Grains de mil/Expériences, tableaux, jugements, maximes

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Grains de mil : poésies et pensées
Joël Cherbuliez, libraire-éditeur (p. 105-200).


PENSÉES


Edlen Seelen vorzufühlen
Ist der wertheste Beruf

Gœthe.


PRÉFACE


Un étourdi qui passait,
Cueillant et jetant la rose,
Voit l’autre qui ramassait
Et l’entend aussi qui cause.
— « Suivons cet avis, dit-il :
Mots épars sont du babil,
Groupés, ils font quelque chose. »






PENSÉES,

EXPÉRIENCES, TABLEAUX, JUGEMENTS, MAXIMES.




I. — THÉODICÉE.


Tous les hommes cherchent Dieu, même l’avare, le débauché, le scélérat ; mais Dieu pour l’un c’est l’or, pour l’autre la volupté, pour un troisième le sang ; pour tous leur idéal, leur passion secrète, leur amour fondamental. — Chacun obtiendra ce qu’il cherche ; c’est la manière dont Dieu punit et éclaire. — Si ce qu’il cherche est faux, le coupable y trouvera son enfer relatif.


II. — LE BONHEUR.


Le bonheur est forcément réciproque et ne se trouve guère qu’en se donnant.


III. — LA VICTOIRE LABORIEUSE.


De toutes les choses odieuses à la paresse humaine, la plus odieuse est de penser. Pour certaines natures, une seule chose est quelquefois plus dure encore que de penser, c’est de vouloir. Il n’y a sorte de ruses, de subterfuges, de travail même que cette paresse n’invente et ne s’impose pour échapper à la tyrannie de ce double devoir. Ainsi l’homme se révolte contre la loi qui le fait homme ; il ne s’élève à sa propre dignité que par une sorte de contrainte. Il n’accomplit sa destinée qu’à la sueur de son visage, et n’avance qu’à reculons. Chacun de ses pas est une bataille, chaque progrès une défaite, chaque liberté qu’il conquiert une violence faite à lui-même. Pourquoi cela ? Parce que la liberté est le miracle de la vie, comme la vie est le miracle de la nature.


IV. — L’ŒIL ET LA SCIENCE.


L’œil est l’emblème de la science. Quand il s’ouvre, l’œil voit d’abord tout en lui ; le progrès de la vision consiste à reculer toujours plus l’objet, à allonger successivement jusqu’aux étoiles, jusqu’à l’infini, le rayon de la sphère embrassée. De même la science voit d’abord tout en Dieu ; son progrès est, non de sortir de Dieu, mais de reculer toujours plus la cause dernière et d’étendre la région des causes secondes. Elle augmente, pour ainsi dire, le diamètre apparent de la sphère divine.


V. — LA CHAYSALIDE.


Le ton badin, léger, railleur, même à doses tempérées et sans aller jusqu’à l’ironie, est pénible quand il dure longtemps, dangereux s’il devient habitude. Astrigent subtil, il contracte l’épiderme du cœur, empêche toute ouverture, arrête tout abandon. Sans bonhomie, pas d’abandon ; sans abandon pas de bien-être ; sans bien-être, pas d’intimité. Le papillon du sentiment n’éclôt que sous le rayon de la bienveillance et dans l’atmosphère vivifiante de la sympathie. Soyons plutôt naïfs qu’ironiques dans l’intérêt de notre bonheur et du bonheur des autres, et ne tuons pas, sous la froideur piquante de la moquerie, la chrysalide qui demande à s’ouvrir.


VI. — MODESTIE.


On n’a le droit de dédaigner que ce qu’on possède.


VII. — PRONOSTIC.


Toute création commence par une période d’angoisse chaotique, qui ne se termine qu’au fiat lux de l’intelligence. Le chaos d’où doit sortir un monde est d’autant plus vaste et douloureux que ce monde aura plus de grandeur.


VIII. — LA FRANCHISE.


Quand le besoin de dire vrai fait négliger les égards, quand, préoccupé des choses, on oublie les personnes, alors le désir de faire triompher l’opinion qui paraît juste peut avoir l’air du désir de triompher. Ceci est une faute. La franchise ne doit pas être poussée jusqu’à la crudité ; la vérité ne doit pas seulement vaincre, elle doit gagner. Cet élément de persuasion, d’insinuation, d’onction manque à certains caractères généreux, qui, par haine de la câlinerie, par horreur de la diplomatie, de l’adresse, de la servilité, se réfugient plutôt jusque dans la rudesse. Crainte de flatter, ils brutalisent ; crainte de faire des avances, de paraître circonvenir ou capter les bonnes grâces, ils choquent les opinions et indisposent les amours-propres. Tempérer la sincérité par la politesse et la fermeté par la réserve, allier à l’indépendance le respect et à la vivacité le tact, est un art qu’ils doivent apprendre.


IX. — LA LECTURE.


Dans les livres, je ne trouve presque rien de neuf ; mais je retrouve et c’est charmant.


X. — LE JOURNAL INTIME.


Il en est du journal intime comme de la prière et de la vie intérieure : plus on le néglige, moins il est attrayant ; moins on en use, moins on en peut user ; plus on le pratique, plus on l’aime.


XI. — LA PAUVRETÉ PRODIGUE.


Parlez-moi de l’ignorance pour délier la langue, et de la sottise pour faciliter le jugement ! On n’est jamais plus affirmatif que lorsqu’on a moins le droit de l’être ; et si les riches d’esprit sont économes, les pauvres sont toujours prodigues.

XII. — LA VALEUR SOCIALE.


La valeur sociale de chacun, c’est sa valeur utile. Demande-toi à qui et à quoi tu sers et vraisemblablement tu t’irriteras moins.


XIII. — L’ÉTUDE CAPITALE.


Au fond, il n’y a qu’un objet d’études : les formes et les métamorphoses de l’esprit. Tous les autres objets reviennent à celui-là ; toutes les autres études ramènent à cette étude.


XIV. — TROIS PROSPECTEURS.


Le badinage est comme une cuirasse de lin qui protège contre les vulgarités impatientantes de la vie, sans les heurter ; la gaîté, comme un sauf-conduit qui fait passer des vérités fort graves et des libertés fort grandes, que le sérieux aurait fait arrêter ; le bon rire, comme un génie aimable qui vient entretenir l’élasticité de l’esprit et la santé du cœur.


XV. — UNE CROIX.


Être méconnu même par ceux qu’on aime, c’est la coupe d’amertume et la croix de la vie ; c’est là ce qui met sur les lèvres des hommes supérieurs ce sourire douloureux et triste dont on s’étonne ; c’est la plus cruelle épreuve réservée aux hommes qui se dévouent ; c’est ce qui a dû serrer le plus souvent le cœur du Fils de l’homme, et si Dieu pouvait souffrir, c’est la blessure que nous devons lui faire, et tous les jours. Lui aussi, lui surtout, est le grand méconnu ; le souverainement incompris. Hélas ! hélas ! Ne pas se lasser, ne pas se refroidir, être patient, sympathique, bienveillant ; épier la fleur qui naît et le cœur qui s’ouvre ; toujours espérer, comme Dieu ; toujours aimer, c’est là le devoir.


XVI. — LA PART DU MYSTÈRE.


La Nuit est la mère du monde. Tout ce qui est sort d’elle, et ses flancs contiennent les germes de tout ce qui sera. Au-dessous de l’univers visible et manifesté, où les êtres réels accomplissent, dans la joie ou la douleur, le drame éclatant de leurs destinées, s’agite confusément un autre univers, que n’éclaire et ne réchauffe aucun soleil, abîme sombre, morne, intérieur, infini, où pullulent des larves innombrables, substances aveugles et inquiètes qui aspirent ardemment à la forme et à la manifestation, mais qui ne peuvent, c’est leur loi, franchir les portes du noir royaume, voir la lumière désirée et vivre, qu’après avoir grandi longtemps dans le sein obscur du chaos. Cette région funèbre et souterraine, ce royaume de l’attente et des soupirs, ce sont les Limbes de la nature, et ce stage dans les Limbes, noviciat imposé à tout ce qui veut naître, c’est la période fœtale de chaque être. Ainsi le premier berceau de toute existence est la nuit. Vois la plante : elle enfouit soigneusement tous les secrets de sa jeunesse dans les ténèbres du sol. Considère l’animal : il se prépare longtemps dans l’obscurité du sein maternel à supporter la lumière. Comprends cette loi de la nature et suis-là.


Fais en toi la part du mystère, ne te laboure pas toujours tout entier du soc de l’examen, mais laisse en ton cœur un petit angle en jachères pour les semences qu’apportent les vents, et réserve un petit coin d’ombrage pour les oiseaux du ciel qui passent ; aie en ton âme une place pour l’hôte que tu n’attends pas, et un autel pour le dieu inconnu. Et si un oiseau chante par hasard dans ta feuillée, ne t’approche pas vite pour l’apprivoiser. Et si tu sens quelque chose de nouveau, pensée ou sentiment, s’éveiller dans le fond de ton être, n’y porte point vite la lumière ni le regard ; protège par l’oubli le germe naissant, entoure-le de paix, n’abrège pas sa nuit, permets-lui de se former et de croître, et n’ébruite pas ton bonheur. Œuvre sacrée de la nature, toute conception doit être enveloppée du triple voile de la pudeur, du silence et de l’ombre. Sois discret, sache attendre, et rappelle-toi que la nature jalouse frappe le plus souvent de mort ce que la curiosité vaine ou le babil intempestif ont profané. Respecte le secret qui est en toi, ne hâte pas les temps, et même au jour heureux de la naissance, si tu es sage, que ta pensée, ton imagination ou ton cœur ne convoquent pas encore des témoins comme le font les reines, mais plutôt l’épanouissent comme la rose des Alpes dans la solitude et sous l’œil de Dieu seul.

XVII. — UN PRIVILÈGE.


Les gens superficiels sont bien heureux : le liège ne se noie pas.


XVIII. — MOBILITÉ.


Ô mobilité de l’âme ! la même pensée qui un jour nous a fait pleurer, huit jours plus tard peut nous laisser indifférents. Les mille métamorphoses des nuages au ciel ne sont qu’une faible image de la multitude des impressions, antipathies et sympathies qui s’enlacent et tourbillonnent à la fois dans un cœur humain, je ne dis pas seulement dans le cœur d’une femme.


XIX. — L’ÉGOÏSTE.


L’âme de l’égoïste est un aiglon emprisonné dans l’œuf. Une coque insensible le sépare de la vraie vie. Pour s’ébattre au soleil de Dieu, pour aspirer l’air des cieux et la liberté de l’espace, pour connaître l’infini et la joie, il faut avoir brisé la coque de pierre. L’œuf qui paraît à l’égoïste un temple, n’est qu’un tombeau.


XX. — DEUX ROMANCIERS.


Ce matin, j’ai lu une partie des Romans de Voltaire, lecture détestable, si on la juge d’après la méthode conseillée par un sage, car cette lecture ne pousse qu’à l’immoralité. — « Rire de singe assis sur la destruction, » a dit, du rire de Voltaire, un poète de nos jours. On ne sort de ce livre que méchant, impur, ricaneur, aride et irréligieux. Comme Rousseau et sa Julie grandissent sur ces sépulcres vides et putréfiés de Voltaire ! comme on se prend à aimer le misanthrope en dépit de tous ses sophismes et de son implacable orgueil, à le respecter pour sa chaleur morale, pour son énergie de haine et d’amour !



XXI. — MATIN DE PRINTEMPS.


Quelle jolie promenade ! ciel pur, soleil levant, tous les tons vifs, tous les contours nets, sauf le lac doucement brumeux et infini. Un œil de gelée blanche poudrait les prairies, donnant aux cuirasses de lierre des grands chênes une vivacité métallique et à tout le paysage, encore sans feuilles, une nuance de santé vigoureuse, de jeunesse et de fraîcheur. « Baigne, ô disciple, ta poitrine avide dans la rosée de l’aurore ! » nous dit Faust, et il a raison. L’air du matin souffle une nouvelle et riante énergie dans les veines et les moelles. Si chaque jour est une répétition de la vie, chaque aube signe avec l’existence comme un contrat nouveau. À l’aube, tout est frais, facile, léger, comme pour l’enfance. À l’aube, la vérité spirituelle est, comme l’atmosphère, plus transparente, et les organes, comme les jeunes feuilles, absorbent plus avidement la lumière, aspirent plus d’éther et moins d’éléments terrestres. Si la nuit et le ciel étoilé parlent de Dieu, d’éternité, d’infini à la contemplation, l’aurore est l’heure des projets, des volontés, de l’action naissante. Tandis que le silence et la « morne sérénité de la voûte azurée » inclinent l’âme à se recueillir, la sève et la gaîté de la nature se répandent dans le cœur et le poussent à vivre. — Le printemps est là. Primevères et violettes ont fêté son arrivée. Les pêchers ouvrent leurs fleurs imprudentes ; les bourgeons gonflés des poiriers, des lilas, annoncent l’épanouissement prochain ; les chèvrefeuilles sont déjà verts. Poètes, chantez ! car la nature chante déjà son chant de renaissance. Lorsqu’elle exhale par toutes les feuilles et bourdonne par tous les êtres son hymne d’allégresse, les oiseaux ne doivent pas être seuls à faire entendre une plus distincte voix.


