la gorge, et qui, obligé de combattre pour sa vie, finit par succomber au milieu des risées d’une galerie indifférente ou prévenue. Cette réflexion ne manque pas de justesse. Il faut cependant tenir compte d’une circonstance qui rétablissait quelque égalité dans la lutte. Lessing n’avait pour lui que son talent, il était seul. Goetze était fortement épaulé ; il avait derrière lui les puissances de la terre et ne se faisait pas faute de les appeler à son aide. Tantôt il représente au duc Ferdinand que Lessing est un bibliothécaire dangereux, que de la manière dont il entend les devoirs de sa charge, si d’aventure il déterrait au fond d’un carton quelques papiers compromettans pour la noble maison de Brunswick, il ne manquerait pas d’en donner connaissance à l’univers : qui méprise son Dieu, n’estime pas son prince. Tantôt il s’adresse à l’envoyé impérial, aux gouvernement, et notamment au conseil aulique, de qui ressortissaient les questions de conscience et d’ordre public ; il les engage à épouser sa querelle, à fermer la bouche à l’hérésie ; il mettrait volontiers son adversaire in pace. A sa manière, il est tolérant. Il admet que, pour tenir les docteurs de l’église en haleine, licence soit donnée à des hommes sensés et posés d’exprimer modestement de modestes objections contre la religion chrétienne et même contre la Bible ; c’est à la condition, bien entendu, que de par- la loi ils écriront en latin ; mais qu’un Lessing… non, cela ne peut être souffert, c’est mettre en péril tout l’ordre social. « L’histoire nous apprend, s’écrie-t-il, que le germe de la rébellion, bien que répandu en terre par la main d’un faquin, a souvent poussé des racines et porté des fruits détestables. On dira qu’aujourd’hui, avec notre organisation militaire et la discipline de nos armées, on a bien vite fait leur procès aux rebelles. A merveille ! Mais n’est-il pas possible qu’officiers et soldats se laissent infecter des principes de nos petits Brutus ?… D’où provient la sûreté de nos princes et la fidélité de leurs soldats ? Ces soldats sont des chrétiens. S’ils ne le sont pas toujours dans le sens le plus rigoureux du mot, ils portent du moins gravés dans leur cœur les préceptes fondamentaux de l’Évangile sur les droits de l’autorité et sur les devoirs des sujets. Mais resteront-ils chrétiens ? ne perdront-ils pas avec le respect des choses saintes le respect de leurs supérieurs et l’horreur de la révolte, s’il est permis à tous nos beaux esprits manques de bafouer à la face du ciel la religion chrétienne et la Bible ? J’espère que par la grâce de Dieu le temps est proche qui mettra un terme à ces désordres révoltans, et que de grands personnages, au nom de leur sûreté personnelle et pour éviter d’avoir un jour à châtier des malfaiteurs par le glaive et la roue, imposeront un frein à ces méchans fous et à leurs insolentes témérités. »

il est curieux de voir ce qu’écrivait Lessing à ses amis pendant le cours de ces orageux débats. Ses lettres n’abondent pas en confidences, Lessing n’avait guère pour confident que lui-même ; mais il tenait à ce que son frère et ses amis de Berlin ne se méprissent pas sur le véritable sens de la pièce à grand spectacle dont il régalait l’Allemagne et sur le rôle qu’il y jouait. Il les trouvait parfois un peu lents à comprendre. Le 25 mai 1777, il écrivait à Nicolaï : « Ce que vous me dites de la mauvaise opinion qu’ont de moi et les théologiens et les libres penseurs de Berlin me fait, souvenir que pendant la guerre de sept ans je passais à Berlin pour un archi-Saxon, à Leipzig pour un archi-Prussien, et cela parce que je n’étais et ne devais être ni l’un ni l’autre, — du moins pour composer ma Minna de Barnhelm. » Quelques jours plus tard, s’adressant à son frère : « Les théologiens gardent encore le silence sur les fragmens de mon inconnu ; cela me confirme dans la bonne opinion que j’eus toujours de ces messieurs. Avec les précautions convenables, on peut écrire sur eux ce qu’on veut. Ce n’est pas ce qu’on leur ôte, c’est ce qu’on veut mettre à la place, qui les fâche, — et non sans raison. Si le monde doit être pipé par des mensonges, les vieux mensonges, déjà en cours, sont aussi bons pour cela que les nouveaux. » Dans une lettre du 28 février 1778, il s’écrie : « Je me réjouis de ce que tu commences à goûter le haut comique de cette guerre de plume, au prix de laquelle toutes mes élucubrations dramatiques me semblent insipides : tu recevras ces jours-ci un écrit de moi contre Goetze, dans lequel je prends une position telle qu’il ne pourra m’accuser de n’être pas chrétien. » Et peu de temps après : « Considère que je dois regarder à l’ennemi en pointant mes canons, et qu’il ne faut pas chercher une profession de foi dans ce que j’écris pour les besoins de la cause. » Cependant les dénonciations de Goetze, ses appels au bras séculier, avaient porté coup. « Il est vrai, écrivait Lessing le 23 juillet de la même année, que le ministère de Brunswick, à la requête du consistoire, a mis l’embargo sur le nouveau fragment que j’ai publié et sur tous mes factums contre Goetze, et qu’il m’a intimé l’ordre de ne plus imprimer un mot du manuscrit. J’ai mes raisons pour prendre mon parti de la confiscation du nouveau fragment ; mais je n’entends pas qu’on saisisse en même temps mes écrits. Je m’en vais distribuer à droite et à gauche de vigoureux coups de dents, fermement résolu à laisser arriver les choses aux extrémités et à prendre mon congé plutôt que de me soumettre à une telle humiliation. Le corpus evangelicum n’a pas donné signe de vie, le conseil aulique non plus… Tu vas rire, mais je possède un moyen sûr de diviser le conseil aulique et de jeter la discorde dans son sein ; Paul sut diviser le sanhédrin. La majorité du conseil est catholique ; je saurai présenter mon affaire de telle sorte que dans la condamnation prononcée contre moi par le clergé luthérien soit incluse celle de tous les papistes, lesquels n’entendent pas plus que moi fonder la religion sur les Écritures. » Au mois d’août, dans une lettre adressée à la fille du fragmentiste, Élisa Reimarus : « Je suis livré à moi-même. Je n’ai pas un ami avec qui je puisse m’épancher en confidence. Mille ennuis m’assaillent chaque jour. Je dois payer cher la seule année qu’il m’ait été donné de passer avec une femme raisonnable. Ah ! s’il savait, mon misérable ennemi, combien je suis plus malheureux que lui, et ce qu’il m’en coûte de tenir ici jusqu’au bout pour lui faire pièce ! Toutefois je suis trop fier pour me croire malheureux, je grince des dents, et je laisse voguer la nacelle comme la poussent le vent et les vagues. C’est assez que je ne la fasse pas chavirer d’un coup de pied… Je me réjouis de ce que vous comprenez si bien la tactique de ma dernière réponse. Je me dispose à faire à la barbe de notre homme des évolutions dont il ne se doute point. Puisqu’il a commis la balourdise de me demander, non ce que j’admets de la religion chrétienne, mais ce que j’entends par la religion chrétienne, j’ai cause gagnée, et je me donnerai le plaisir de défendre une moitié de la chrétienté contre l’autre. »

Ce que dit Lessing en cet endroit de la prétendue balourdise de Goetze n’est pas rigoureusement exact. Après avoir beaucoup divagué, après avoir usé et abusé de toutes les figures oratoires, après avoir débité force gros mots, Goetze avait fait un retour salutaire sur lui-même, il avait eu un éclair de bon sens, ce qui lui arrivait quelquefois. « M. Lessing, avait-il dit, me reproche de battre la campagne, de m’écarter de la question. Je veux lui faire plaisir ; je vais lui serrer le bouton. De quoi disputons-nous ? Il affirme que la religion peut subsister sans la Bible. Il n’est que de s’entendre. Peut-être a-t-il raison ; peut-être y a-t-il une religion qui ne laisserait pas de subsister quand il serait prouvé que les écrivains sacrés furent des imposteurs. Cette religion est celle de M. Lessing. Qu’il s’explique ! qu’il daigne m’apprendre quel est son credo, car enfin je suis las de ne savoir à qui j’ai affaire. Je romps des lances avec un chevalier masqué qui refuse de me décliner son nom. Qui donc ai-je devant moi ? Un chrétien, un sectateur de la religion naturelle, un déiste ou un païen ? Il est vraiment bien temps que je m’en informe. Il se pourrait faire que M. Lessing prît un malin plaisir à me voir m’escrimer et battre l’eau, et qu’un matin, quand je serai rendu, essoufflé, il me vînt dire, ôtant son masque et me régalant de son sourire le plus agréable : Mon cher monsieur, quand je vous soutiens que la religion peut subsister sans la Bible, c’est de la religion naturelle que j’entends parler ; je n’en connais pas d’autre. Vous voyez que j’ai raison ; mais, comme rien ne m’oblige à parler une autre langue que la mienne, je suis bien libre, ce me semble, d’appeler à mon gré cette religion, qui est la mienne, ou la religion naturelle, ou la religion chrétienne, ou la religion luthérienne. Que M. Lessing se tienne pour averti ! Je suis déterminé à garder le silence jusqu’à ce qu’il m’ait déclaré explicitement quelle religion il entend par le mot de religion chrétienne, et quelle religion lui-même regarde et admet comme vraie. »