XXII. — DÉLICATESSE EXAGÉRÉE.


Le dégoût de la banalité et du plagiat peut avoir une conséquence fâcheuse ; il risque de vous ôter le goût à vos propres idées, quand vous les voyez reprises et défendues par d’autres.


XXIII. — LE BOUTON DE LA ROSE.


Une amie d’enfance ! chose fraîche et poétique ! amitié toujours un peu émue, protection toujours un peu tendre ; attachement qui unit l’intérêt chaste de la fraternité à la grâce piquante et idyllique d’une amourette ; qui fond le charme du souvenir avec l’attrait de la nouveauté ; qui permet de serrer la main quand on voudrait baiser la joue, et maintient les cœurs sur la limite indécise et virginalement charmante d’une affection demi-éclose et demi-contenue ! C’est le bouton de la rose et l’ébauche furtive de l’amour.


XXIV. — EFFET DE LA CLÉMENCE.


Une faute, qui se paie par une souffrance, pèse moins à la conscience délicate que celle qui paraît impunie ; comme la clémence touche souvent plus profondément le coupable que le châtiment.


XXV. — LES DEUX SIRÈNES.


Qui ne vous connaît, paresse et volupté, sirènes à la voix charmante, qui endormez le courage, énervez le corps, efféminez l’âme, Circés aux regards magnétiques et perfides, qui métamorphosez insensiblement, par votre magie, le héros en esclave et l’homme en brute ? Ami, défie-toi de leurs séductions, car ces enchanteresses sont des vampires ; leur douceur est trahison, l’ivresse qu’elles te versent est mortelle. Comme Dalila, elles n’enchaînent de leurs tresses l’homme au cœur tendre que pour lui ravir ses forces ; comme Omphale, elles ne lui font saisir en jouant la quenouille que pour le désarmer de sa massue. D’où que tu sois, enfant des neiges ou du soleil, fils de l’Orient ou de l’Occident, qui que tu sois, quel que soit ton âge, quel que soit ton Dieu, où que tu doives vivre, au cloître ou dans le monde, aux champs ou dans les cités, si, comme Philippe, tu as quelque grande œuvre à accomplir (et quel homme n’en a pas une ?), si, dans l’égarement de l’heure présente, tu as encore quelque souci de ton avenir, compagnon de voyage, écoute Salomon ou Pythagore, et fuis, comme la lèvre des courtisanes, les langueurs de la paresse et le sourire de la volupté. Même pour Hercule, la mollesse est fatale : mieux valent les monstres et le combat tous les jours. Même pour Annibal, Capoue est un tombeau : mieux vaut, pour vaincre Rome, le lit de camp que le lit de roses. Même pour saint Paul, le corps est un serviteur faible quand il n’est pas rebelle : mieux vaut porter le cilice que manquer la couronne. Soldat de l’esprit, ferme l’oreille aux mélodies perfides des sirènes ! Amant de la vertu, champion de la gloire, veille sur tes yeux et sur ton cœur ! Garde à toi !


XXVI. — CONSEIL.


Pour comprendre et pour être heureux, oublie-toi.


XXVII. — L’AJOURNEMENT.

Un grave défaut qui stérilise la plupart de nos lectures et de nos projets, c’est l’ajournement. Nous remettons toujours le définitif, nous ne vivons qu’au provisoire, nous comptons sur le retour des circonstances ; bref, nous sacrifions le présent à l’avenir. Or le présent seul est réel. La vraie manière de préparer l’avenir est de bien profiter du présent. Aucune heure ne revient. — Diffère, et tu ne feras rien. Le possible d’aujourd’hui est l’impossible de demain. Abats la perdrix pendant qu’elle passe.


XXVIII. — CE QUI CHARME.

La mélancolie et la toilette de deuil donnent aux femmes une profondeur d’expression plus belle que la beauté même. Les yeux humides et le teint recueilli exercent la plus pénétrante des séductions, ils touchent. La douceur résignée émeut et captive plus encore que la grâce brillante, et qui ne préfère cent fois à la splendeur de la Vénus la langueur de la Madone ? C’est qu’il y a plus d’âme dans le chagrin que dans la joie, dans une larme que dans un sourire, et que ce qui charme, attire, touche, saisit, enchaîne, c’est l’âme.


XXIX. — SOIR D’AUTOMNE.

Ravissante après-dînée ! Paysage d’automne éblouissant et tendre, lac de cristal, lointains purs, air doux, monts neigeux, feuillages jaunis, ciel limpide, calme pénétrant, rêverie des derniers beaux jours. Je ne pouvais m’arracher de cette terrasse. Deux cygnes jouaient sur l’onde transparente, et plongeant l’un après l’autre, s’enveloppaient d’anneaux onduleux et concentriques. Quelques bateaux au loin rayaient d’argent le miroir bruni des eaux. Tout respirait la langueur caressante et l’éclat charmant de la beauté qui s’éloigne et qui, pour prolonger son souvenir, charge son dernier regard de tout le magnétisme de l’amour.


XXX. — LES TALENTS DE SATAN.

Satan est poète : chaque tentation le prouve. De quelles fleurs enchantées ne pare-t-il pas le chemin de l’abîme ? Quelle puissance merveilleuse de prestige, d’illusion, d’idéalisation, ne déploie-t-il pas pour dissimuler, masquer et transformer le mal, et pour embellir de toutes les grâces du ciel les spectres grimaçants de l’enfer ? Comment s’expliquer autrement la prodigieuse différence d’aspect d’un même acte avant et après la faute ? Connaissance suprême des mystères de l’art, conception profonde, disposition savante, fécondité de ressources, verve inépuisable, magie du coloris, finesse, malice, rien ne manque à son incomparable talent. Reconnaissons-le, Satan est un grand poète ; il serait même le plus grand de tous, si l’amour n’existait pas. — Déjà le second dans la poésie, pour l’éloquence Satan est le premier. Dans l’art d’endormir le soupçon et d’éveiller la sympathie, de rassurer la timidité et de flatter l’orgueil, d’éblouir l’imagination par l’éclat, d’entraîner l’esprit par l’audace, d’enlacer le cœur par l’ivresse, d’étourdir la conscience par la subtilité, Satan est sans rival. Changeant comme le caméléon, souple comme Protée, mobile comme Maïa, il sait revêtir toutes les formes, prendre tous les tons, jouer de tous les instruments et faire vibrer en chacun la corde secrète. Renard et lion, sphinx et serpent, aigle et colibri, il rôde, furette, explore, sait découvrir tous les passages, et, démon invisible, par la cheminée ou la fenêtre, par la porte ou la serrure, il s’insinue dans chaque citadelle. Coup d’œil et patience, hardiesse et ruse, il a tout pour lui. Stratège consommé, enjôleur irrésistible, charmeur maudit, magnétiseur damné, langue dorée, ange aux traits séduisants, armé de tous les avantages et de toute la science de l’attaque, enfin connaissant le cœur de l’homme aussi bien et presque mieux que Dieu (dont les yeux sont trop purs pour voir le mal), ce n’est pas sans titre qu’il a été appelé de ce nom terrible, hommage rendu à sa puissance : le Tentateur ! Il faut l’avouer, dans l’art de persuader, Satan tient le sceptre, il est le roi des orateurs.

Et penser que chaque cœur d’homme renferme en soi cet artiste de perdition, poète diabolique et orateur infernal ! On ne comprend que trop les terreurs des ascètes et les hallucinations du moyen âge.


XXXI. — LE CHEZ-SOI.

Des douceurs de la vie domestique, ce qui charme le plus, c’est presque leur petite monnaie, ces mille riens, ces attentions, ces égards et ces regards, bagatelles parfois imperceptibles de près et isolément, mais qui, réunies, font une atmosphère de bien-être, et, vues dans le souvenir, une auréole modestement lumineuse, dont l’attrait grandit avec l’âge au lieu de se dissiper. Le contraste, ici comme ailleurs, foit apercevoir l’objet, et ressortir de l’ombre le bonheur qui s’y effaçait. Voyagez pour apprécier le repos ; goûtez de l’hospitalité des hôtelleries pour connaître celle de la famille. Juif errant, dis-nous, que penserais-tu d’une cabane, même la plus humble, abritant quelques êtres qui t’aiment, au bord du lac de Génésareth ou sous un mûrier du Jourdain ?


XXXII. — LE COUP D’ŒIL.

Ce qu’on appelle le coup d’œil est un don précieux. Saisissant à la fois le principe et l’étendue des choses, le but et le moyen, la notion simple et son développement, découvrant l’arbre dans le germe et le germe dans l’arbre, le fait dans l’idée et l’idée dans le fait, — le coup d’œil, ce rayon clair, perçant et vif, est le travail abrégé, l’expérience anticipée, l’examen moins sa lenteur, ses circuits et ses doutes. L’intuition, indispensable à l’orateur, au spéculateur, au général, à l’homme d’action, est presque aussi capitale pour l’artiste, pour le savant et pour l’inventeur en tout genre ; car en tout genre, voir juste, loin et vite, constitue la supériorité. Le coup d’œil c’est la moitié la plus évidente du génie, si la patience, selon Buffon, est l’autre moitié.


XXXIII. — À MIDI.

Ce matin, je me suis promené par un chaud soleil printanier. — Tout était gonflé, touffu, riant et fleuri ; la nature joyeuse chantait et verdoyait ; le lac n’était qu’un saphir et les coteaux onduleux se veloutaient d’émeraude. Peu à peu l’allégresse devint en moi moins vive et une insaisissable tristesse s’éleva dans mon sein comme un grain noir au fond d’un ciel d’abord sans nuage. La fuite du temps, le vide de la vie, toutes ces éternelles banalités jetèrent leurs ombres dans mon âme. — Que faudrait-il donc pour écarter à jamais le retour de cette inquiète mélancolie ? Deux choses bien simples hélas ! être ce qu’on doit être et avoir ce qu’on peut désirer. Parfait et tout-puissant, il ne faut que cela pour le bonheur. Dieu seul est donc heureux ! Et l’homme ? L’homme n’a de paix qu’autant qu’il possède Dieu, c’est-à-dire, qu’il se donne à Dieu. — Je soupirai, laissai la nature chanter, et revins demander à un livre l’exorcisme de mon vague ennui.


XXXIV. — À MINUIT.

Il est minuit. Resté plus d’une heure sans lumière, laissant chanter en moi et arriver à mes lèvres tout un bouquet d’airs mélancoliques. Je me sentais une limpidité de vie peu ordinaire ; il me semblait être dans mon cœur lui-même, éclairé comme ma chambre à cette heure nocturne d’un demi-crépuscule rêveur. L’esprit de solitude et d’espérance agitait doucement ses ailes autour de mon front dans les ténèbres. Je compris l’âme revoyant, dans le calme du tombeau, passer sa vie terrestre au dedans d’elle, et murmurant, dans le vide, quelque mélodie insaisissable. O saint recueillement, silence de tout bruit extérieur dans la vie de l’âme, sanctuaire d’émotion, d’attente et de tendresse, qu’on est heureux de te connaître, bien qu’on te visite peut-être rarement ! Ces moments lyriques, fils de la nuit et de la musique, de la prière et du repos, ont un parfum si suave, une délicatesse si fugitive !… Pourquoi ne pas les fixer par la poésie ?


XXXV. — L’INVENTION.

Notre force intellectuelle la plus haute et pourtant la plus négligée dans l’éducation ou même la plus menacée, c’est la faculté de trouver. On l’écrase trop souvent chez la jeunesse au profit de l’assimilation. Nous fabriquons ainsi des écoliers, nous ne façonnons pas des hommes. Répétons-nous souvent deux choses : d’abord que l’acte de créer est le point culminant de la vie intellectuelle ; ensuite, que c’est pour apporter quelque chose de neuf qu’il vaut la peine de vivre. Inventons pour être et pour mériter d’être : l’originalité, en ornant l’existence, la justifie.


XXXVI. — LES IMITATEURS.

En littérature, qui dit imitation, dit abdication. L’imitateur est un quidam qui rappelle quelqu’un ; voilà tout. C’est la fiction d’un être et non un être ; la grammaire dirait : un pronom et pas un nom. Si les individualités bien nettes et bien authentiques sont pour ainsi dire des substantifs-racines ; les imitateurs ne sont que des adjectifs et des désinences. Or la renommée, comme la langue chinoise, n’inscrit guère dans son dictionnaire que des substantifs.


XXXVII. — UNE LACUNE.

La lyre du cœur doit être mal tendue chez l’homme auquel la musique ne fait rien ressentir, et, sauf le cas d’imperfection organique, il est difficile d’imaginer que sa nature, quoique brillamment dotée peut-être, ne manque pas un peu d’onction et ne souffre pas de quelque sécheresse secrète.


XXXVIII. — ANALYSE MUSICALE.

Hier au soir, entendu le Fidelio de Beethoven, avec deux des quatre ouvertures composées par le grand maître pour son unique essai dramatique. Douce et pénétrante soirée ! Il faut se sentir bon et sympathique pour comprendre cette musique profonde, où l’harmonie célèbre ses noces éternelles. La première ouverture, colossale, est trop grande pour que j’en aie pu saisir l’idée à une première audition. La seconde ouverture (dite de Lénore) m’a arraché des larmes. J’ai cru entendre chanter le chœur des sphères ; je me suis vu vermisseau noyé dans l’azur et la lumière du monde, plongé dans l’immensité divine, submergé d’adoration et d’amour. Jamais l’infini ne m’avait envahi plus complètement. Ce soir, à la seconde fois, j’ai compris les deux ouvertures. La première, la grande, signifie : Mélancolie ; la seconde : Espérance. Toutes deux jaillissent du centre du sujet, du cœur de Lénore. L’une dit : Triompherai-je ? l’autre : Je triompherai. Dans la première, Lénore recueillie en elle-même, opprimée par le sentiment de la destinée, et visitée par trois ou quatre pensées inquiètes, interroge le sort et se réfugie enfin dans la conviction de la justice de Dieu. Dans la seconde, Lénore est joyeuse dès le début ; Dieu est là, la Providence veille sur l’innocence ; nous pouvons être éprouvés un temps, mais nous sommes sûrs de la victoire. L’âme confiante se laisse aussi entraîner un moment à la rêverie, mais c’est l’adoration, l’harmonie de la nature, qui fait le fond de sa rêverie. La première ouverture enferme ses évolutions d’inquiétude passagère et d’espérance fugitive dans le ton fondamental de la mélancolie ; la seconde enferme sa mélancolie en dedans de l’allégresse. Ces deux Lénores sont de caractère différent, toutes les deux élevées et idéales, mais la première d’une nature plus profonde.


XXXIX. — L’ALLURE NATURELLE.

On te voit toujours inquiet, agité, affairé, et rarement sur ton front soucieux ou distrait apparaît l’expression si douce de la sérénité, signe d’une vie pleine mais normale. Tu as tort. Emploie ta jeunesse et ne l’use pas. Apprends à trouver ton allure et à ne dépenser que le revenu de tes forces. Avec plus de réflexion, de méthode et d’empire de soi, on peut être actif et dévoué sans faire bouillir son sang. L’agitation est une faiblesse et le calme peut être une vertu.



XL. — L’INSTANT DE L’IDÉAL.

Chaque bouton ne fleurit qu’une fois et chaque fleur n’a que sa minute de parfaite beauté ; de même, dans le jardin de l’âme, chaque sentiment a comme sa minute florale, c’est-à-dire son moment unique de grâce épanouie et de rayonnante royauté. — Chaque astre ne passe qu’une fois par nuit au méridien sur nos têtes et n’y brille qu’un instant ; ainsi, dans le ciel de l’intelligence, il n’est, si j’ose dire, pour chaque pensée qu’un instant zénithal, où elle culmine dans tout son éclat et dans sa souveraine grandeur. Artiste, poète ou penseur, saisis tes idées et tes sentiments à ce point précis et fugitif pour les fixer ou les éterniser, car c’est leur point suprême. Avant cet instant, tu n’as que leurs ébauches confuses ou leurs pressentiments obscurs ; après lui, tu n’auras que des réminiscences affaiblies ou des repentirs impuissants ; cet instant est celui de l’idéal.


XLI. — QU’IL Y A DEUX ALLEMAGNES.

Décidément le génie de l’Allemagne méridionale est d’une autre trempe que celui de l’Allemagne du nord. Palpitant des ardeurs de la substance, fêtant le culte de la vie, par opposition à la calme lumière de la pensée, les Germains du midi (par exemple : Baader, Schelling, Eschenmayer, Schubert, Buquoy, Oken, etc., etc.) sont un peu de la religion de Cybèle. Leur style, plus concret et plus chaud, est plus pénétré d’images, de couleurs, de matière pour ainsi dire ; mais en revanche il est plus désordonné, et laisse à désirer plus de netteté et de rigueur. La matière en fusion n’est pas chez eux assez dominée et maîtrisée par la forme. Ils pythonisent plus qu’ils ne raisonnent ; ils font deviner et sentir plus que penser ; ce sont des oracles plutôt que des philosophes.



XLII. — LES DIOSCURES DE WEIMAR.

En achevant les Correspondances de Schiller avec Humboldt, et de Gœthe avec Zelter, je suis frappé de bien des choses : de l’absence d’esprit religieux dans les deux grands poètes allemands, du manque d’instruction de Schiller, de la sécheresse de Gœthe, du déplacement et de l’élargissement de l’horizon intellectuel d’alors. On sent un autre âge et d’autres hommes et le monde a marché. — L’absence de religion donne, même au sérieux de ces deux grands hommes, quelque chose de superficiel. Le manque de faits, de réalité, de base, rend parfois les idées de Schiller tranchantes et fragiles comme l’abstraction. Gœthe reste étranger à l’histoire, et toutes les luttes de son pays, tous ses malheurs, de 1800 à 1815, ne lui arrachent ni un soupir ni une réflexion. L’égoïsme a été l’étroitesse de cet esprit si large, et, par une juste punition, l’a rendu incomplet et petit par un côté. Initié à la vie de la nature et à la vie de l’individu, Gœthe ne comprend pas la vie historique, l’évolution des peuples. Et quels pas de géants ont fait toutes les sciences de la nature et de l’intelligence depuis le cénacle de Weimar ! comme le point de vue du siècle a changé, comme notre univers physique et moral est plus complexe et plus riche ! — Mais c’est encore Schiller qui nous comprendrait le mieux !


XLIII. — L’ÉQUILIBRE.

J’ai remarqué un phénomène consolant : quand nous tendons à nous fermer une perspective, à devenir incomplets, exclusifs, en oubliant quelque aspect de la vérité, quelque élément de la vraie vie, presque toujours une lecture ou une circonstance fortuites viennent rouvrir ce sens endormi et ramener à l’harmonie intérieure ; — fortuites, disais-je, n’est-ce pas plutôt providentielles ? La nature morale, comme la nature physique, tend à l’équilibre.


XLIV. — COMPENSATION.

L’âme ne se met guère à toutes ses fenêtres à la fois, et, par une sorte de compensation instinctive, redevient d’autant plus discrète sur un point, qu’elle a montré plus de hardiesse sur un autre. Quand le regard ou la voix parle, alors la parole se tait ; quand le discours accorde, le chant refuse ; quand le sentiment est le plus puissant, le geste est souvent le plus contenu. La timidité a ses oublis et la témérité ses regrets.


XLV. — DEUX MONDES OPPOSÉS.

Singulière substance que l’âme et insolemment rebelle aux lois du monde matériel ! Son élasticité latente et indéfinie ne se révèle qu’à proportion de l’épreuve : plus elle porte, plus elle peut porter ; c’est le fardeau qui la rend forte et le sacrifice qui la rend joyeuse ; elle a plus de ressources pour deux que pour un, et la responsabilité l’allège ; en se prodiguant elle thésaurise ; en se partageant elle se multiplie ; en soutenant elle se soulage. Donc le matérialisme est insoutenable, et y a bien deux mondes, le monde physique et le monde moral.


XLVI. — MULTIPLICATION DE LA VIE.

Les rêves conséquents ont, comme les romans réfléchis ou les pièces de théâtre sérieuses, un immense avantage : celui d’étendre l’expérience en l’anticipant, et par conséquent de multiplier notre vie unique par toutes les vies, fictives, mais possibles, que nous traversons en eux et par eux. En effet, notre existence officielle et unique n’est qu’un des exemplaires de notre vie réelle, et si nous avions réellement vécu en cent ou en mille individus, nous aurions eu réellement mille vies. L’homme, qui ne peut ajouter un travers de doigt à sa taille, peut cent fois davantage : limité dans le monde extérieur du temps et de l’espace, il peut se multiplier indéfiniment lui-méme dans le monde intérieur de l’esprit.


XLVII. — LES DÉLICATS.

Tout besoin en général est une humiliation, presque une ignominie, et il se dissimule d’autant plus que l’âme a plus de fierté et de pudeur. Les besoins du cœur n’échappent point à cette loi. Mais les honteux ont toujours tort et ce sont les audacieux qui sont les habiles. De même que l’épiderme trop sensible est une cause permanente de douleur, ainsi la délicatesse trop scrupuleuse, apanage des belles âmes, leur attire mille ennuis et maint échec. L’hermine de la fable reste sur le bord du marais que le pourceau franchit. Vous êtes discrets et timides, dans le marché de la vie : vous serez dupes.


XLVIII. — BON SIGNE.

Combien ceux qui peuvent supporter la critique, et qui l’implorent de vrai cœur, sont moralement supérieurs à ceux qui ne peuvent l’un et qui ne font pas l’autre !


XLIX. — CONSEILLERS DU LENDEMAIN.

Parler trop tard, critiquer au lieu d’avertir, est facile, mais peu généreux : on flatte ainsi sa propre vanité sans se compromettre, et l’on fait montre d’intérêt sans en faire la dépense ; — c’est peu généreux et inutile, car cette sagesse est trop marquée du sceau de la puérilité pour être prise au sérieux ; — c’est pis qu’inutile, c’est nuisible, car cette bonté, trop suspecte d’hypocrisie pour exciter de la gratitude, est assez insupportable pour impatienter et irriter plus que l’hostilité même. Conseillers du lendemain, prêcheurs bénévoles, vous ressemblez assez à ces nuages trompeurs et bizarres dont l’aspect menaçant promet au moins de la pluie et qui, à leur passage, ne laissent échapper que des pierres.


L. — BAGATELLES GNOMIQUES.

Pour l’âme vaine tout est vain,
Mais tout est sain pour l’âme saine ;
Un grain, sur le sol, n’est qu’un grain.
Mais, dans le sol, il devient graine.



Qui cherche trouve,
Trouve bientôt ;
Tout œuf éclôt
Lorsqu’on le couve.



Défaire et faire mieux, sont deux ;

Et tout refaire est hasardeux.
Vanité pose ; adresse impose ; envie suppose ; habitude dépose ; espoir propose et bonne action repose.

Mille débuts ne valent pas une fin ; ni mille projets une œuvre ; ni mille pensées un homme.


Tort fait tort ;
L’or endort ;
Et l’heur leurre ;
Esprit trahit ;
Haine peine
Chagrin aigrit ;
Aigreur maigrit
Et peine gêne.


Chaque esprit en trouve un qui le jette dans l’ombre ; Devant flamme plus vive, hélas ! la flamme est sombre.


Tout ce qui vole
N’est pas frivole.


Commence, c’est bien ; poursuis, c’est mieux ; achève, c’est ce qu’il faut.


Prompt rompt ; constant tient ;
Malin perce ;
Fort renverse ;
Rusé tord ; prudent prévient ;
Vif va vite et lent parvient.

LI. — LA VEINE POÉTIQUE.

Abondante et visible dans toute adolescence bien douée, que devient plus tard la veine poétique ? Ce que deviennent les mille sources, fraîches et pures pourtant, nées en même temps, sur le flanc des monts, dans les pâturages trempés de rosée.

L’une, en descendant vers les plaines de la vie, rencontre une région sablonneuse et s’y perd.

Une autre sent le roc qui la portait se dérober tout à coup sous son onde, et tombe dans l’abîme, dispersée en pluie et fouettée par les vents.

Beaucoup, filets d’eau trop minces, s’évaporent, desséchés, sous les ardeurs de midi.

La plupart, moins vivaces encore, après avoir couru, quelque temps, alertes et gaies, gazouillé sous le ciel avec un murmure charmant, et rêvé d’indépendance et de renommée, languissent, défaillent et, attirées dans le sillon d’un ruisseau plus puissant, y engloutissent leurs espérances et leur nom.

À peine une ou deux d’entre elles, plus riches ou plus favorisées, réussissent à maintenir leur individualité et leur courant, roulent, grossies à la fois par l’eau de la nue et par l’eau du rocher, par les orages du jour et par le calme des nuits, et, malgré l’avidité des sables et les dangers du précipice, malgré les feux du soleil et le vertige de l’engloutissement, esquivant ou bravant tous les obstacles, transformant les barrages en digues, les difficultés en auxiliaires et les périls en victoires, fortifiées de ce qui affaiblit leurs compagnes, s’aidant de ce qui les arrête, s’alimentant de ce qui les tarit, se creusent ainsi un lit de plus en plus large, se tracent un cours de plus en plus hardi, et, après tant d’épreuves et de bouillonnements sûres enfin d’elles-mêmes, profondes, irrésistibles, majestueuses, s’avancent, petites sources devenues grand fleuve, à travers les riantes vallées de la gloire, vers l’océan lointain de l’avenir.