On voit que Goetze posait à Lessing deux questions. A la seconde, Lessing ne répond rien, et pour cause. A la première, il oppose une réplique foudroyante à laquelle Goetze ne s’attendait pas, et qui le mit hors de combat. « Par la religion chrétienne, répond-il, j’entends toutes les confessions de foi qui sont contenues dans la collection des symboles des quatre premiers siècles de l’église chrétienne, en y comprenant, si l’on veut, le soi-disant symbole des apôtres et le symbole d’Athanase, bien qu’ils n’en fassent pas partie. Le contenu de ces confessions de foi s’appelle dans les premiers pères la regula fidei, la règle de foi. Cette règle de foi n’est pas tirée des écrits du Nouveau Testament. Cette règle de foi existait avant qu’existât un seul livre du Nouveau Testament. Cette règle de foi a pleinement suffi non-seulement aux premiers chrétiens du vivant des apôtres, mais à leurs descendans des quatre premiers siècles. Ainsi cette règle de foi est le véritable fondement sur lequel a été bâtie l’église du Christ, et ce fondement n’est pas l’Écriture. » Lessing tenait parole ; par un véritable coup de partie, il mettait de son côté les catholiques et la majorité du conseil de l’empire ; il divisait le sanhédrin. Il avait résumé sa réplique dans une série d’aphorismes d’une merveilleuse netteté, et derrière ces aphorismes on apercevait dans le lointain toute une armée de démonstrations et d’argumens puisés dans les pères. Cette formidable armée se tenait prête à marcher ; les canonniers étaient à leurs pièces, mèche allumée ; des nuées de tirailleurs s’avançaient déjà dans la campagne, n’attendant que l’ordre d’ouvrir le feu. Goetze fut épouvanté ; il s’imaginait n’avoir à combattre qu’un homme d’esprit, un auteur dramatique, un antiquaire, un helléniste qui avait lu Sophocle ; il ignorait que Lessing, enterré dans sa bibliothèque de Wolfenbüttel, avait employé ses veilles à explorer les contrées perdues et les forêts vierges de la théologie. Le chevalier masqué venait de relever sa visière, de jeter son masque, et Goetze apercevait le visage d’un sorcier. Il lança à la tête du nécromant un lourd passage d’Irénée ; Lessing retourna ce passage contre lui et l’écrasa sous dix autres citations qui le couchèrent sur le carreau. Le premier pasteur de Hambourg prit le bon parti, il se tut.

Il était bien temps que Lessing triomphât ; sa situation devenait embarrassante. Le ministère de Brunswick n’avait pas seulement confisqué les Fragmens, il avait intimé à Lessing la défense de poursuivre sa controverse et de rien publier sur l’objet du litige soit à Brunswick, soit autre part, sans une autorisation supérieure. Bravant la défense, Lessing avait fait imprimer à Hambourg ses dernières réponses, et, se tenant prêt à partir, il mettait au ministère le marché à la main. Le 11 août 1778, il écrivait à son frère Karl : « Je ne sais encore quelle issue aura mon affaire, mais je me prépare à tout. Il y a quelques années, j’ébauchai un drame dont le sujet présente quelque analogie avec mes chamailleries actuelles. Si Mendelsshon et toi le trouvez bon, nous pourrons publier la chose par souscription… Je me dispose à tailler aux théologiens plus de croupières qu’avec dix fragmens… » — « Je veux essayer, mandait-il à Élisa Reimarus, si on me laissera prêcher en paix du haut de mon ancienne chaire, le théâtre. » Cette pièce, qu’il écrivit en vers parce que le temps lui manquait, disait-il, pour l’écrire en prose, ne fut pas jouée de son vivant ; il doutait qu’elle le fût jamais.

Bien que le ton satirique ne domine pas dans Nathan, le pasteur Goetze nous y apparaît sous les traits d’un gros patriarche, haut en couleur et d’humeur enjouée, lequel parle avec mépris du théâtre, de cette logique de théâtre qui plaide avec un égal succès le pour et le contre. Ce patriarche d’Orient, plus hambourgeois qu’oriental, condamne les gens au bûcher avec une bonhomie paterne ; il aime à faire résoudre les questions par les autorités séculières ; c’est une bonne solution qu’un gendarme. « Je m’en vais trouver le sultan, dit-il ; je lui ferai comprendre sans peine combien ne rien croire est dangereux pour l’état. Tous les liens de la société civile sont dissous, mis en lambeaux, dès qu’on permet aux gens de ne rien croire. Finissons-en lestement avec une telle scélératesse ! » C’est Nathan, le juif philosophe, qui se charge de nous dire le mot de Lessing. Saladin l’interroge. « Je suis musulman, tu es juif, entre nous est le chrétien. De ces trois religions, une seule peut être vraie. Quelles sont tes raisons pour préférer la tienne ? » Nathan emprunte sa réponse à Boccace. « Il y avait une fois un homme qui possédait un anneau d’une inestimable valeur. Non-seulement la pierre en était belle, mais elle avait le don merveilleux de rendre son possesseur agréable à Dieu et aux hommes. Le vieillard légua son anneau à celui de ses fils qu’il aimait le mieux ; celui-ci à son tour en usa de même. De main en main, le joyau tomba dans la possession d’un père qui aimait également ses trois fils. Lequel avantager ? Pour se tirer d’embarras, il fit fabriquer par un joaillier deux autres anneaux en tout pareils au premier. Voilà les trois fils nantis. Chacun croit posséder la bague miraculeuse ; ils se prennent de querelle, et, après avoir longtemps bataillé, ils conviennent de soumettre au tribunal leur différend. » Dans la sentence du tribunal se trouve un passage qui n’est point emprunté de Boccace. « Race querelleuse ! répond le juge aux trois fils, vous êtes tous les trois des trompeurs trompés. Vos trois anneaux sont faux. Le véritable anneau s’était perdu. Pour cacher et réparer cette perte, votre père en fit faire trois pour un. » À ces mots : « Admirable ! admirable ! » s’écrie Saladin. Dans une note qui devait servir d’en-tête à son drame, Lessing a écrit ceci : « L’opinion de Nathan sur toutes les religions positives est depuis longtemps la mienne. Ce n’est pas ici le lieu de la justifier. » L’année suivante, recommandant à Mendelssohn un juif nommé Daveson, il ajoutait : « Mon recommandé désire savoir de vous quel est le chemin le plus sûr et le plus court pour se rendre dans un pays de l’Europe où il n’y ait ni chrétiens ni juifs. Dès qu’il sera arrivé à bon port, je m’empresserai de le suivre. »

Non, les théologiens allemands ne gagneront pas leur procès. Lessing n’est pas à eux ; qu’ils le restituent à la philosophie du XVIIIe siècle ! En matière de discussion religieuse, Lessing est un Voltaire savant et narquois, qui sourit finement et ne plaisante pas. C’est tout ce qu’on peut accorder aux honorables et doctes parrains qui le présentent aujourd’hui sur les fonts du baptême. Parmi les illustres modernes, il est toute une race qui va de Montaigne à Paul-Louis Courier et dont le caractère distinctif est d’avoir eu, si je puis ainsi parler, l’humeur et le tempérament païens. Lessing est de cette famille. Le christianisme a produit de saintes, d’adorables vertus, et il a produit aussi par contre-coup des maladies inconnues avant lui et d’effroyables subversions de la nature humaine. Tartufe, ses frères, ses demi-frères et ses cousins jusqu’au sixième degré ont été ignorés ou presque ignorés des anciens ; ils étaient à cet égard d’une merveilleuse candeur. Lessing et les hommes de sa race professent une indicible horreur pour toutes les tartuferies, une médiocre admiration pour les suaves délicatesses, pour les sublimes raffinemens de la vertu chrétienne ; ils estiment que le sublime se paie, que tout raffinement est une corruption commencée ; en fait de morale, ils s’en tiennent au pain bis, ils n’aiment pas les apprêts, ils veulent être sûrs de ce qu’ils mangent Personne n’eut plus que Lessing l’esprit et le cœur naturels ; l’exquis, le tendre, lui manquent ; il a des rudesses, des duretés qui déplaisent, je ne sais quoi de cru dans la façon de sentir. En revanche, malgré ses stratagèmes de guerre, il possédait, ce qui est si rare, la parfaite sincérité, l’absolue. franchise du cœur et de la plume ; point d’ajustement, rien de fardé, de frelaté ; en le lisant, on se dit : Cet homme est un homme. — Mais il se défie de tout ce qui semble dépasser l’humanité. Dans un fragment qui fait partie de ses œuvres posthumes, morceau très savant, très étudié, comme tout ce qu’il a écrit, il recherche par quels moyens s’est propagé le christianisme ; il les énumère : beaucoup de politique, l’art de capter les consciences, des symboles, des mystères, des prophéties, des livres supposés ou interpolés. Il conclut, comme de juste, que cela n’ôte rien au miracle, bien au contraire. Nulle part dans sa correspondance intime vous ne sentez le moindre souffle d’inspiration chrétienne. La douleur et la mort sont les deux pierres de touche d’un cœur chrétien. Paul-Louis Courier a composé des consolations à une mère qui semblent empruntées à Cicéron ; Lessing les eût signées, bien qu’il y eût trouvé peut-être quelque apparat. Il écrivait à Mme Koenig, quelques années avant de l’épouser : « Vous avez du chagrin, vous êtes malheureuse. Je vais vous dire tout le secret de la philosophie du bonheur : pensez à ce qui vous fait plaisir… Je tiens la mélancolie pour une maladie volontaire dont on ne guérit pas parce qu’on n’en veut pas guérir. » « Tâchons de nous bien porter ! » voilà son refrain, — et la santé, comme on l’a dit, est une vertu païenne. « Tel homme regrette après leur mort les êtres qu’il n’a pas su aimer de leur vivant, écrivait-il à son père. Je veux aimer, pendant qu’ils sont en vie, ceux que la nature me commande d’aimer, et les regretter après leur mort aussi peu que possible. » Comment s’y faut-il prendre ? La recette de Lessing est simple : il suffit de regarder devant soi sans retourner la tête.

Les Allemands ont depuis longtemps appelé Goethe le grand païen. C’est à Lessing que conviendrait plutôt ce surnom. L’auteur de Faust avait, quand il lui plaisait, l’imagination chrétienne et même catholique. L’esprit de Lessing est hermétiquement fermé de ce côté. Il eut toujours le romantisme en aversion. Fouillez tous ses écrits, la muse du bleu n’a jamais passé par là. L’auteur de Nathan le Sage goûtait médiocrement le plus romantique de tous les arts, la musique ; il goûtait encore moins le paysage et les paysagistes. A quelqu’un qui s’attendrissait devant lui sur les charmes du renouveau : « Quant à moi, je suis las d’avoir toujours vu des printemps verts ; je voudrais, avant de mourir, voir un printemps rouge. » En fait de nature, il ne s’intéresse qu’à la nature humaine, et il la défend contre tout ce qui pourrait corrompre son intégrité ; mais peu lui importent l’ange et la bête, ces deux grandes amitiés du romantisme. Rien n’est plus propre à nous faire connaître la véritable trempe de son esprit que son jugement sur Werther ; il s’y est peint tout entier. « Pour qu’une production si brûlante, écrivait-il en 1774 à son ami Eschenburg, ne fasse pas plus de mal que de bien, ne pensez-vous pas qu’il y faudrait ajouter une petite conclusion rafraîchissante ? Que l’auteur nous indique en deux mots comment Werther en est venu à ces extrémités romanesques, comment s’en pourrait préserver tel autre jeune homme à qui la nature a donné de semblables dispositions !… Croyez-vous donc que jamais un jeune Grec, un jeune Romain, se soient ainsi ôté la vie et pour un tel motif ? Assurément non. Ces gens-là savaient se garantir autrement du fanatisme et de la passion, et du temps de Socrate on aurait à peine excusé dans une femmelette une pareille possession érotique, dont la conséquence est un véritable attentat contre la nature. Produire de tels originaux, si petits dans leur grandeur, si précieusement méprisables, ce beau résultat était réservé à l’éducation chrétienne, qui s’entend si bien à transformer en perfection morale un besoin physique. Ainsi, mon cher Goethe, encore un petit chapitre de conclusion. Plus il sera cynique, mieux il vaudra. » Qu’on décide après cela lequel des deux est le païen conséquent, de l’auteur de Werther ou de son critique.

Une autre chose est certaine et demande explication : en toute rencontre, Lessing a pris parti pour le christianisme sévère contre le christianisme libéral, pour le Christ aux bras étroits contre le Christ humanitaire, sensible ou mystique. Déjà il reprochait à Wieland, dans le temps où Wieland coquetait avec l’école de Zurich, de compromettre par son bel esprit les sévérités de la doctrine chrétienne, de même qu’il accusa Klopstock d’énerver l’orthodoxie par les fadeurs de son mysticisme édulcoré. A Hambourg, Lessing se déclara pour Goetze, qui s’obstinait à maudire, contre Alberti, qui ne voulait que bénir. Plus tard, il se donna la peine de démontrer que Leibniz envisageait le dogme de l’éternité des peines comme conciliable avec une saine philosophie, et il termine sa démonstration par ces mots : « O mes amis, pourquoi voudrions-nous être plus clairvoyans que Leibniz ? » À ce langage, on reconnaîtra l’amasseur de nuées. Il y a quelque chose de plus. La vieille orthodoxie luthérienne, qui se tenait autrefois enfermée dans ses anguleuses et immuables confessions de foi, avait vu entamer sa ligne de bataille. Vers la fin du XVIIe siècle, le fondateur du piétisme) Spener, avait ouvert une large trouée dans ses retranchemens. Ce mystique plaçait l’étude dévote des Écritures, la prédication, les saintes pratiques, au-dessus des subtilités de la théologie. Dans ses fameux Collèges de piété) les fidèles se racontaient les uns aux autres leurs expériences personnelles et l’histoire ou le roman de leur conscience. Les piétistes affectaient un austère rigorisme ; ils condamnaient tous les plaisirs mondains, le théâtre, la danse, le jeu, la musique, la promenade, la toilette, et, comme l’indique leur nom, ils tenaient plus à la piété qu’à la dogmatique, à la sainteté qu’à l’orthodoxie ; rigides dans leurs mœurs, esclaves de leurs principes de conduite, ils étaient plus libres que les vieux luthériens à l’égard du dogme. Un peu plus tard, un second courant d’idées, qui provenait d’une tout autre source, entraîna les esprits dans une direction nouvelle, je veux parler de la philosophie de Christian Wolf, de cet honorable disciple de Leibniz, qui accommoda la philosophie de son maître ad usum universitalis. Ce que Leibniz avait fait par diplomatie, Wolf le fit avec une entière bonne foi : il entreprit de réconcilier la théologie et la raison. Persuadé, comme Pangloss, que tout se démontre, il admettait le surnaturel et les miracles, et réduisait la foi en syllogismes. Il tenait pour certain que dans le meilleur des mondes possibles la révélation et la philosophie doivent contracter un mariage de raison, et il les unissait à la face du ciel sans consulter le goût des deux conjoints. Comme les piétistes, Wolf essuya de rudes assauts ; comme le piétisme, sa philosophie optimiste finit par demeurer maîtresse du champ de bataille[7].

Ainsi, dans le temps où Lessing se mit à raisonner de théologie, le vieux luthéranisme avait cédé le pas à une orthodoxie plus ou moins latitudinaire, mitigée par le biblisme, apprivoisée par la philosophie de Wolf, et qui, au lieu de s’en tenir à ses antiques formulaires, essayait de faire bon ménage avec le sentiment et avec la raison. Dans les observations dont il accompagna le premier fragment de Reimarus, Lessing constatait que depuis trente ans il s’était fait dans le sein du protestantisme un important changement, que les appellations de calviniste et de luthérien étaient tombées en désuétude, que chacun était libre d’adorer Dieu à sa façon, pourvu qu’il prît le titre de chrétien. « Nous sommes des chrétiens, des chrétiens bibliques, des chrétiens selon la raison. Nous voudrions bien voir qu’on aperçût la plus légère contradiction entre notre christianisme et la pure raison ! Tel est le langage de beaucoup de nos théologiens. » Il ajoute que ce changement n’a pas été inutile au progrès de la liberté de penser, que cependant, à voir l’arrogance avec laquelle ces chrétiens latitudinaires traitent la religion purement naturelle, il est aisé de pressentir quelle tolérance on pourrait attendre d’eux, si jamais ils devenaient tout-puissans. « Leur christianisme raisonnable est assurément tout autre chose que la religion naturelle ; il est seulement fâcheux qu’on ne sache où prendre leur raison, où prendre leur christianisme. » Et ailleurs : « Il était facile de réfuter ces théologastres qui damnaient la raison, on ne sait comment s’y prendre avec les nouveau-venus qui la bercent pour l’endormir. » Les premiers la violentaient, les seconds la subornent et la corrompent.