Celles-ci sont les vrais poètes, les forts. Celles-là sont les poètes que les sécheresses de la réalité, l’amertume des désillusions, la flamme de l’épreuve, l’éblouissement ou le poids de la célébrité suffisent à tuer, ce sont les faibles.

Chez d’autres enfin, moins glorieusement, mais parfois plus heureusement partagés que les poètes, la veine de poésie, pas assez impétueuse pour se dégager et couler libre, imbibe, pénètre et féconde doucement l’être, comme une source souterraine et cachée qui fait verdoyer tout un vallon. Son influence mystérieuse et secrète filtre et revient partout. Dans ta méditation, ô penseur, dans ton style, ô écrivain, dans ton regard, ô jeune fille, dans ton cœur, ô jeune amant, sous toutes ces formes je te retrouve. Dans nos espérances et dans nos enthousiasmes, dans l’émotion et la mélancolie, c’est encore elle. Partout, à ses enchantements, comme Vénus à son sourire, la poésie a trahi sa présence invisible. Elle a changé de nom et d’aspect ; comme la nymphe antique, son urne a tari, elle n’est plus un ruisseau, elle est métamorphosée en éclat et en parfum, son onde est devenue fleur. Fleur de l’idéal, grâce et consolation de l’âme, toute vie sur laquelle tu as une fois brillé, même dans son obscurité, s’entoure d’une vague auréole, car si tu n’es pas la Poésie créatrice, tu en es ou la fille ou le rêve.

LII. — SYNONYMIES.

Par ci par là maint bonne strophe
Ne font encor que l’amateur ;
Mais le poète créateur
Doit poétiser toute étoffe.



Différant comme frère et sœur,
Vie à part bien que limitrophe.
Le penseur n’est point philosophe,
Mais le philosophe est penseur.

LIII. — LE STYLE.

La Muse a, fille bienheureuse,
Deux marraines, tout bien compté :
La Grâce et la Difficulté.
« — Laquelle est la plus généreuse ? »
— Cherchez ! toutes les deux leur filleule ont doté.

Et sa pensée a double forme :
Le Complet et le Raccourci.
« — Mais du mignon ou de l’énorme,
Du rosier nain ou du grand orme,
Lequel vaut mieux ? » Cherchez ! tous deux ont réussi.

LIV. — LES QUATRE QUESTIONS.

— Pour le reste du jour, dis-moi, matin riant,
N’es-tu pas un heureux présage ?

— Enfant, si tout ton jour le vent tient d’orient,
Ton ciel peut rester sans nuage.

2. Jeunesse, ou la Vie complète.

— Moi seul, penseur, je reste en mon œuvre et mes vœux
Entier ; toi tu varies !
— Non, poète, pardon, mais l’entier que je veux
Et le tien font deux vies.
Miel du jardin céleste est l’art, mais de seul miel
Seule abeille s’enivre.
Je suis homme, à mon âme il faut, avec le ciel,
La terre aussi pour vivre.

3. Âge mûr, ou la Dette sociale.

— Je ne dois rien ! — Ami, sonde ton cœur, prends garde,
Cherche ta dette et paie avant la fin du jour :
Loisir, bien-être, espoir, sont à toi, mais regarde,
Le Bonheur n’est qu’un prêt, sa rançon c’est l’Amour.

4. Vieillesse, ou Janus.

— Debout là, sur mon seuil, hôte mystérieux,
Visible à mes yeux seuls, que veux-tu donc me dire ?
Pourquoi ce double front dont l’un est sérieux
Et dont l’autre semble sourire ? —
Du fantôme une voix alors parut venir,
Grave et douce pourtant comme une voix de femme :
— Ce front est le Passé, cet autre est l’Avenir ;
Adieu, vieillard, je suis ton Âme.

LV. — LA CITÉ DE DIEU.

Toutes les âmes, comme les planètes d’un système, sont solidaires, mais l’influence qu’elles exercent les unes sur les autres, bien que réciproque, est inégale. Chacune, attirée par celles qui sont au-dessus d’elle dans la sphère des êtres, attirent celles qui se trouvent au-dessous ; mais, à mesure qu’une âme approche du centre de toute lumière, elle renvoie aux autres âmes plus de rayons et elle en reçoit moins. Le progrès de chacune est le progrès de toutes. C’est ainsi que se fait l’harmonie et la compensation dans la cité des âmes, système immense comme le ciel et dont Dieu est le soleil.

LVI. — UNE PUISSANCE DE L’ESPRIT.

Il est une faculté que très-peu d’hommes connaissent et que presque personne n’exerce ; je l’appellerai la faculté de réimplication. — Pouvoir se simplifier graduellement et sans limites ; pouvoir revivre réellement les formes évanouies de la conscience et de l’existence ; — par exemple, se dépouiller de son époque et rebrousser en soi sa race jusqu’à redevenir son ancêtre ; — bien plus, se dégager de son individualité jusqu’à se sentir positivement un autre ; — bien mieux, se défaire de son organisation actuelle en oubliant et éteignant de proche en proche ses divers sens et rentrant sympathiquement, par une sorte de résorption merveilleuse, dans l’état psychique antérieur à la vue et à l’ouïe ; — plus encore, redescendre dans cet enveloppement jusqu’à l’état élémentaire d’animal et même de plante, — et plus profondément encore, par une simplification croissante, se réduire à l’état de germe, de point, d’existence latente ; c’est-à-dire, s’affranchir de l’espace, du temps, du corps et de la vie, en replongeant de cercle en cercle jusqu’aux ténèbres de son être primitif, en rééprouvant, par d’indéfinies métamorphoses, l’émotion de sa propre genèse et en se retirant et se condensant en soi jusqu’à la virtualité des limbes : — faculté précieuse et trop rare, privilège suprême de l’intelligence, jeunesse spirituelle à volonté !

LVII. — LA BOUSSOLE.

Le devoir a la double vertu de nous faire sentir la réalité du monde positif, tout en nous en détachant : c’est donc bien la vraie boussole de l’homme et son palladium.

LVIII. — EMPIRE DE SOI

Se vaincre n’est pas seulement dompter en soi la volonté mauvaise, mais même la volonté bonne.

LIX. — DEUX LEÇONS.

Se résigner à la vie telle qu’elle est avec ses grandes douleurs et ses petites misères, tel est l’enseignement d’hier ; mais aussi lutter plus énergiquement contre la déperdition, la dispersion de soi-même, de ses projets, de ses travaux, déjouer par la persévérance la conjuration perpétuelle de la nature et des circonstances contre l’œuvre de l’individu : tel est l’enseignement d’aujourd’hui.

LX. — MOYEN DE SE VAINCRE.

Quand tu as à choisir entre diverses actions, fais de préférence ce que tu crains. — Quand tu as à choisir dans l’ordre de leur accomplissement, commence par ce qui te déplaît le plus.

LXI. — UNE IMPRESSION SUR HORACE.

Relu une bonne partie des Œuvres lyriques d’Horace. Une série d’odes ravissantes de grâce (à Taliarque, à Virgile, à Vénus, à la Fontaine de Blandusie, à Chloé) ou pleines de douce et voluptueuse mélancolie (à Postumus, à Sextus, à Torquatus), en me berçant de leurs rhythmes[sic] divins, étaient bien propres à me séduire. Pourtant l’impression générale est plutôt un désappointement. Horace (le lyrique) m’apparaît comme le poète littérateur, l’homme au goût délicat, ingénieux orfèvre de langage, ayant bien l’esprit de son état avec d’heureuses réminiscences républicaines qui sont même senties, mais, par goût et nature, plutôt un épicurien, malin et sceptique, et par position un courtisan aimable et adroit. On sent trop chez lui la dextérité, l’art, l’habile homme. Tout y est exquis et étonnant, mais il n’y a pas de franche inspiration, de sentiment chaud et vrai, de verve ni d’enthousiasme. En d’autres termes, Horace a de l’esprit non du génie, de la sagacité et non du caractère. Il fourbit admirablement la sentence, il burine en perfection le détail et le vers, mais il n’invente guère que la forme. Prodigieux dans la miniature, d’un talent merveilleusement preste et délié, sa poésie reste néanmoins une grâce et ne devient pas une puissance. Elle a quelque chose de factice ; on y sent la création d’emprunt, le fini des œuvres de seconde main. J’aime mieux Béranger, avec lequel il offre des rapports, mais qui a plus de cœur que lui. Voilà bien le mot : Horace manque un peu de cœur. Or la sensibilité est la première qualité du poète. L’imagination, le style, l’art, ne viennent qu’après.

Avec toutes leurs beautés, les poètes anciens ne peuvent décidément pas nous suffire. Il leur manque un sens, le sens des modernes, le sens spirituel, le sens de l’infini. Leurs horizons nous étouffent, leur morale nous est trop mesquine ; ils n’ont rien à dire à nos besoins les plus pressants, les plus sérieux, les plus poétiques. Leur homme n’est plus le nôtre. On reconnaît que le monde a changé, qu’un rideau a été tiré. Leur homme n’est pas devenu faux, mais il est incomplet il n’est qu’une partie de l’homme de nos jours. Il se retrouve tout entier en nous, mais non pas nous tout entiers en lui. En un mot, l’homme moderne et sa poésie renferment l’homme et la poésie antiques et les débordent. D’eux à nous, il y a eu métamorphose ascendante.

LXII. — ŒUVRES COMPLÈTES DE MONTESQUIEU.

Je viens de les feuilleter et ne puis rendre encore bien l’impression que me fait ce style singulier, d’une gravité coquette, d’un laisser-aller si concis, d’une force si fine, si malin dans sa froideur, si détaché en même temps que si curieux, haché, heurté comme des notes jetées au hasard, et cependant voulu. Il me semble voir une intelligence, sérieuse et austère par nature, s’habillant d’esprit par convention. L’auteur désira piquer autant qu’instruire. Le penseur est aussi bel-esprit, le jurisconsulte tient du petit-maître et un grain des parfums de Gnide a pénétré dans le tribunal de Minos. C’est l’austérité telle que l’entendait le siècle en philosophie et en religion. Dans Montesquieu, la recherche, s’il y en a, n’est pas dans les mots, elle est dans les choses. La phrase court sans gêne et sans façon, mais la pensée s’écoute.

LXIII. — LA MAUVAISE HONTE.

La mauvaise honte est un démon bizarre comme celui qui essaya de duper Faust. Attaquée dès son apparition par la bonté, elle est sans force, elle s’évapore : c’est un brouillard. A-t-elle eu le temps de croître, de s’armer d’un sophisme, de se cuirasser d’un principe, elle se durcit, elle est invincible : c’est un roc.

LXIV. — UTILITÉ DES ÉLOGES.

L’éloge nous est souvent aussi utile que le blâme ou que le conseil. Il est bon de savoir l’impression qu’on fait et ce qu’on vaut pour autrui en monnaie sociale. Cette connaissance donne à l’individu plus de consistance en lui montrant sa vraie place, et de calme en lui assignant à la fois sa juste mesure et ses limites. Entre la timidité craintive et la présomption orgueilleuse, qui sont deux maux, se trouve l’assurance, qui est un bien. — Sentir ce qu’on est, est une chose aussi précieuse que sentir ce qu’on n’est pas.

LXV. — LE SUPPORT.

Le support ne consiste pas à supporter un reproche mérité, une punition juste, etc., mais à supporter un tort, à renoncer à avoir raison, à donner un acquiescement tout facultatif, à céder spontanément et de libre volonté ce qui ne peut être requis, exigé ni même attendu, à se désister d’un droit, en un mot, à faire un sacrifice non aux réclamations fondées et légitimes du prochain, mais à son humeur, à ses désirs, à ses faiblesses, c’est-à-dire purement et simplement à son individualité ou même à un caprice momentané de son individu. Pour le support, il faut se désintéresser, c’est-à-dire faire taire en soi, non pas seulement les penchants despotiques (c’est un devoir), mais, ce qui est plus difficile, la revendication de la vérité, le redressement de ce qui est faux ou mauvais, l’action, même excellente, sur autrui sans son consentement ; bref, il faut oublier la justice. Le support est une espèce de renoncement ; c’est le renoncement à la défense personnelle et à la correction du prochain dans les rapports quotidiens et familiers de la vie. Le support est l’application de la charité domestique : vertu touchante comme la femme, dont elle est l’arme et la parure.

LXVI. — LA MAUVAISE HUMEUR.

Gare à la mauvaise humeur ! dispersez-la dès qu’elle se forme ; ne la laissez pas vieillir ! Paille maintenant, un coup de fourche, moins encore, un souffle l’emporte ; barricade tout à l’heure, elle résistera au canon. Irritez-la c’est la colère ; prolongez-la c’est la révolte. — Et je ne parle que de l’accès qui passe, chose comparativement bénigne. Car que dire de la mauvaise humeur à l’état chronique ?… baromètre à tempête fixe ! soleil à rayons noirs ! ô laideur et disgrâce ! n’en parlons pas, et fuyons avec empressement l’ombre malsaine du nuage morose ou, atteints par elle (car qui pourrait l’éviter toujours ?),

Vite, courons guérir notre âme
Au chaud soleil de la gaîté.