Lessing préférait la vieille théologie à la nouvelle, parce que la logique était le dieu de Lessing. Les esprits conséquens ont une aversion instinctive pour tous les accommodemens, pour tous les compromis, pour les réconciliations plâtrées, et ils ne peuvent se défendre d’une certaine sympathie pour toutes les doctrines conséquentes avec elles-mêmes. On peut penser ce qu’on voudra des vieux symboles du XVIe siècle ; ils ont ce caractère de grandeur qui est inhérent à tous les systèmes fortement déduits, où tout se tient, où tout s’enchaîne. Dans les choses de l’esprit, la conséquence est une vertu, la logique est l’héroïsme de l’intelligence ; mais ce n’est pas la seule raison des préférences de Lessing : la nouvelle théologie lui paraissait plus dangereuse que l’autre. Une dernière citation va mettre en lumière sa pensée et nous donner le secret de sa conduite… « Grâce à Dieu, écrivait-il à son frère le 2 février 1774, on avait fini par s’arranger avec l’orthodoxie ; on avait élevé entre elle et la philosophie un mur de séparation, derrière lequel chacune pouvait aller son chemin sans gêner l’autre. Et que fait-on aujourd’hui ? On renverse ce mur, et, sous prétexte de faire de nous des chrétiens raisonnables, on fait de nous des philosophes très déraisonnables… La maison de mon voisin menace ruine. Si mon voisin veut la démolir, je ne demande qu’à lui venir en aide ; mais il ne veut pas la démolir, il prétend l’étayer et la reprendre en sous-œuvre en ruinant de fond en comble la mienne. Qu’il y renonce et me laisse tranquille, sinon je m’en vais m’intéresser à sa maison croulante comme à la mienne. » Trois ans auparavant, il engageait son ami, le juif Mendelssohn, à réfuter un pieux pamphlet de Lavater, et, le conjurant de mettre dans sa réponse toute l’énergie et toute la franchise possibles : « Vous seul, lui disait-il, pouvez écrire et parler en toute sincérité sur ces matières ; vous êtes infiniment plus heureux que d’autres braves gens qui ne sauraient travailler au renversement du plus monstrueux édifice d’absurdité qui fût jamais qu’en se donnant l’air de le vouloir soutenir par de la maçonnerie. »

Lessing, on n’en peut douter, est un philosophe qui voit de mauvais œil tous les essais de perfectionner le christianisme. Il sait qu’en voulant rendre quand même la théologie raisonnable on fera tout à la fois de mauvaise religion et de mauvaise philosophie ; il sait aussi que la théologie raisonnable ou raisonnante est plus intolérante à l’égard de la pensée libre que la pure orthodoxie, parce qu’elle se flatte d’avoir fait à la raison sa part et qu’elle lui ordonne de s’en contenter et de ne rien prétendre au-delà. Hostile à toutes les transactions, Lessing veut que la philosophie chemine de son côté et la théologie du sien jusqu’au jour où l’humanité sera mûre pour le règne universel de la raison. Par sa bouche, la philosophie du XVIIIe siècle disait aux théologiens : « Vous vous trouvez mal dans votre vieux logis ; l’architecture vous en semble un peu gothique, et vous craignez les lazzis de ce siècle moqueur, sans compter que vous avez découvert des lézardes qui vous inquiètent. Voulez-vous démolir ? Je suis votre homme, me voilà prêt à vous donner un coup de main ; mais, si vous prétendez vous servir des matériaux de ma maison pour rajeunir la vôtre, pour boucher vos lézardes et renouveler vos fondations, alors je me fâche, et je m’en vais de ce pas dénoncer à tous les gens de sens le ridicule de vos projets de bâtisse, de vos devis, en déclarant au surplus que votre vieille maison n’est pas si caduque que cela vous plaît à dire. » C’est précisément ce qu’il a fait. La nouvelle théologie remplaçait les confessions de foi par la Bible, et, moyennant certains tempéramens, se flattait de rendre les miracles acceptables à la raison. En commentant les fragmens de Reimarus, Lessing donna un sauf-conduit à l’orthodoxie et fit porter tous ses coups sur le christianisme biblique et sur la théologie soi-disant raisonnable ; mais Goetze l’orthodoxe ne voulut pas entendre à ces distinguo, il eut le mérite de voir clair dans le jeu de Lessing. Goetze se trouvait fort bien dans la vieille maison et il avait confiance dans la solidité de ses fondemens. Toutefois il vit avec déplaisir qu’un homme malintentionné vînt agiter l’air et faire un insolent vacarme sous ses fenêtres. Les vieilles murailles craignent le bruit.

Si l’on passait en revue les contemporains célèbres de Lessing, on n’en trouverait guère qui se soient mépris sur ses intentions qui n’aient reconnu le philosophe dans le théologien d’occasion. Le chef de l’école rationaliste, Semler, se crut obligé de descendre dans l’arène, de faire cause commune avec Goetze, son ennemi ; il traita Lessing de lunatique, d’échappé des petites-maisons. Jacobi, l’auteur de Woldemar, l’apôtre du sentiment, qui ne laissait pas d’aimer Lessing, bien qu’il condamnât ses doctrines, nous a donné deux explications de la tactique adoptée par son ami. Il prétend d’une part que Lessing redoutait par-dessus tout le ridicule, et qu’il avait juré de n’être jamais martyr, dans la crainte que sa mésaventure ne fît rire à ses dépens ; si on l’avait poussé à bout, il se serait fait catholique. Jacobi dit ailleurs que l’auteur de l’Anti-Goetze avait beaucoup lu Leibniz, qu’il avait appris de lui à réserver ses doctrines secrètes, que son grand principe était de tout faire à point, et que, si désireux qu’il fût de guérir l’humanité de ses superstitions et de lui communiquer ses idées, il mesurait prudemment les doses en tenant compte de ce que l’état du patient comportait. Hamann, philosophe chrétien, surnommé le Mage du Nord, écrivait à ce même Jacobi en 1784 : « Que pensez-vous de la loyauté et de la sincérité de Lessing dans toute l’affaire des Fragmens ? Le goujat hambourgeois, avec toute sa sottise, n’avait-il pas raison dans le fond ? Quand on a le système du dieu Pan dans la tête, peut-on réciter un pater ? Ne reconnaît-on pas dans l’ardeur passionnée que déploya ce malheureux Lessing un fonds de haine pour le christianisme ? » Dans sa réponse, Jacobi donne raison à Hamann, tout en justifiant Lessing contre tout reproche de déloyauté[8].

« Enfin recueillons la déposition d’une personne dont le témoignage a plus de poids encore dans ce procès, de la fille du fragmentiste, d’Élisa Reimarus, par qui Lessing avait été mis en possession du manuscrit. Enfant de la balle, elle avait les opinions les plus avancées et portait à Lessing la plus dévouée, la plus enthousiaste amitié ; mais son enthousiasme ne l’empêchait pas de le juger, et elle désapprouva plus d’une fois les détours et les biais de sa diplomatie. On a publié récemment une partie de sa correspondance avec Hennings, beau-frère de son frère. Celui-ci, quelque admiration qu’il ressentît pour le talent de Lessing, blâmait sévèrement sa conduite. « Tous les déguisemens me sont odieux, écrivait-il ; ils me gâtent les plus nobles visages. Lessing a fait pis que de prendre un masque, il fait le politique ; il ne se contente pas de se travestir, il en impose. » Dans ses réponses, où se révèle un ferme jugement et une remarquable noblesse d’âme, Élisa concède qu’en principe Hennings a raison ; en toute chose, elle tient pour la parfaite droiture et pour le droit chemin. Si elle n’avait craint d’inquiéter certaines personnes dont le repos lui est cher (elle entend surtout par là son frère, le docteur Reimarus), elle aurait depuis longtemps dévoilé le mystère du manuscrit. « Quel plus grand service, dit-elle, pouvons-nous rendre à la religion que de prouver au monde par notre exemple que hors du christianisme il y a d’aussi bonnes âmes et même de meilleures que dans le sein de l’église ? » Mais elle comprend bien mieux que Hennings les motifs qui ont déterminé Lessing. Elle aussi tient la nouvelle théologie pour plus dangereuse que l’ancienne. « On assure que toute la faculté de théologie du nouveau style se dispose à entrer en campagne. C’est en vérité une secte extravagante avec sa manie de vouloir tout concilier ; j’aimerais mieux appartenir à la toute vieille école et adorer Goetze. Le pis est que ces gens-là vont jeter une digue qui sera d’autant plus solide qu’ils ont délayé dans leur auge quelques grains de raison avec leurs absurdités. » Elle représente à Hennings que, si Lessing s’était contenté de publier le manuscrit sans commentaire, toute la faculté noire aurait crié haro sur le monstre ; en brouillant les cartes, Lessing a déconcerté, divisé l’ennemi. « S’il a pris un masque, ce n’est pas qu’il ait craint de se brouiller avec personne ; mais il a cru qu’à la faveur de ce masque il ferait davantage pour la bonne cause… Toute l’Allemagne a, dit-on, les yeux attachés sur les deux combattans. A Hambourg, la haine qu’inspire Goetze fait plus pour la vérité que la vérité même. Tel homme qui serait mort pour l’inspiration absolue comme pour un article de foi croit maintenant pouvoir se sauver quand tout dans la Bible serait de main d’homme. Sapons le mur, et la forteresse finira par se rendre. Telle paraît être la devise de Lessing, et, bien que je ne sois pas toujours contente de son ton, nous devons lui passer sa manière. » Ce qu’il faudrait ajouter à ce jugement d’Élisa Reimarus, c’est qu’en cherchant des argumens Lessing avait trouvé des vérités. Ses thèses de circonstance furent reprises après lui par une école qui n’en discernait pas comme lui les conséquences ; ses vues sur les origines du christianisme ont été précieusement recueillies par la science, qui en a profité tout en les rectifiant, et il a remporté une palme qu’il n’avait point ambitionnée : il a mérité d’être appelé en Allemagne le fondateur de la critique historique du Nouveau Testament.


III

Nous avons revendiqué Lessing pour la philosophie du XVIIIe siècle. Il nous reste à examiner ce qu’il prit aux doctrines qui dominaient de son temps, ce qu’il leur donna, et quelle fut dans le travail commun des esprits sa part d’originalité. Les écrits philosophiques de Lessing ne sont pas longs à étudier, ils se réduisent à quelques pages ; mais ce sont des pages qui comptent dans l’histoire de la pensée humaine. Lessing est un semeur d’idées, et la plupart des graines qu’il a jetées en terre ont levé. Peu de temps après la mort de son terrible ami, Jacobi publia le compte-rendu ou le procès-verbal de conversations qu’il avait eues avec lui en 1780. Cette publication fit beaucoup de bruit en Allemagne et y suscita une vive controverse. Le tombeau des grands hommes de guerre n’est pas un lieu de paix ; ils laissent pour héritage des batailles. On s’est battu pour la possession des armes d’Achille. Lessing mort, on se disputa son épée et sa gloire.

Jacobi racontait qu’un matin, à Wolfenbüttel, recevant la visite de Lessing, il lui avait fait lire une poésie que celui-ci ne connaissait point. « Lisez, lui avait-il dit ; vous avez si souvent scandalisé les autres qu’il est juste qu’à votre tour on vous scandalise un peu. » Cette poésie était le Prométhée du jeune et déjà célèbre auteur de Werther et de Stella : « — Charge ton ciel de nuées, ô Jupiter, et, pareil à l’enfant qui décapite des chardons, exerce-toi sur les chênes et sur les cimes des montagnes… Moi, t’honorer, pourquoi ?… Qui m’a fait croître jusqu’à la taille d’homme ? Le temps tout-puissant et l’éternel Destin, mes maîtres et les tiens. Me voici, je façonne des hommes à mon image, race pareille à moi, faite pour pâtir, pour pleurer, pour jouir et pour se réjouir, et pour t’oublier, comme moi ! »

Après avoir lu : « Je ne suis point scandalisé, dit Lessing. Je possède cela depuis longtemps de première main. — Vous connaissiez ce poème ? — Je ne l’avais jamais lu, mais je le trouve bon. — Oui, dans son genre, je suis de votre avis ; autrement je ne vous l’aurais pas fait lire. — Vous ne m’entendez pas, reprend Lessing. Le point de vue où s’est placé le poète est le mien. Les idées orthodoxes sur la Divinité n’existent plus pour moi ; je ne peux plus y mordre. Ἕν καὶ Πᾶν. Je ne connais que cela. C’est le sens de ce poème, et c’est pour cette raison qu’il me plaît. — Alors vous feriez bon ménage avec Spinoza ? — S’il faut absolument que je me réclame de quelqu’un, voilà mon homme. — Je fais cas de Spinoza ; mais c’est un triste salut que celui que nous pouvons nous promettre en son nom. — Oui, si vous voulez… Et pourtant… connaissez-vous quelque chose de mieux ? »

L’entretien fut interrompu. Il fut repris le lendemain. « Vous connaissez donc Spinoza ? demande Lessing à Jacobi. — Je me flatte de le connaître comme peu de gens l’ont connu. — Alors vous êtes un homme perdu. Il ne vous reste qu’à devenir son ami. Il n’y a pas d’autre philosophie que celle de Spinoza… » Jacobi en convient. Il est persuadé, comme Lessing, que la raison, laissée à elle-même et libre d’aller jusqu’au bout, conduit fatalement au spinozisme ; mais il est résolu, pour son compte, à ne point s’aller engloutir dans cet abîme. Il veut croire à sa liberté, croire au Dieu personnel. Que fera-t-il ? Un saut périlleux. Il cessera d’argumenter, il se réfugiera de la raison dans le sentiment : il y a des vérités instinctives, le sentiment a ses évidences, contre lesquelles le raisonnement ne saurait prévaloir ; mais il n’ose inviter Lessing à faire avec lui ce grand saut périlleux. Lessing n’a jamais aimé les plongeons. « Je vous permets de sauter, réplique Lessing, pourvu que vous vous retrouviez sur vos pieds… » Puis, après explication, il hoche la tête ; il a horreur du mysticisme, de l’obscurantisme ; ce sont des maladies dont on ne peut se garer, dès qu’on a ouvert sa porte aux idées confuses ; il est décidé à voir clair, à raisonner, coûte que coûte. « Toutefois, dit-il en finissant, je ne saurais blâmer un homme intelligent de se tirer d’un mauvais pas en faisant le plongeon que vous dites. Faites-moi plonger avec vous, s’il se peut. — Arrivez seulement sur mon tremplin, lui réplique Jacobi, et cela ira de soi. — Bah ! répond Lessing, il faudrait commencer par faire un premier saut que je ne puis commander à mes vieux os et à ma lourde tête. » Dans les conclusions dont Jacobi accompagna le procès-verbal de cet entretien, lequel fut suivi de plusieurs autres, il affirme que Lessing se représentait Dieu comme l’âme du grand tout, et l’univers comme un organisme, comme un corps animé par un principe infini de vie et de mouvement. « Lessing, dit-il, associait à l’existence d’un Dieu personnel, employant son immobile éternité à contempler béatement ses perfections, une idée d’ennui infini qui l’épouvantait. » Cela rappelle le mot de Napoléon : « l’éternité, c’est un cul-de-sac. »

Jacobi fit tenir son récit à Élisa Reimarus pour qu’elle le transmît à Mendelssohn. Celui-ci se récria. Les amis de la veille ont toujours jalousé les amis du lendemain, et Lessing n’avait connu Jacobi que dans les dernières années de sa vie. Pouvait-on croire qu’il eût honoré ce tard-venu de confidences qu’il avait refusées aux familiers de sa jeunesse ? Pourquoi pas ? Lessing connaissait son monde et ne plaidait à fond que devant les tribunaux compétens. Il avait trouvé dans Jacobi un cerveau bien autrement spéculatif que celui de l’honnête Mendelssohn, et, sûr d’être compris, il avait pu s’ouvrir à lui avec une entière liberté. Mendelssohn professait pour Spinoza l’aversion que ce philosophe a toujours inspirée aux théistes. Il prit la plume pour défendre la mémoire de son illustre ami contre toute imputation de spinozisme. La loyauté de Jacobi ne pouvait être soupçonnée, et dans le langage qu’il attribuait à Lessing on retrouvait le tour d’esprit et de conversation du grand homme. Mendelssohn insinua que Lessing avait le goût des mystifications, et qu’apparemment il s’était fait un malin plaisir d’ahurir et d’épouvanter son naïf interlocuteur. Cette réponse était faible et cette supposition inadmissible. Jacobi avait bien ressenti quelque étonnement de découvrir dans Lessing un franc spinoziste, il ne s’y attendait pas ; mais il n’avait point éprouvé de scandale. Il était loin de partager les préventions de ses contemporains contre le caractère de Spinoza ; il vénérait la mémoire de ce chien crevé, comme on l’appelait alors, et dans le cours de sa discussion avec Mendelssohn il s’écrie : « O sois béni, grand et saint Bénédict ! Bien que tu aies eu le tort de philosopher sur la nature de l’Être suprême et que tu te sois égaré dans tes discours, la vérité était dans ton âme et son amour était ta vie ! »

Il n’y avait qu’une bonne réponse à faire à Jacobi. Il fallait lui représenter, comme l’a fait M. Fontanès, que « Lessing n’est pas un philosophe systématique, qu’il n’avait ni le goût ni le loisir de tisser patiemment un système, qu’il restera ce que nous appellerions aujourd’hui un essayiste. » En effet, Lessing s’est essayé en toutes choses, même en métaphysique, et, parlant de lui-même : « Je connais quelqu’un, disait-il, qui se donne le plaisir de faire des hypothèses pour se procurer un égal plaisir en les défaisant. » Il avait étudié Spinoza, il avait étudié Leibniz, et il avait pris partout son bien, je veux dire ce qui lui plaisait.