LXVII. — L’ILLUSION ET L’EXPÉRIENCE.

L’illusion peut avoir raison contre l’expérience, car l’illusion est le pressentiment d’une grande vérité, et l’expérience la possession d’une petite.

LXVIII. — POÉSIE ET VÉRITÉ.

Conserve la première impression si tu veux rester sous le charme ; veux-tu d’en délivrer, passe à la seconde. En d’autres termes, revois deux fois pour voir juste ; ne vois qu’une pour voir beau. En effet, le premier coup d’œil est pour l’imagination et le second pour le jugement : l’un est poésie, l’autre est vérité.

LXIX. — L’ILLUSION ET L’AMOUR.

Comme les fleurs s’entourent par elles-mêmes d’une atmosphère de parfums, ainsi l’amour, par sa propre force poétique, s’enveloppe d’un nuage d’illusions, involontairement émané de son sein. Tantôt ces illusions remplacent aux yeux de l’amour fasciné la réalité absente, et alors l’amour, flamme sans aliment, condamnée à se dévorer elle-même, s’évanouit bientôt ; tantôt, complément secourable, les illusions achèvent et accomplissent pour les yeux de l’amour ébloui la réalité naturellement imparfaite ; alors seulement, capable de durée, l’amour peut briller d’une renaissante et immortelle jeunesse.

LXX. — PAYSAGE D’HIVER.

Aujourd’hui, 1er février, le temps a été admirablement beau et, comme l’auteur du Voyage autour de ma chambre, j’ai beaucoup voyagé de ma fenêtre. Armé d’une longue-vue, mon œil s’est promené dans toute l’étendue du vaste cirque de montagnes qui entoure Genève. Plaines et coteaux, gorges et cimes, villas endormies et villages éveillés, terre et ciel, lac et rivages, j’ai tout exploré par toutes les issues, et discerné des détails infinis et charmants. Les microscopiques tableaux enfermés dans le cercle de ma lunette, brillants comme ces paysages qu’on peint sur l’émail des montres mignonnes, déliés et purs comme les nervures qui s’entrelacent sur l’aile de gaze des libellules, nets comme le travail du burin, m’émerveillaient par leur grâce, et, sans pouvoir m’en rassasier, je crois être involontairement remonté trois fois dans la mansarde pour en jouir. Le Mont-Blanc, drapé dans sa robe de nacre, veinée de lapis et de rose, semblait assister, roi paisible, à ce spectacle qu’il dominait de sa sereine majesté. Miroir à peine onde par une légère brise du nord, le lac, d’une fraîcheur toute printanière, se déroulait à petits plis coquets entre la Suisse et la Savoie. Loin, bien loin, rêvait dans une brume bleuâtre je ne sais quel village vaudois surmonté de son clocher. À travers les rideaux d’arbres sans feuillage, je distinguais des chaloupes légères gonflant le triangle de leurs voiles latines et des brigantines aux mâts verts, à la noire carène, au blanc éperon, sillonnant, avec l’aide des rames, la vague froide et claire. Les aiguilles étincelantes des Alpes, les roches pelées du Salève, les pentes neigeuses et solitaires du Jura, dont les sombres sapins varient seuls la monotonie, formaient le cadre immobile de cette nature d’hiver. La lumière en faisait la beauté, les ombres lui donnaient du caractère, et la vibration atmosphérique autour des masses frappées par le soleil, rochers ou édifices, lui communiquait en quelque sorte la palpitation de la vie. — Un clair de lune à éteindre presque toutes les étoiles est venu couronner cette brillante journée par une riante nuit. Au bout de ma lunette, la lune aussi, qui approchait de son plein, prit un nouvel aspect. Avec son contour cailleboté au défaut de la courbe et gercé de cratères, l’astre, quittant la forme du disque pour celle de la sphère, m’apparut comme un aérostat glorieux, brillant dans la nuit d’une lumière intérieure et voguant en silence, vers un but inconnu, dans les champs bleus de l’espace étoile. Ah ! pendant que nos yeux voient, que notre cœur sent, que nous sommes jeunes et que la maladie n’assombrit pas pour nous le ciel, regardons, sentons, admirons et n’amoindrissons pas, par négligence, notre part de bonheur !

LXXI. — AVRIL.

Ce matin, l’air était calme, le ciel légèrement voilé. À mon lever, j’ai voulu suivre au jardin les progrès de la végétation ; j’ai fait la revue des iris et des lilas, des plates-bandes et des bosquets. Charmante surprise ! Au tournant d’une allée, à demi caché dans l’enfoncement d’un massif, un chorchorus à petites feuilles avait fleuri. Il s’était ouvert pendant la nuit sous un baiser des étoiles. Frais et pimpant comme un bouquet de noces, l’arbuste couronné brillait devant moi dans tout l’attrait séduisant d’une éclosion commencée. Je saluai du regard et du cœur ces fleurs nouveau-nées….. Que ces corolles blanches, discrètement épanouies comme des pensées qui vous sourient au réveil, et posées sur ce jeune feuillage, d’un vert si virginal, comme des abeilles en course ou comme des gouttes de rosée, avaient de printanière innocence, d’élégante et pudique beauté ! — Mère des merveilles, mystérieuse et tendre Nature, pourquoi ne vivons-nous pas davantage en toi ? Les poétiques flâneurs de Töpffer, ses Charles ses Jules, amis et amants passionnés de tes grâces secrètes, ces observateurs ravis et éblouis, se présentaient à mon souvenir comme un reproche et une leçon. Le modeste jardin d’un presbytère, l’horizon étroit d’une mansarde contiennent, pour ceux qui savent regarder et attendre, plus d’enseignements qu’une bibliothèque, même que celle de « Mon oncle. » — Oui, nous sommes trop affairés, trop encombrés, trop occupés, trop actifs ! Nous lisons trop ! Il faut savoir jeter par-dessus bord tout son bagage de soucis, de préoccupations et de pédanterie, se refaire jeune, simple, enfant, vivre de l’heure présente, reconnaissant, naïf, heureux ! Oui, il faut savoir être oisif, ce qui n’est pas de la paresse. Dans l’inaction attentive et recueillie, notre âme efface ses plis, se détend, se déroule, renaît doucement comme l’herbe foulée du chemin, et, comme la feuille meurtrie de la plante, répare ses dommages, redevient neuve, spontanée, vraie, originale. La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. Douce et fertilisante, elle éveille en nous mille germes endormis. En se jouant, elle accumule les matériaux pour l’avenir et les images pour le talent. La rêverie est le dimanche de la pensée ; et qui sait, de la tension laborieuse de la semaine ou du repos vivifiant du sabbat, lequel est le plus important pour l’homme et le plus fécond ? La flânerie, si spirituellement vantée et chantée par Töpffer, n’est pas seulement délicieuse ; elle est utile. C’est un bain de santé qui rend la vigueur et la souplesse à tout l’être ; à l’esprit comme au corps ; c’est le signe et la fête de la liberté ; c’est un banquet joyeux et salutaire, le banquet du papillon qui lutine et butine sur les coteaux et dans les prés. Or l’âme est aussi un papillon ! Va, joue, voltige, gentille Psyché, cueille un peu de bonheur, car la vie est sérieuse, et l’épreuve n’est pas loin ; va, et l’heure de loisir te soit légère !

LXXII. — MAI.

Vagué tout l’après-midi par un beau soleil de mai ; longtemps rêvé, assis dans l’herbe, au cri des grillons, sur la pente de ces falaises qui s’éboulent, dans le Rhône. — Suivi du regard la fuite de l’onde bleue, regardé les jeunes pousses verdir les haies, contemplé toute cette vie qui vient et passe. En épelant la grande et mélancolique élégie de la nature, réfléchie dans l’homme, mon cœur a senti le poids de la solitude encore plus que son charme. — Aucun désir présent, vague malaise futur.

LXXIII. — L’AMÉRICAIN ALLAN POE.

Cette physionomie littéraire m’a extrêmement frappé. Elle fait ressentir tout l’entraînement de la sympathie avec la souffrance de la pitié, mais elle instruit. Cette rage de curiosité, cette soif de science, cette âpre poursuite du vrai, cette ardente et intense contemplation intérieure qui transforme le monde en rêve et le rêve en réalité, ce partage entre la critique, la poésie, la psychologie et les sciences positives, cette passion de l’immense et du détail, ce besoin de percer les mystères, d’entrer dans les régions insondées et peut-être insondables, cette attraction pour l’inconnu, cette inclination véhémente à introduire le calcul dans la fantaisie, à mesurer l’abîme, à chiffrer l’analyse de l’infini, à rayonner en tout sens par toutes les méthodes, à supprimer graduellement toutes les limites de la pensée, et à étendre la conscience jusqu’aux limites de l’être, tout cela constitue une nature puissante, mais disproportionnée, faite pour la gloire et l’infortune, et excite une attentive mais douloureuse admiration.

LXXIV. — EUGÈNE ARAM, ROMAN DE E. L. BULWER.

Après tout, Eugène Aram est un livre singulièrement intéressant et grave. L’histoire est sombre, les caractères sont vigoureux et nombreux. Quelques nobles âmes (Madeline, Roland Lester, Ellinor), une collection d’originaux divers (le caporal moraliste Bunting, le cabaretier psalmiste Pierre Dealtry, l’hypocondriaque Courtland, le chirurgien fripon Fillgrave), puis toute une cour romantique de vicieux, de coquins et de scélérats (Housemann, Clarke, la méchante Darkmans, etc.), se meuvent autour des deux hommes essentiels : Aram, l’âme profonde, le savant universel, au caractère effrayant, et Walter, le jeune homme hautain, audacieux, passionné, instrument de la vengeance céleste. — Mais le roman est en général peu goûté, parce que la pensée directe de l’auteur est difficile à saisir.

La voici, je crois. « Toute passion peut mener au crime, même la passion de la science, et un seul crime suffit à détruire l’édifice de toute une vie éclatante de grandeur : donc terreur pour soi-même. Mais un crime ne fait pas tout l’homme criminel, et l’ange de la conscience ne se laisse pas chasser aisément ; nul bon n’est sans tache, aucun coupable n’est sans vertu : donc (ceci sans doute à l’adresse de l’impitoyable sévérité des sociétés corrompues) donc charité pour les autres. »

Et dans cette pensée combien d’autres pensées ! — Plus une âme est haute, plus elle est tentée, et ses plus petites fautes prennent une gravité proportionnelle à sa propre valeur ; l’erreur de l’ange est le crime du séraphin. — La sérénité de la science n’est pas encore une garantie de vertu, car l’intelligence grandiose d’Aram aboutit au fatalisme, et le fatalisme laisse commettre le crime. — Sans la croyance en un Dieu juste, et sans la soumission intérieure, l’homme le plus fort n’est pas assez fort contre la tentation. — Aram est un homme presque parfait, il a tous les dons les plus rares de l’intelligence, des connaissances sans bornes, une énergie de volonté indomptable, un cœur généreux, désintéressé, universellement aimant ; il est digne d’être aimé de Madeline, la femme idéale, à la fois superbe et dévouée, enthousiaste et calme, héroïque et tendre. Aram semble donc l’homme idéal et pourtant il meurt sur l’échafaud. Quelle est son unique faute ? il a voulu une fais juger à la place de Dieu, il a osé, de son chef, punir et récompenser, écraser une vermine publique, et donner à son propre génie le moyen d’accomplir sa mission parmi les hommes. C’est-à-dire que, pensant être plus sage que le Destin aveugle, il a méconnu la Providence. Cet orgueil est la cause de toutes ses catastrophes. L’orgueil a engendré le crime, et le crime a engendré la mort. Si Aram s’était incliné devant le mystère du crime heureux et de la vertu misérable, trois jours plus tard il recevait l’héritage qui le tirait de l’indigence, Housemann aurait tué Clarke et aurait été pendu ; le vice détruisait le vicieux, Aram aurait fourni en paix une grande carrière, Madeline et son père ne seraient pas morts de douleur, bref des torrents de félicité auraient remplacé les flots d’amertume qui ont jailli d’une seule erreur.

Y a-t-il un spectacle plus austère, plus éloquent, plus formidable ? Vigilance et soumission, énergie et foi en Dieu ! voilà ce que prêche cette funèbre histoire.

LXXV. — PAYSAGES ARISTOCRATIQUES.

Quelle différence, même entre les beaux jours ! c’est la différence entre de jeunes femmes, même toutes charmantes. Il y a la beauté fraîche et la beauté délicate, l’agrément et la distinction, l’élégance correcte et l’élégance exquise, le joli et le fin, l’aimable et le suave. Comme la société, la nature visible a aussi mille nuances d’expression dans une même parure. On peut observer tels moments où le même paysage, dans des conditions en apparence parfaitement égales, diffère de lui-même autant que la bonne grâce d’une contadine diffère de celle d’une duchesse. L’air, la lumière, le coloris, les nuages, semblent, à certains jours, avoir des velléités aristocratiques. C’est à l’artiste et au poète à surprendre ces instants de faveur.