En métaphysique comme dans le reste, Lessing est bien de son siècle ; il croit et il ne croit pas ; il se réserve le bénéfice d’inventaire. Le XVIIIe siècle se défiait des systèmes et des docteurs ; il semble avoir emprunté son mot d’ordre à cet homme étonnant qu’on appelle Pascal : « la nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatistes. » Le seul grand système qu’ait vu éclore le dernier siècle, le système de Kant, est une critique de la raison, et cette critique conclut à l’impossibilité de la métaphysique, à l’incertitude des premiers principes, à l’évidence de la seule morale. Le XVIIIe siècle n’a été ni dogmatique ni pyrrhonien ; ses philosophes ont jugé de tout par les résultats ; ils n’ont tenu pour certain, les uns que le devoir, les autres que l’utile ; point d’autres spéculations que celles du bon sens se servant du raisonnement comme d’une lunette pour voir plus loin, et soumettant toujours ses découvertes au contrôle de l’expérience. Lessing aurait signé des deux mains ces lignes de Voltaire : « Le petit nombre des sages est toujours parvenu à détruire les châteaux enchantés, mais jamais à pouvoir en bâtir un logeable. On voit par sa raison ce qui n’est pas, on ne voit pas ce qui est. Dans ce conflit éternel de témérités et d’ignorances, le monde est toujours allé comme il va ; les pauvres ont travaillé, les riches ont joui, les puissans ont gouverné, les philosophes ont argumenté, pendant que des ignorans se partageaient la terre. »

Sur quoi roule cette fameuse conversation dont Jacobi s’est fait, j’en suis certain, le fidèle rapporteur ? Il n’y est point question des théories métaphysiques de Spinoza, ni de la définition de la substance, ni de la natura naturans. Lessing et Jacobi n’agitent entre eux que le problème de la liberté humaine et de l’action de Dieu sur l’âme. « Je vois, dit Lessing à son interlocuteur, que vous tenez beaucoup à ce que votre volonté soit libre. C’est une liberté dont je me passe. » Et plus loin : « Vous vous exprimez comme la diète d’Augsbourg (qui condamna Luther). Quant à moi, je suis un bon luthérien ; je me tiens attaché à cette doctrine qualifiée de blasphème et d’erreur plus bestiale qu’humaine, à savoir qu’il n’y a point de volonté libre, doctrine dont s’est accommodé le cerveau lucide de Spinoza. » Luther, comme Calvin, avait nié le libre arbitre, et c’est apparemment l’une des raisons qu’avait Lessing de préférer le luthéranisme conséquent à l’orthodoxie mitigée ; mais, comme on peut croire, ce n’est pas en luthérien qu’il raisonne avec Jacobi. Il se déclare déterministe, c’est-à-dire partisan de cette doctrine qui admet l’influence irrésistible des motifs, et qui professe que nos volontés comme nos idées ne nous appartiennent pas. Nous ne pouvons douter que ce ne fût là son véritable sentiment. Il avait publié quelques remarques sur les essais philosophiques d’un déterministe déclaré, son ami Jérusalem ; il y donnait son approbation au système, qui, disait-il, a été décrié pour ses conséquences dangereuses et le serait moins, si on les considérait sous leur vrai jour. « Que perdons-nous quand on nous refuse la liberté ? Quelque chose (si tant est que ce soit quelque chose) dont nous n’avons pas besoin ni pour être actifs ici-bas, ni pour être heureux au-delà du tombeau… Que l’idée du bien agisse sur moi comme une contrainte, comme une nécessité, cet avantage m’est plus précieux que la faculté stérile de pouvoir agir dans les mêmes conditions tantôt d’une façon, tantôt de l’autre. Je rends grâces au créateur de ce que je suis contraint, contraint au bien. Le beau privilège d’être soumis à une puissance aveugle qui ne suit aucune règle ! En serais-je moins le jouet du hasard parce que ce hasard résiderait en moi ? » Jacobi n’a donc rien inventé ; de son propre aveu, Lessing était déterministe. Cet homme qui a tant voulu ne croyait pas que sa volonté fût à lui ; ce grand apôtre de la liberté n’admettait pas qu’il fût libre, — en quoi il s’accordait avec les stoïciens, avec Luther, avec Calvin, avec Pascal, avec les héroïques puritains qui ont fondé de l’autre côté de l’océan la société la plus libre qui ait jamais été. Si on avait demandé compte de cette apparente contradiction à tous ces hommes de grande figure et de grand caractère, ils auraient répondu : Nous ne voulons pas parce que nous voulons vouloir, nous voulons parce que nous sommes forcés de vouloir.

Ce n’est pas son déterminisme qui fait l’originalité de Lessing au XVIIIe siècle. Si l’on excepte Kant, Rousseau et Jacobi, ce demi-Rousseau allemand, tous les grands penseurs ses contemporains ont professé plus ou moins ouvertement cette doctrine. Toutes les fois que Voltaire a sérieusement philosophé, il s’est prononcé contre la liberté d’indifférence ; il a été sur ce point plus net encore que Lessing. Qu’on étudie ses ouvrages philosophiques, qui sont trop peu lus, le Philosophe ignorant, le Principe d’action, Tout en Dieu, les articles de son Dictionnaire sur l’homme, sur le destin, sur la liberté, son Dialogue de Sophronime et d’Adelos, partout il enseigne le déterminisme avec cette éloquente clarté qui ne le quitte jamais. Il déclare que la liberté de l’homme consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir[9], — qu’il est impossible qu’il veuille sans motif parce qu’il n’y a pas d’effet sans cause, — que, même en jouant à pair ou non, nous nous décidons par une raison secrète et irrésistible qui nous échappe, — que nos idées, nos volontés, nos actions, ne nous appartiennent pas, que nous n’avons rien par nous-mêmes, que nous sommes les instrumens périssables d’une puissance éternelle, que le principe universel d’action fait tout en nous et ne nous a point exceptés du reste de la nature. « Les plus superstitieux conviennent de ces vérités, mais ils ne les appliquent qu’aux gens de leur parti. Ils affirment que Dieu agit réellement, physiquement, sur certaines personnes privilégiées… Nous sommes plus religieux qu’eux, nous croyons que le grand Être agit sur tous les vivans comme sur toute la nature… Le vulgaire imagine Dieu comme un roi qui tient son lit de justice dans sa cour. Les cœurs tendres se le représentent comme un père qui a soin de ses enfans. Le sage ne lui attribue aucune affection humaine. Il reconnaît une puissance nécessaire, éternelle, qui anime toute la nature, et il se résigne… »

Voltaire et Lessing, qui se touchent par tant de côtés, ont encore eu cette ressemblance d’entendre l’un et l’autre la liberté humaine à la façon de Spinoza ; mais un pas de plus, et ces deux grands esprits se séparent. Le déterminisme de Lessing est optimiste ; celui de l’auteur de Candide ne l’est guère. On n’est optimiste qu’à la condition de voir les choses en gros plus qu’en détail ; car dans l’histoire comme dans la vie le détail est odieux. L’irritable sensibilité de Voltaire est à la merci du détail. Chez aucun homme, l’intervalle entre la sensation et l’idée ne fut si court ; ses raisonnemens ont la vivacité frémissante d’une impression, il avait en quelque sorte la pensée à fleur de peau. On a vanté souvent son bon sens, il est merveilleux ; mais ce bon sens est un démon, il a les fougues et tout l’imprévu du génie, c’est un fils de l’air : il s’envole, va comme le vent, fait le tour du monde sur les ailes de la fantaisie et de la passion. Des boutades, des jugemens téméraires, les frémissemens d’une colère nerveuse, des éclats de rire que le monde n’avait pas encore entendus, voilà Voltaire livré à son démon. Il est un autre Voltaire, celui qui sourit, celui qui gronde Thiriot, qui plaisante avec ses anges sur la grande lanterne magique et qui converse avec Horace. Celui-là possède la grâce exquise, il laisse jouer devant lui son imagination, mobile comme le vif-argent, rapide comme la flamme ; mais, qu’une mouche le pique, il ne verra plus dans l’univers entier que Fréron, Lisbonne en cendres, des juges assassins et des Welches qui gambadent comme des singes dans une mare de sang. Il a beau citer le précepte de Pythagore : ne mange pas ton cœur ! il l’a mangé toute sa vie. Il faut du flegme, beaucoup de flegme, pour voir l’histoire en beau. Selon Voltaire irrité, tout se réduit à deux mots : c’est que le gros du genre humain a été et sera très longtemps insensé et imbécile. Quand il raisonne, il convient que le mal est nécessaire, que Dieu ne pouvait pas faire des dieux, qu’il a fallu que les hommes, ayant de la raison, eussent aussi de la folie, comme il a fallu des frottemens dans toutes les machines ; mais dans la pratique son déterminisme ne se soutient pas ; il se fâche tout rouge contre ces machines qui frottent. Dieu soit loué ! il en a raccommodé quelques-unes, car il estimait que le temps que l’on perd à bâtir un système, on le peut employer plus utilement à détruire un abus. Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événemens sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles. — A quoi Candide répondait : Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin. » Le jardin de Voltaire était le nôtre. Que de plantes vénéneuses il a déracinées ! que de fourrés il a essartés ! que de sauvageons il a greffés ! Ne regrettons pas ses inconséquences. S’il eût toujours raisonné, c’en était fait de ces étincelantes ironies et de ces colères dévorantes qui ont renouvelé le monde.

Lessing, lui, raisonne toujours ; il n’a pas d’autres ailes que ses deux jambes ; c’est le génie à pied. Cet homme pétri de salpêtre et qui, dans l’habitude de la vie, était prompt à la colère, dès qu’il a son écritoire devant lui, il s’apaise, se maîtrise, se possède ; il étudie méthodiquement les questions, en fait le tour, réfléchit, n’avance rien dont il ne soit sûr. Il s’était occupé de Leibniz autant que de Spinoza. « Leibniz, disait-il à Jacobi, se faisait une si grande idée de la vérité, qu’il ne pouvait souffrir qu’on la renfermât dans des limites trop étroites. J’admire moins ce philosophe pour telle ou telle de ses pensées que pour sa manière vraiment grande de penser. » Lessing a pris à Leibniz son optimisme ; il ne croit pas seulement à l’enchaînement fatal des choses, il croit que l’ordre universel est un bien et qu’il y a du bonheur dans la vérité. Tour à tour Voltaire se résigne ou s’indigne, Lessing consent et approuve. Dans son dialogue avec Jacobi, il représente l’Être suprême comme une force qui est le principe de toutes les forces connues, de la pensée comme du mouvement, mais qui leur est supérieure, attendu que la cause est plus excellente que tous ses effets ; il accorde à ce principe infini une sorte de jouissance infinie, incompréhensible à notre esprit. Une force qui se manifeste en nous par la pensée ne saurait être une force aveugle. L’univers lui rend témoignage, la nécessité qui le gouverne est une raison, et la loi de la raison est le bien ; mais il semble, d’après Leibniz, que le meilleur des mondes soit parfait à chaque instant de sa durée. Ce n’est, pas ainsi que l’entend Lessing. Il lui faut un Dieu d’action, un Dieu d’avenir. Tout change incessamment, et tout s’améliore en changeant. La perfection infinie des choses n’en est que le perfectionnement indéfini, la règle divine de l’univers est le progrès. Voilà le grand mot que Lessing a prononcé le premier et auquel son nom demeure attaché. Deux ans après sa campagne contre les théologiens, et peu de temps avant sa mort, il publia son Éducation du genre humain, dont il avait déjà fait connaître quelques passages, petit écrit riche de pensées, gros de conséquences. Voltaire n’avait compris que la ligne droite, et sa pensée rapide s’indignait des lenteurs de l’histoire. « O Providence éternelle, s’écrie Lessing ! poursuis ta marche insensible ! Je ne douterai point de toi alors même que je croirai te voir reculer. Il est faux que la ligne droite soit toujours la plus courte. Dans ta route infinie, tu as tant de voyageurs à recueillir en chemin, tant de pointes à faire à droite et à gauche ! » Lessing accorde du temps au gouvernement du monde. L’histoire est l’éducation du genre humain ; une éducation ne se peut faire que lentement, par degrés ; plus elle est lente et prudemment conduite, plus le résultat en est sûr. Son dernier livre, qui résume sous un petit format et dans le style familier d’un manuel la matière d’un long traité, pourrait être appelé le catéchisme de l’espérance.

Si Lessing croit à l’histoire et au règne de la raison dans l’univers, que fera-t-il des religions ? Il sait la place qu’elles tiennent dans le passé, et il n’est pas bien certain qu’elles soient à la veille de mourir. — « Eh quoi ! s’écrie-t-il, rien dans ce meilleur des mondes ne mériterait d’exciter nos dédains et notre courroux, rien hormis les religions ? Dieu serait pour quelque chose dans tout ce qui arrive, et il ne serait pour rien dans nos erreurs ? » Il se refuse à ne voir dans les annales des cultes que des impostures couronnées de succès, à tout expliquer par l’habileté des fripons, par l’imbécillité des dupes ; mais ce problème l’inquiète, il sent bien qu’il ne le résoudra pas. Le XVIIIe siècle n’a rien compris aux créations instinctives et spontanées des âges primitifs ; il voit partout des combinaisons réfléchies, des calculs d’hommes d’état ; il a laissé au XIXe siècle l’honneur de porter la lumière dans ce laboratoire mystérieux où se sont engendrés les peuples, les sociétés, les langues, les mythes et les dieux. Certaines notes retrouvées dans les papiers de Lessing témoignent des oscillations et des tâtonnemens de sa pensée, qu’obsédait ce grand problème. Tantôt il semble considérer les religions positives comme des apostilles faites à la religion naturelle dans une vue politique ; mais rien n’est moins naturel que la religion naturelle, le simple est en toute chose le dernier mot de l’esprit humain ; les fétiches et les abraxas sont bien plus anciens dans ce monde que la raison, elle peut prétendre à tout sauf aux prérogatives du droit d’aînesse. Ailleurs Lessing s’est avisé d’un autre expédient : il distingue la religion du Christ d’avec la religion chrétienne ; la première est le culte d’esprit et de vérité que professa le Christ, et que tout homme peut professer en commun avec lui ; l’autre est cette religion que professent les chrétiens et qui adore dans le Christ un être surhumain. Cette distinction spécieuse ne résiste pas à l’examen. Socrate ne fut jamais adoré, parce que Socrate n’a fait toute sa vie qu’une chose, il a toujours raisonné ; il ne disait pas à ses disciples : Croyez ce que je vous dis parce que je suis Socrate ! — Il leur disait : Je crois avoir découvert une méthode pour chercher la vérité ; voulez-vous que nous cherchions et que nous raisonnions ensemble ? — Mais les fondateurs de religions ne raisonnent pas ; selon le mot de l’Évangile, ils parlent d’autorité, et, comme l’autorité est attachée à la personne, ils ne sauraient prêcher leur doctrine sans se prêcher eux-mêmes ; quiconque affirme sans prouver, comme l’ont fait tous les prophètes, sent en lui quelque chose qui dépasse l’humanité ; s’il ne cherche pas à convaincre les hommes, c’est qu’il s’arroge le droit de s’imposer à leur raison ; à qui lui conteste ce droit, il répond : Voyez mes œuvres ! et il confond la contradiction par des miracles. La religion chrétienne et la religion du Christ sont une seule et même chose, et le miracle le plus étonnant serait une religion fondée par un homme qui ne se serait jamais pris que pour un sage.

Lessing paraît s’être douté lui-même de l’insuffisance de ses explications ; dans son Éducation du genre humain, il renonce à rien expliquer. Il prend les religions comme un fait, à l’exemple de Spinoza, qui avait admis le prophétisme sans le définir. Des hommes extraordinaires ont paru, qui ont exercé sur les peuples un irrésistible ascendant ; ils ont appris à l’enfance du genre humain une sagesse où ne pouvait atteindre sa raison confuse et encore bégayante ; ils n’ont pas raisonné, ils ont parlé d’autorité, non comme des docteurs, mais comme des révélateurs. L’enfance de chacun de nous, continue Lessing, ne ressemble-t-elle pas à cet égard à l’enfance de notre espèce ? Nos premiers maîtres nous ont enseigné ce que sans eux nous eussions appris plus lentement et à la sueur de notre front, ils nous ont épargné bien des efforts laborieux ; à l’âge où nous ne pouvons réfléchir, ils nous ont révélé la vie. Comme les instituteurs de l’enfance, les religions parlent aux hommes le langage que peuvent entendre les enfans, elles s’expriment par des récits, par des paraboles, par des emblèmes, et déguisent souvent sous des imaginations naïves d’utiles et profondes vérités. Lessing nous exhorte à parler avec respect des religions : méprisons-nous jamais le livre dans lequel nous avons appris à lire ? Mais à mesure que l’humanité grandit, il faut que sa religion mûrisse avec elle. Pour obtenir des hommes l’obéissance à la loi, le judaïsme leur annonçait des punitions et des récompenses temporelles. Le Christ est venu qui, s’adressant à des intelligences déjà dégrossies, leur enseigna l’immortalité, des joies célestes et des peines qui ne sont pas de ce monde. La raison mûrissant toujours, voici venir l’âge du nouvel évangile, entrevu par les mystiques du moyen âge. Plus de promesses, plus de menaces. La conscience émancipée trouve sa règle en elle-même, cherche le bien parce qu’il est le bien, fuit le mal parce qu’il est le mal. Les religions révélées ont fait leur temps. Si le beau livre imagé et illustré où nous apprîmes à épeler reste toujours cher à nos souvenirs, sommes-nous tenus de le relire toute notre vie et de chercher dans les estampes qui ont récréé nos yeux des principes de conduite pour notre âge mûr ? Le genre humain est devenu majeur ; il faut que désormais il se nourrisse du pain des forts, et que la conscience s’accoutume à se suffire à elle-même. « Juifs et chrétiens, s’écrie Nathan, ne trouverai-je personne parmi vous qui se contente d’être un homme ? »