LXXVI. — UN SECRET.

Transformer une force en une autre force, transférer le centre de sa vie intérieure d’une région dans une autre région ; par exemple, de l’imagination dans la mémoire, du souvenir dans la volonté, de la sensibilité dans la pensée, de l’âme dans l’esprit : c’est là un secret de l’hygiène psychologique et de la thérapeutique morale : ne l’oublie pas.

LXXVII. — ÊTRE PRÊT.

Savoir être prêt, grande chose ! faculté précieuse et qui implique du calcul, de la fermeté, du coup d’œil et de la décision. Il faut pour cela savoir trancher, car on ne peut tout dénouer ; savoir dégager l’essentiel des minuties qui l’enveloppent, car on ne peut tout mener de front, en un mot savoir simplifier ses devoirs, ses affaires et sa vie. Savoir être prêt, c’est savoir partir. — Il est étonnant combien nous sommes d’ordinaire enchevêtrés de mille et un empêchements et devoirs qui n’en sont pas, et qui nous empelotonnent néanmoins de leurs fils d’araignée et entravent le mouvement de nos ailes. C’est le désordre qui nous rend esclaves. Le désordre d’aujourd’hui escompte la liberté de demain.

L’encombrement nuit à toute aisance, et l’encombrement naît de l’ajournement. Savoir être prêt, c’est savoir finir. — Rien n’est fait que ce qui est achevé. Les choses que nous laissons traîner derrière nous se redresseront plus tard devant nous et embarrasseront notre chemin. Que chacun de nos jours règle ce qui le concerne, liquide ses affaires, respecte le jour qui le suivra, et alors nous serons toujours prêts. Savoir être prêt, c’est au fond savoir mourir.

LXXVIII. — THÈSE.

C’est par leurs erreurs que les doctrines se repoussent et par leurs vérités qu’elles s’attirent. Exemple : catholicisme et protestantisme.

LXXIX. — TOCQUEVILLE : DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Ce livre capital donne à l’esprit beaucoup de calme, mais lui laisse un certain dégoût. On reconnaît la nécessité de ce qui arrive et l’inévitable repose ; mais on voit que l’ère de la médiocrité en toute chose commence, et le médiocre glace tout désir. L’égalité engendre l’uniformité et c’est en sacrifiant l’excellent, le remarquable, l’extraordinaire, que l’on se débarrasse du mauvais. Tout devient moins grossier, mais tout est plus vulgaire. Plus de monstruosité, mais plus rien d’étonnant ni de rare. L’ordinaire et le commun partout et toujours.

Le temps des grands hommes s’en va ; l’époque de la fourmillière, de la vie multiple arrive. Le siècle de l’individualisme, si l’égalité abstraite triomphe, risque fort de ne plus voir de véritables individus. Par le nivellement continuel et la division du travail, la société deviendra tout et l’homme ne sera rien.

Comme le fond des vallées s’exhausse par la dénudation et l’affaissement des monts, les moyennes s’élèveront au détriment de toute grandeur. L’exception s’effacera. Un plateau de moins en moins onduleux, sans contrastes, sans opposition, monotone, tel sera l’aspect de la société humaine. Le statisticien enregistrera un progrès croissant et le moraliste un déclin graduel ; progrès des choses, déclin des âmes.

L’utile prendra la place du beau, l’industrie de l’art, l’économie politique de la religion et l’arithmétique de la poésie.

C’est-à-dire que la Trivialité sera la reine, le Spleen la maladie et l’Ennui le démon de l’âge égalitaire. Tout culte impose des sacrifices, et le culte d’une formule abstraite les plus sévères de tous.

— Est-ce bien là le sort fatal réservé à l’ère démocratique ? N’est-ce pas acheter trop cher le bien-être général que de le payer à ce prix ? La création que nous voyons d’abord tendre à dégager perpétuellement et à multiplier sans limite les différences, reviendrait-elle ensuite sur ses pas pour les faire disparaître une à une ? et l’égalité qui, à l’origine des existences, est encore l’inertie, la torpeur, la mort, deviendrait-elle à la fin la forme naturelle de la vie ? Ou bien, au-dessus de l’égalité économique et politique à laquelle aspire, en la prenant trop souvent pour le terme de ses efforts, la démocratie socialiste et non socialiste, se formera-t-il un nouveau royaume de l’esprit, une église de refuge, une république des âmes, dans laquelle, bien au delà du pur droit et de la sordide utilité, la beauté, le dévouement, la sainteté, l’héroïsme, l’enthousiasme, l’extraordinaire, l’infini, auront un culte et une cité ?

Le matérialisme utilitaire, le bien-être aride et symétrique, l’idolâtrie nauséabonde de la chair et du moi, du temporel et de Mammon, sont-ils toute la récompense promise aux labeurs de notre race ? Je ne le crois pas. L’humanité-ruche et la société-manufacture sont un triste idéal, et l’idéal ne saurait être triste, car c’est la pensée de Dieu sur les choses. — Nous passerons par la ruche, mais nous n’y resterons pas. (1850.)

LXXX. — CRITERIUM.

La pierre de touche de tout système religieux ou politique ou pédagogique, c’est l’homme qu’il forme, l’individu qui sort de ses mains. Si le système nuit à l’intelligence, il est mauvais ; s’il nuit au caractère, il est vicieux ; s’il nuit à la conscience, il est criminel.

LXXXI. — LES MONOLOGUES DE SCHLEIERMACHER.

Petit livre profond, puissant et grandiose ! je ne t’avais pas revu depuis onze ans, et tu m’as fait encore une impression extraordinaire, quoique j’aie déjà traversé et abandonné ton point de vue. — L’indomptable liberté, l’apothéose du moi spirituel s’élargissant jusqu’à contenir le monde, s’affranchissant jusqu’à ne reconnaître rien d’étranger à lui-même ni aucune limite, se fortifiant jusqu’à recommencer la création, tel est le point de vue des Monologues. La vie intérieure : 1o  dans son affranchissement du temps ; 2o  dans son double but, réalisation de l’espèce et de l’individualité ; 3o  dans sa domination fière de toutes les circonstances ennemies ; 4o  dans sa sécurité prophétique de l’avenir ; 5o  dans son immortelle jeunesse : tel est leur contenu. — Et les Monologues ne sont point une théorie, mais une confidence, un aveu, un secret dévoilé. — Par eux, nous entrons dans une vie monumentale, d’une originalité réfractaire à toute influence extérieure, étonnant exemple de l’autonomie du moi, type imposant de caractère, Zénon et Fichte combinés. Toutefois j’y vois moins un modèle magnifique à imiter qu’un sujet précieux d’étude. Cet idéal de la liberté absolue, infrangible, inviolable, se respectant par-dessus tout elle-même, dédaignant le visible et l’univers et se développant d’après ses seules lois, est aussi l’idéal d’Emerson, le stoïcien de la jeune Amérique. L’homme jouit ici de lui-même et, réfugié dans l’inaccessible sanctuaire de sa conscience personnelle, il devient presque un Dieu. Il est à lui-même principe, mobile et fin de sa destinée ; il est lui-même et c’est assez. Ce triomphe superbe de la vie n’est pas loin d’une sorte d’impiété, ou au moins d’un déplacement de l’adoration. En effaçant l’humilité, ce point de vue surhumain a un grave danger ; n’est-il pas la tentation même à laquelle succomba le premier homme, celle de devenir son propre maître en devenant semblable aux Eloïm ? L’héroïsme du philosophe touche donc ici à la témérité, et, par là même, les Monologues prêtent le flanc à trois reproches : Ontologiquement, la position de l’homme dans l’univers spirituel est mal indiquée ; l’âme individuelle, n’étant pas unique et ne sortant pas d’elle-même, peut-elle se concevoir seule et sans Dieu ? Psychologiquement, la force de spontanéité du moi domine trop à l’exclusion de toute autre, et cependant, en fait, elle n’est pas tout dans l’homme. Moralement, le mal est à peine nommé, et le déchirement, condition de la vraie paix, n’y apparaît pas. Aussi, la paix n’y est ni une conquête de l’homme ni une grâce du ciel, c’est plutôt une bonne fortune.

Mais après m’être défendu contre les Monologues par la critique, je puis m’abandonner maintenant sans scrupule et sans danger à l’admiration et à la sympathie qu’ils m’inspirent. Cette vie si fièrement indépendante, cette conception souveraine de la dignité humaine, cette possession actuelle de l’univers et de l’infini, cette émancipation parfaite de tout ce qui se passe, ce sentiment calme de sa force et de sa supériorité, cette énergie invincible de la volonté, cette infaillible clairvoyance en soi-même, cette autocratie de la conscience qui s’appartient, toutes ces marques d’une vigueur de lion, tous ces signes décisifs d’une royale personnalité, d’une nature olympienne, profonde, complète, harmonique, pénètrent l’esprit de joie et le cœur de reconnaissance. Voilà une vie ! voilà un homme ! Ces perspectives ouvertes sur l’intérieur d’une grande âme font du bien. À ce contact, on se restaure, on se retrempe, et quelle époque en eut plus besoin que la nôtre, âge sans convictions et sans caractères ? Le courage revient par la vue. Quand on voit ce qui a été, on ne doute plus que cela puisse être. Quand on voit un homme, on se dit : Oui ! soyons homme !

LXXXII. — SAINTETÉ ET SANTÉ.

« Une vertu sortait des vêtements de Jésus. » Pourquoi la piété, santé souveraine, harmonie de l’âme avec Dieu, ne serait-elle pas sœur de la santé, harmonie de l’âme avec la nature ? La santé est l’état normal, et l’état normal c’est au fond l’état divin. La sainteté répand autour d’elle une atmosphère vivifiante qui guérit, restaure, fortifie l’homme entier. Toute religion sincère fait des miracles : tous les saints sont thérapeutes. Quand la médecine reprendra le chemin du sanctuaire, elle fera ce que nous appellerions aujourd’hui des prodiges, et le médecin sera presque un apôtre. Quand donc aurons-nous des hommes complets et nous adresserons-nous à l’homme complet ?

LXXXIII. — LES MERVEILLES FRAGILES.

Qui n’a eu, au moins une fois, le sentiment terrifiant de la multitude des possibles, et des menaces infinies que renferment tous les points de l’horizon et de l’espace ? La santé et le bonheur sont des merveilles fragiles et les mille germes de toutes les maladies comme de toutes les peines n’attendent, sous leur enveloppe brillante, qu’un accident pour s’épanouir, comme les mille semences invisibles qui flottent dans les airs n’attendent qu’un rayon ou une haleine pour prendre racine et fleurir.

LXXXIV. — LE FEU DE VESTA.

Les hommes, comme le costume masculin, sont devenus vulgaires, laids et uniformes dans toutes les classes ; toute la grâce et la dignité de l’espèce semblent se réfugier dans l’autre sexe : regardez au théâtre ou dans la rue, dans les salons ou les ateliers, il en est partout de même. À quoi tient ce résultat ? Entre autres à deux causes : à l’extrême spécialisation des activités qu’amène un siècle d’industrie, et à la bassesse des pensées qu’engendrent les préoccupations perpétuelles d’un siècle d’argent. La race s’affaisse ainsi toujours plus vers la matière ; l’Industrialisme et l’Utilitarisme, élevés de simples tendances à la hauteur de principes, sont deux agents actifs d’abrutissement ; et s’ils ne rencontraient des adversaires, ils auraient en deux cents ans dégradé la noble espèce humaine jusqu’au rang des castors ou des pourceaux. Et quels sont leurs adversaires ? quels sont les champions de l’esprit contre cette propagande d’avilissement ? Aujourd’hui ce sont particulièrement les femmes. Et d’où leur vient cette puissance ? C’est qu’elles sont encore les dépositaires de la poésie et de la religion. O femmes, sauvez-nous de la barbarie, en gardant dans votre sein, brillante et sacrée comme le feu de Vesta, l’idée sublime de la grandeur humaine ! Le ciel peut s’obscurcir sur nos têtes, la civilisation peut replonger dans la nuit, mais tant que cette flamme divine palpitera encore sur l’autel, tout n’est pas perdu pour nous, l’histoire n’est pas finie, l’âme de l’humanité n’a pas encore quitté son corps ; cette petite flamme défendez-la bien, ô mères des générations futures, car elle est leur talisman !

LXXXV. — LES CATÉGORIES SOCIALES.

Ce sont aussi les femmes qui, comme la flore des Andes, marquent avec la précision la plus caractéristique la gradation des zones superposées de la société. La hiérarchie de la culture se reconnaît visiblement chez elles ; elle est confuse dans l’autre sexe. Chez les femmes, elle a la régularité moyenne de la nature ; chez les hommes elle offre les bizarreries imprévues de la liberté. Pourquoi ? — Parce que l’homme se fait plutôt lui-même par son activité, et que la femme est plutôt faite par sa destinée ; que l’un modifie et façonne les circonstances avec son énergie, et que l’autre les subit et les reflète dans sa douceur ; bref, parce que la femme est plutôt genre et l’homme individu.