Ce n’est pas assez pour Lessing de croire au progrès du genre humain ; il veut que chaque homme participe au perfectionnement indéfini de l’espèce. Il avait appris de l’auteur de la Monadologie à faire grand cas des infiniment petits. Quand il expliquait à Élisa Reimarus sa théorie de la nécessité et qu’il lui démontrait que tout dans la vie humaine est enchaîné comme dans la nature : « Le mécanisme de l’univers, lui disait-il, en devient plus grand, l’homme n’en devient pas plus petit. » Mais si l’individu ne périt pas, à quel avenir est-il réservé ? Nos actions étant fatales, il ne saurait y avoir en nous ni mérite ni démérite, et la justice divine commettrait une injustice éternelle, si elle punissait ou récompensait les instrumens prédestinés de ses desseins. — Cela est vrai, répond le déterminisme optimiste de Lessing ; mais savons-nous jusqu’où s’étendent nos destinées, et si les desseins divins ne doivent pas s’accomplir en ! nous jusqu’à la consommation des temps ? Parmi les matériaux qu’il avait rassemblés pour écrire une biographie de Leibniz, on trouve cette citation qui l’avait frappé : « tous les désordres particuliers sont redressés avec avantage dans le total, et même en chaque monade. » Comment peut s’opérer ce redressement ? Par une série d’existences successives qui amènent chaque individu au degré de perfection dont sa nature est susceptible. Ainsi donc l’histoire du genre humain serait notre histoire ; compagnons de ses aventures, nous parcourrions avec lui toutes les phases de son éternelle existence. « Pourquoi chacun de nous n’aurait-il pas déjà vécu plus d’une fois ? Cette hypothèse est-elle donc si ridicule parce qu’elle est la plus ancienne de toutes, la première qu’ait abordée l’esprit humain avant que les sophismes de l’école l’eussent faussé ?… Et pourquoi ne reviendrais-je pas dans ce monde aussi souvent que je serai propre à acquérir de nouvelles connaissances, de nouvelles facultés ? Mon bagage sera-t-il si riche en quittant cette terre qu’il ne vaille pas la peine que j’y revienne ? J’ai oublié, dira-t-on, que j’ai déjà vécu. Oubli bienfaisant ! le souvenir de ma condition antérieure m’empêcherait de profiter de mes expériences actuelles. Et ce que je dois oublier pour le moment, est-il dit que je l’ai à jamais oublié ? Ou bien alléguera-t-on que ce serait pour moi trop de temps perdu ? Du temps perdu ! Que m’importe ? L’éternité tout entière n’est-elle pas à moi ? » Voilà le dernier mot de Lessing ; ce n’est pas une assertion péremptoire, c’est l’expression dubitative d’une espérance. Il a écrit quelque part qu’une religion qui nous donnerait des certitudes sur la vie à venir serait aussi dangereuse que l’astrologie pouvait l’être aux superstitieux d’autrefois. Il est bon d’espérer, il est bon de savoir douter. Pourquoi ne pas attendre l’éternel lendemain aussi paisiblement que nous attendons le lendemain de chacun de nos jours ? Une clairvoyance prophétique qui nous mettrait en possession de l’avenir nous empêcherait de jouir et de profiter du présent, et c’est pour cela que nous avons été mis au monde. « Les âmes libres, a dit Spinoza, ne méditent pas sur la mort, elles méditent sur la vie. » Lessing ne donne sa théorie de la métempsycose que pour une hypothèse. Il a pratiqué jusqu’à sa mort non la sagesse des docteurs qui rend des arrêts, mais cette autre sagesse que connut Socrate, laquelle se contente de questionner la vie et le monde, et de tenir soigneusement registre de leurs réponses, mais sans se flatter d’avoir toujours bien entendu.

Résumons-nous. Quand on commence à étudier Lessing, on ne voit en lui que l’homme de goût et de bon sens ; en avançant, on découvre que ce critique éplucheur avait, comme Leibniz, une grande manière de penser. Le bon sens est en mauvais renom dans le monde des poètes et des philosophes ; il semble que, livré à lui-même, il soit condamné à l’éternel terre-à-terre, et qu’il ne puisse se tirer de ces petits raisonnemens qui sont également mortels aux grandes erreurs et aux grandes vérités ; bref il passe pour servir à tout et pour ne suffire à rien. Un jour la nature, se piquant au jeu, voulut prouver qu’avec le simple bon sens elle pouvait faire un homme complet : elle créa Lessing. Cet homme de sens rassis et critique fut un admirable écrivain dans le genre tempéré qui convient à la raison, et il trouva moyen d’être poète sans avoir connu la divine folie, érudit sans faire grand état de l’érudition, philosophe sans croire à la métaphysique, religieux sans être chrétien.


Victor Cherbuliez.
  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Rumohr. Italienische Forschungen. Ce livre d’un homme de sens et de goût, d’un vrai connaisseur, est la meilleure réfutation du platonisme appliqué aux beaux-arts. Voyez sur Œser une intéressante notice de M. Otto Jahn dans ses Biographische Aufsätze, — Goethe und Œser, Leipzig 1806.
  3. On dira que les dieux grecs représentaient l’idéal de l’humanité. Je doute que le Jupiter Olympien de Phidias fût plus sublime que Mirabeau à la tribune, — nonobstant la petite vérole. Si l’on peut rencontrer l’idéal quelque part, ce n’est plus une idée, c’est une vérité choisie. La tragédie nous montre des héros, l’histoire nous en montre aussi. La société des âmes a son aristocratie ; il y a aussi des chênes mieux venus que d’autres. Au lieu de rêver, que l’artiste choisisse ! La nature choisie et concentrée, voilà ce qu’on appelle l’idéal.
  4. Herzog’s Real-Encyclopédie für protestantische, Theologie und Kirche, vol. V, 1856, article de M. K. Sudhoff sur Goetze. — Röpe, Johan Melchior Goetze, eine Rettung, Hamburg 1800.
  5. M. Fontanès sait mieux que nous que le sort du protestantisme libéral ne dépend aucunement de ce qu’on peut penser ou ne pas penser de Lessing. Les libéraux français n’en sont pas à chercher des autorités à leurs principes, et ces principes ne sont point ceux que Lessing affecta de soutenir dans sa polémique contre Goetze. Lessing disait : « On peut cesser de croire à la vérité des récits évangéliques, et nonobstant continuer de croire aux miracles et à la résurrection. » M. Fontanès et ses amis disent au contraire : « Quand il serait prouvé que le Christ n’a pas ressuscité, nous ne laisserions pas d’être chrétiens. » Le protestantisme libéral français, qui nous parait procéder en quelque mesure de Schleiermacher et surtout de l’Américain Parker, distingue nettement la religion d’avec la théologie, et ne s’approprie dans les livres saints que ce qui est propre à satisfaire les besoins de la conscience, abandonnant le reste aux. débats des critiques. Dans plusieurs discours récemment publiés, M. Fontanès a plaidé cette cause avec une véritable éloquence.
  6. Qui veut faire la connaissance intime de Melchior Goetze doit s’adresser à M. Boden, Lessing und Goetze, 1862. Ce livre est riche en citations et en documens curieux. L’auteur combat M. Röpe, l’avocat orthodoxe de Goetze, avec un acharnement presque injurieux. Cependant M. Röpe, comme M. Sudhoff, a raison d’affirmer que Goetze avait pénétré les intentions secrètes de Lessing. En de pareilles matières, les Goetze ne sont pas des sots.
  7. E. Zeller, Vorträge und Abhandlungen geschichtlichen Inhalts, Leipzig 1865. — Étude sur Wolf.et sur le Piétisme.
  8. Jacobi fait observer à Hamann que Lessing n’a jamais voulu passer pour un philosophe chrétien, et que la visière de son casque était percée de larges trous qui laissaient voir son visage : « Lessing se fâchait, dit-il, de ce qu’on ne le reconnaissait pas. »
  9. Nous voyons par une lettre d’Élisa Reimarus (28 août 1776) que Lessing cherchait à la convertir au déterminisme, et qu’il lui représentait que nos pensées ne nous appartiennent point. Voltaire a dit aussi : « Personne ne peut savoir quelle idée lui viendra dans une minute. » Principe d’action, IX. « J’ai une âme qui raisonne beaucoup, et mon chien ne raisonne guère. Il n’a presque que des idées simples, et moi j’ai mille idées métaphysiques. — Eh bien ! vous êtes mille fois plus libre que lui, c’est-à-dire que vous avez mille fois plus de pouvoir de penser que lui, mais vous n’êtes pas libre autrement que lui. » Dictionnaire philosophique. (Liberté.) — Dans le traité de métaphysique qu’il avait composé pour Mme du Châtelet, Voltaire combattait le déterminisme. Dans le Philosophe ignorant, où il l’établit, on lit ces mots : « L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même ; mais enfin il est contraint de se rendre. » (Chap. XIII.)