LXXXVI. — DOUBLE RÔLE DES FEMMES.

Ainsi, chose curieuse, les femmes sont à la fois le sexe le plus semblable à lui-même et le plus différent ; le plus semblable au point de vue moral, le plus différent au point de vue social ; confrérie dans le premier cas, hiérarchie dans le second. Tous les degrés de culture, toutes les conditions se reconnaissent nettement dans leur extérieur, leurs manières et leurs goûts ; mais la fraternité intérieure se retrouve dans leurs sentiments, leurs instincts et leurs désirs. Le sexe féminin représente ainsi en même temps l’égalité naturelle et l’inégalité historique. Il maintient l’unité de l’espèce et sépare les catégories de la société ; il rapproche et divise, il agrège et disjoint ; il fait les castes et les brise, suivant qu’il incline à simplifier dans un sens ou dans l’autre son rôle double. — C’est que, au fond, la femme a essentiellement une mission conservatrice ; mais elle conserve sans discerner. D’un côté elle conserve l’œuvre de Dieu, ce qu’il a de permanent, d’élevé, de vraiment humain dans l’homme, la poésie, la religion, la vertu, la tendresse ; de l’autre, elle conserve l’œuvre des circonstances, ce qu’il y a de passager, de local, d’artificiel dans la société, c’est-à-dire les usages, les ridicules, les préjugés, les petitesses. Elle entoure donc de la même foi respectueuse et tenace le sérieux et le frivole, le bon et le mauvais. Que voulez-vous ? Isolez, si vous le pouvez, le feu de la fumée. C’est ici une loi providentielle, bonne par conséquent. — La femme conserve, elle est la tradition, comme l’homme est le progrès. Or, s’il n’y a pas de famille et pas d’humanité sans les deux sexes, sans ces deux forces il n’y a pas d’Histoire. L’Histoire a pour père le Progrès et pour mère la Tradition ; tuez l’un des parents, et vous tuez la fille. — Ainsi, à chaque sexe son lot dans l’œuvre commune de la race.

LXXXVII. — UNE BONNE QUESTION.

La plus jolie et la plus insidieuse question que vous puissiez faire à un inconnu que vous désirez connaître est celle-ci : « Qu’admirez-vous ? »

LXXXVIII. — L’ACCORD DIFFICILE.

Ne vous violentez pas vous-même et respectez en vous les oscillations du sentiment : c’est votre vie et un plus sage que vous l’a faite. Ne vous abandonnez pas tout entier à l’instinct ni à la volonté : l’instinct est une sirène, la volonté un despote. Si l’esclave de ses sensations et de ses impressions du moment n’est pas encore un homme, le serf d’un plan abstrait et général ne l’est peut-être plus. Soyez ouvert à ce que, du dedans et du dehors, vous apporte la vie et faites accueil à l’imprévu ; mais donnez à votre vie l’unité et ramenez l’imprévu dans les lignes de votre plan. Qu’en vous la nature s’élève à l’esprit, et que l’esprit redevienne nature. C’est ainsi que votre développement sera harmonieux et que la paix du ciel pourra rayonner sur votre front, — à condition que votre paix soit faite.

LXXXIX. — CIRCONSPECTION.

On ne peut se faire que peu d’amis, même en y mettant beaucoup de soin, tandis qu’on peut se faire infiniment d’ennemis presque sans y prendre garde.

XC. — LES ÉCUREUILS.

Chacun trouve et perd plusieurs fois en chemin le sentiment de sa vocation particulière, du but suprême de sa vie, lequel domine et embrasse tous les autres buts. Il faut le fixer sous ses yeux et dans son cœur en lettres d’or flamboyantes ; car, si courte que soit la vie, elle est encore assez longue pour mille divagations. — Nous sommes tous des écureuils, et prenons notre agitation pour notre marche.

XCI. — UNE HUMILIATION.

Combien de fois ne sommes-nous pas hypocrites en restant semblables à nous-mêmes au dehors et pour les autres, quand nous avons la conscience d’être devenus différents pour nous-mêmes et au dedans ! Ce n’est pas de l’hypocrisie au sens propre, car nous n’empruntons pas un autre personnage que le nôtre, mais c’est pourtant une sorte de mensonge. Ce mensonge humilie. Cette humiliation est un châtiment que le masque inflige au visage et que notre passé fait subir à notre présent. Et cette humiliation est bonne : car elle produit la honte ; et la honte engendre le repentir. Ainsi du mal sort le bien dans une âme droite, et la chute amène le relèvement.

XCII. — SOUVESTRE : UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS.

Attrayant et bienfaisant petit livre, pépinière de salutaires enseignements, nid de bonnes pensées, école de modération, de résignation et de douce sagesse. Sa tendance est morale, sérieuse, sans nuance religieuse particulière. Voilà le genre de livres qu’il faut à notre époque d’effervescence fiévreuse et de vanité féroce, où les joies simples de la pauvreté et de la vertu sont oubliées et méconnues. L’auteur a du cœur, de l’originalité, de la vérité et une certaine grâce réservée et piquante qui a les attraits de la pudeur.

XCIII. — LA SENTENCE.

Si tu ne veux pas souffrir, tu n’as qu’un moyen ; renonce à la vie ; car vivre sans aimer ce n’est pas vivre et, dans l’amour, vivre sans souffrir est impossible. — Aimer Dieu, dont l’amour ne trompe pas, et dans cette joie profonde noyer toutes les douleurs de la terre, c’est encore la plus sure sagesse, le premier des devoirs, la plus haute vertu et le plus grand bonheur. Mais aimer Dieu, c’est se détacher de soi-même, c’est se délivrer des instincts puissants de bien-être, d’orgueil, de succès, d’affection même, et pour tout dire en un mot, de l’instinct du bonheur. — Renonce au bonheur et tu seras heureux, autant du moins que la vie le comporte. Dure et mystérieuse sentence ! Que celui qui peut l’entendre, l’entende !

XCIV. — TÊTE-A-TÊTE.

Il est des moments solennels dans notre vie intérieure, où tout ce qui nous occupe, préoccupe, passionne et remplit d’ordinaire, devient subitement à nos yeux frivole, puéril et vain. Nous nous paraissons à nous-mêmes des marionnettes qui, jouant au sérieux une parade, prenons des hochets pour des choses de grand prix. À ces moments-là tout se transforme et la vie a un tout autre aspect : — Berkeley et Fichte ont alors raison, Emerson aussi ; — le monde n’est qu’une allégorie ; — l’idée est plus réelle que le fait ; les contes de fée, les légendes, sont aussi vrais que l’histoire naturelle et plus encore, car ce sont des emblèmes plus transparents ; — la seule substance proprement dite c’est l’âme ; qu’est tout le reste ?….. ombre, prétexte, figure, symbole et rêve ; immortelle, positive, seule parfaitement réelle est la conscience : le monde n’est qu’un feu d’artifice, une fantasmagorie sublime destinée à égayer l’âme et à la former.

Ces moments sont plus ou moins rares suivant les individus et leur tendance au recueillement. C’est dans les douces langueurs de la convalescence, au printemps quand la nature aussi semble renaître à la vie, la nuit entre deux sommeils, qu’ils se présentent le plus souvent. Ces instants sont augustes ; ils sont le tête-à-tête de l’homme avec l’infini et l’éternel.

Il se fait alors en nous un grand silence. Effrayant comme le calme de l’Océan qui laisse plonger le regard en ses abîmes insondables, ainsi le silence de la vie nous laisse voir en nous des profondeurs à donner le vertige, des besoins inextinguibles, des trésors de souffrance et de regret. Viennent les tempêtes ! est-on tenté de s’écrier, elles agitent moins la surface de ces ondes aux secrets terribles. Soufflent les passions ! en soulevant les vagues de l’âme elles en voilent au moins les gouffres sans fond. — À nous tous, enfants de la poudre, fils du temps, l’éternité inspire une involontaire angoisse et l’infini une mystérieuse épouvante. Il nous semble entrer dans le royaume de la mort.

Pauvre cœur, tu veux de la vie et tu as raison, après tout, car la vie est sacrée. Mais rassure-toi, et raffermis-toi. Écoute la voix austère et douce qui parle dans ce silence ; elle descend d’un monde qui est aussi le tien, quoique tu ne le connaisses pas. Écoute-la et tu sauras ce que c’est que l’éternité et le temps, que la mort et la vie. Écoute-la et tu ne craindras plus. Écoute-la encore et tu trouveras la joie qui ne passe point et ne se décrit pas.

Enfant, tu as eu une vision. Va maintenant, rentre dans la foule et dans ton devoir, et garde la vision dans le plus secret de ton souvenir.

XCV. — IMPRUDENCE.

Étouffer un sentiment pénible, c’est comprimer la vapeur : mieux vaut une fissure qu’une explosion ; mieux vaut une soupape qu’une fissure.

XCVI. — GYMNASTIQUE SUPÉRIEURE.

Aucun organe ne peut se passer d’exercice ; aucune puissance intérieure non plus. Exerce l’affection, entretiens l’espérance, ranime l’enthousiasme, maintiens toute l’âme en action si tu ne veux la voir s’épaissir de quelque côté ou se roidir en quelque fibre.

XCVII. — EN VOYAGE.

Il est toujours amusant en voyage d’observer les procédés d’herméneutique instinctive par lesquels chacun, à la fois scrutateur et scruté, assaillant et assailli, cherche, étant donnés les compagnons de route que lui envoie le hasard, à découvrir d’où ils viennent et où ils vont, ce qu’ils veulent et ce qu’ils sont. Battues adroites de reconnaissance ; circonvallation par insinuations indirectes qui, sans en avoir l’air, resserrent insensiblement le problème ; hypothèses successivement creusées, éliminées, amendées, qui s’avancent à petit bruit en zigzag comme la sape des chemins couverts ; mines et contre-mines…. Le curieux ressemble ici singulièrement à un officier de génie, et la conversation du voyageur à la guerre de siége[sic]. De minute en minute la crise approche ; déjà la brèche s’élargit, le dernier obstacle tombe, l’inconnu va être connu, victoire ! Mais l’heure sonne ; diligence, wagon ou vapeur, arrivés, s’arrêtent. On se joignait, il faut se séparer. Ainsi va le monde !

XCVIII. — MISANTHROPIE ET REPENTIR.

Il y a, dans la vie de chacun, des moments où le monde des hommes apparaît comme une ménagerie de vilaines bêtes qu’il faut dompter quand on ne peut les fuir. Ces moments, fixés et perpétués, conduiraient vite à la misanthropie. Mais le pardon vaut mieux que la vengeance et la charité que le mépris ; d’ailleurs il est écrit : La colère n’accomplit pas la justice de Dieu.

XCIX. — L’HOROSCOPE.

L’aspiration fondamentale d’un individu est l’indice de ce qu’il est, sa manière de juger les maîtres est la mesure de ce qu’il sait, et son œuvre est la preuve de ce qu’il peut. Son horoscope est dans ces trois choses. Montre-moi ce que tu es, ce que tu sais et ce que tu peux, et je te dirai ce que tu deviendras.

C. — CONSOLATION.

Hélas ! nous préparons toujours et nous n’effectuons jamais….. Qu’importe ? il n’y a qu’une chose nécessaire et cette chose est une préparation. Se préparer, c’est là la vie. Et quand la vie elle-même n’est que provisoire, comment chaque œuvre de la vie ne le serait-elle pas ?

CI. — LA TOUR DE BABEL.

Différez d’avis sur l’homme, vous ne pouvez plus vous entendre sur rien d’important.

CII. — LES RÉVOLUTIONS.

Modifiez la conception de Dieu et vous révolutionnez l’espèce humaine dans ses profondeurs sociales aussi sûrement qu’en modifiant l’inclinaison de l’axe de la terre sur un plan de l’écliptique, vous révolutionnez de fond en comble notre nature entière. C’est pourquoi les révolutions politiques, qui n’ont rien de religieux, n’ont pas en elles de principe de durée et ne sont que d’une importance historique de second ordre, eussent-elles entassé des montagnes de ruines sur des monceaux de morts, et ébranlé les deux hémisphères. Rien n’est vraiment grand que ce qui dure ; et que sont, dans la formation de nos continents, les plus turbulents tremblements de terre, comparés aux prodigieux soulèvements géologiques ou aux immenses dépôts séculaires ? de simples accidents.

CIII. — HABILETÉ.

La grâce protège : en lissant son aile, le cygne s’en fait une cuirasse.

CIV. — ÉTENDUE ET DISPERSION.

Effleurer et parcourir ne sont pas la même chose ; l’habitude de feuilleter est nuisible, l’art de feuilleter précieux ; l’une disperse, l’autre étend.

CV. — RÉCOMPENSE DU TRAVAIL.

Le sommeil de la mémoire n’est pas sa mort : les études oubliées sont des aptitudes rendormies.

CVI. — LES OMBRES.

Rien sans peine, pas même le vrai plaisir ! L’indolence n’est pas la mère des jouissances, mais de l’ennui, tandis que l’activité donne à la fois au travail son mordant et au loisir sa saveur. — Rien sans peine, rien de grand surtout ! C’est l’effort qui augmente la force et la langueur qui rend impuissant. La mollesse est un poison, la paresse un suicide. Consentie ou non, l’inertie est le crépuscule de la mort pour l’individu. Passez, malheureux qui vous êtes ensevelis vous-mêmes sous la chape de plomb de l’oisiveté. Place aux vivants ! passez ; vous n’êtes que des ombres.

CVII. — LUCIDITÉ.

Les regards ou les pensées dont on est l’objet, sont comme des dards invisibles qu’un sens particulier, autre que la vue ou l’ouïe, peut percevoir. Cette irritabilité délicate et subtile dénote la sensibilité de l’imagination, du cœur ou de la vanité. Elle appartient à toutes les femmes et, parmi les hommes, aux âmes susceptibles par tendresse ou par amour-propre et aux organisations nerveuses et fines.

CVIII. — MÉPRISE.

Pourquoi des hommes parfaitement respectables et bienveillants dans leur vie privée, sont-ils parfois sans pitié dans leurs opinions et détestables historiens ou politiques ? Réponse : Parce qu’ils appliquent une mauvaise mesure. — Ainsi le bon sens vulgaire voulant juger l’idéal : première hérésie, celle des philistins de tout ordre. — Ainsi le code et le catéchisme de la vie individuelle posés tels quels comme étalon de la vie des nations et des sociétés : seconde hérésie, celle des honnêtes gens. — Ainsi le point de vue commercial, juridique, artistique, ou tel autre point de vue particulier voulant faire loi dans les autres sphères : troisième hérésie, celle des gens spéciaux. Le type de cette illusion, que j’appelle déplacement de compétence, c’est le myope se croyant presbyte, et, parce qu’il voit très-clair, s’imaginant voir très-loin. — Cette méprise énorme et continuelle est la source d’une infinité de discussions qui ne peuvent naturellement aboutir qu’à l’erreur. L’honnêteté ne met point à l’abri des paralogismes ; souvent même elle les favorise en couvrant de l’autorité incontestée du caractère un raisonnement fort contestable. Le cœur droit ne garantit point l’esprit juste, et si pauvreté n’est pas vice, vertu n’est pas toujours raison.

CIX. — SAGESSE PRATIQUE.

Ne demandez pas des œillets au rosier ni à la pêche le goût de la fraise. Acceptez la lune avec son hémisphère caché. Regardez le mauvais côté de la pomme à acquérir, et mordez le bon de la pomme acquise…. Qui ne le sait ? mais qui le fait ?

CX. — RESPONSABILITÉ.

Le rayon de l’intelligence de chacun trace le cercle de sa responsabilité, et le devoir que tu devines te lis dès l’instant où tu l’as deviné.

CXI. — DEUX TORTS.

Mieux vaut presque la défiance de soi qui rend faible, que l’estime de soi qui rend ridicule : mais toutes deux sont mauvaises.

CXII. — BESOIN D’ESPACE.

La pensée sans poésie et la vie sans infini, c’est comme un paysage sans ciel : on y étouffe.

CXIII. — LES PROCÉDÉS.

Les procédés sont chose grave, car d’un côté ils sont comme la signature de l’individu et indiquent ce que vous êtes, et de l’autre ils révèlent l’estime que vous faites d’autrui. Leur importance tient précisément à ce qu’ils sont facultatifs. Aussi, ce que l’on pardonne souvent le moins, les femmes surtout, ce sont les torts de procédés. Qu’ils proviennent ou d’une certaine rusticité de nature, ou d’un manque d’éducation, ou d’une intention désobligeante, n’importe. Involontaires, ils choquent ; volontaires, ils blessent : voilà toute la différence.

CXIV. — SUPÉRIORITÉ.

Qu’on soit d’abord ce qu’on doit être dans chaque position donnée, avant de chercher à être plus : c’est la méthode des maîtres et le signe de la vraie supériorité.

CXV. — LA PAROLE.

Quelle n’est pas l’importance des premiers dialogues dans la première enfance, et que nous devrions mieux la sentir ! L’innocence et l’enfance sont sacrées. Le semeur qui jette le grain, le père ou la mère qui jette la parole féconde, accomplissent un acte de pontife et ne devraient le faire qu’avec religion, avec prière et gravité, car ils travaillent au règne de Dieu. Toute semaille est une chose mystérieuse, qu’elle tombe dans le sol ou dans les âmes. L’homme est un colon ; toute son œuvre, à la bien prendre, est de développer la vie, de la semer partout ; c’est la mission de l’humanité, et cette mission est divine. Son grand moyen est la parole. Nous oublions trop souvent que le langage est à la fois un ensemencement et une révélation. L’influence d’un mot, dit à son heure, n’est-elle pas incalculable ? O la parole ! chose profonde, mais nous sommes obtus, parce que nous sommes charnels. Nous voyons les pierres et les arbres du chemin, les meubles de nos maisons, tout ce qui est chose et matière ; nous ne distinguons pas les phalanges des idées invisibles qui peuplent l’air et battent perpétuellement de l’aile autour de chacun de nous.

CXVI. — LA JUSTESSE.

L’habitude du vague, dans la pensée ou dans l’action, émousse toutes les facultés et engourdit tous les ressorts. Il faut vouloir avec décision, repousser avec fermeté, ordonner catégoriquement, regarder en face, exprimer avec exactitude. Cette attention vive, cette droiture du regard et de la résolution, est une immense économie de vie et de temps. Elle donne à l’esprit une vigueur peu commune. L’àpeu-près en tout est une faiblesse. La justesse est donc une force. — Et comme la base de la beauté, c’est la vérité, la réalité, la vie, c’est-à-dire, la détermination, l’individualisation de chaque être et de chaque chose, car toute existence est individuelle, la première condition pour l’élégance est la correction, et pour la grâce la netteté. L’incertain, le mou, le flasque est la destruction du style en tout genre. La justesse est donc aussi une beauté. — Et comme chaque chose a le droit d’être reconnue dans sa nature et dans son intégrité ; que, mal saisie ou mal rendue, elle est lésée dans son droit, droit muet peut-être, mais imprescriptible, la justesse est donc aussi justice. — Et comme tout ce qui est mal fait est mal et que le mal accuse son auteur, l’inexactitude, qu’elle dérive ou d’une certaine lâcheté des organes ou d’une mollesse de caractère ou d’un léger manque de respect pour la vérité, indique, avouons-le, un défaut de conscience. Par ce côté, la justesse devient encore une vertu. — L’aptitude à la justesse varie, il est vrai, suivant les individus, mais nul ne peut, sans tort, se croire dispensé d’y arriver. Bien faire tout ce que l’on fait est une obligation. La justesse est donc enfin un devoir. — Ainsi, l’habileté et la morale, la sagesse et l’art, se donnent ici la main.

CXVII. — UN MOT SUR VINET COMME ÉCRIVAIN.

…..Comme penseur, comme chrétien et comme homme, Vinet restera un modèle et un type ; sa philosophie, sa théologie, son esthétique, bref son œuvre, sera ou est dépassée sur tous tes points. Vinet est une grande âme et un beau talent, mais pas assez bien servi par tes circonstances ; une personnalité digne de toute vénération, un grand homme de bien et un écrivain d’élite, mais pas encore un grand homme ni un grand écrivain. Profondeur et pureté, voilà ce qu’il possède à un degré éminent, mais non proprement la grandeur. Il est, pour cela, un peu trop subtil et analytique, trop ingénieux et raffiné, il a trop de pensée de détail et pas assez de veine, d’éloquence, d’imagination, de chaleur et d’ampleur. Essentiellement et constamment méditatif, il ne lui reste plus assez de puissance pour le dehors. La casuistique de conscience et la casuistique grammaticale, l’éternelle suspicion du moi, le perpétuel examen moral, expliquent son talent et ses limites. Vinet manque de flamme, de masse, d’entraînement et par conséquent de popularité. L’individualisme ; qui est son titre de gloire, est aussi la cause de sa faiblesse. On retrouve toujours chez lui le solitaire et l’ascète. Sa pensée est en chapelle, elle s’éprouve continuellement et ne s’épargne pas la discipline. De là cet air de discrétion, de scrupule, d’anxiété, qui la caractérise même dans son audace. Énergie morale, mais délicatesse inquiétante ; finesse d’organisation, mais petite santé, pour ainsi dire : voilà une des impressions qu’elle fait éprouver. Force toujours reployée sur elle-même contre elle-même, voilà le reproche, dirai-je ? ou l’éloge à lui adresser. Plus d’élan dans l’allure, plus de muscles, en quelque sorte, autour des nerfs, plus de cercles de vie intellectuelle et historique autour de son cercle individuel ; voilà ce que notre Vinet, celui peut-être des écrivains qui fait le plus penser, laisse néanmoins encore à désirer. Pour ceux qui aiment les formules abrégées, et ne craignent pas les termes scientifiques, je dirai : Moins de réflexivité, plus de plasticité et d’objectivité, voilà ce qui, du style de Vinet, si riche de substance, si nerveux, si plein d’idées et de tours, ferait un grand style. Vinet, pour me résumer, c’est l’homme et l’écrivain conscience. — Heureuses la littérature et la société, qui compteraient à la fois deux ou trois individus pareils, sinon égaux !

CXVIII. — LIBERTÉ DE L’ESPRIT.

Entre partout et ne t’enferme nulle part.

CXIX. — LA RIME.

La rime, devenue riche, n’est point ingrate ; elle paie presque toujours ce qu’on a fait pour elle.

CXX. — AFFRANCHISSEMENT DE L’ESPRIT.

Juger notre époque au point de vue de l’histoire universelle, l’histoire au point de vue des périodes géologiques, la géologie au point de vue de l’astronomie, c’est un affranchissement pour la pensée. Quand la durée d’une vie d’homme ou d’un peuple nous apparaît aussi microscopique que celle d’un moucheron, et, inversement, la vie d’un éphémère aussi infinie que celle d’un corps céleste avec toute sa poussière de nations, nous nous sentons bien petits et bien grands, et nous pouvons dominer de toute la hauteur des sphères notre propre existence et les petits tourbillons qui agitent notre petite Europe (Avril 1848).

CXXI. — L’ANALYSE PSYCHOLOGIQUE.

Ce que la physiologie appelle la loi du balancement des organes se retrouve en psychologie. Chaque peuple bien doué en vaut un autre et chaque avantage s’expie par quelque inconvénient. Pour les personnalités nationales comme pour les caractères individuels, isoler, par l’analyse, les qualités des défauts est un procédé des plus ordinaires, mais c’est là une œuvre puérile, stérile et illusoire. La raideur de l’Anglais et l’arlequinade du Napolitain tiennent à leur nature intime comme la mâchoire du tigre tient au tigre. Tout est identique dans la base, mais tout diffère dans la manifestation ; tout est dans tout et rien ne se répète ; tout diffère et tout s’équivaut. Pénétrez au centre des différences pour reconstituer l’individu dans son unité sui generis, dans son entité incommunicable ; puis trouvez successivement l’unité de l’espèce, l’unité du genre et remontez de proche en proche jusqu’à l’unité de substance. Il y a transition de Thersite à Alexandre, du Lapon au Parisien, de l’idolâtre au chrétien, comme du poisson au chameau, ou du ver au papillon, ou du toucher à la vision.

CXXII. — UNE HABILETÉ.

La jactance, ne fût-elle pas choquante, est une maladresse, et la modestie ne serait pas encore une glace et une vertu qu’elle serait déjà une habileté.

CXXIII. — CONDITION DE LA CRITIQUE.

La faculté de métamorphose intellectuelle est la première faculté du critique. Sans elle, il n’est pas apte à comprendre les autres esprits et doit par conséquent se taire s’il est loyal. Le critique consciencieux a d’abord à se critiquer lui-même : ce qu’on ne comprend pas on n’a pas le droit de le juger.

CXXIV. — CLAIR DE LUNE.

(Aix.) — Il est dix heures du soir. Un clair de lune étrange et recueilli, par une fraîche brise de septembre et un ciel traversé de quelques nuages, rend à cette heure notre terrasse charmante. — Ces rayons doux et pâles laissent tomber du zénith une paix résignée qui pénètre : c’est comme la joie calme ou le sourire pensif de l’expérience avec une certaine verdeur stoïque. Les étoiles brillent ; les feuillages frémissent sous des reflets argentés. Pas un bruit dans la campagne ; de larges ombres s’engouffrent sous les vertes allées et au tournant des escaliers. Tout est furtif, mystérieux, solennel. Heure nocturne, tu as de la poésie dans ton silence et de la mélancolie dans ta grâce solitaire ; tu attendris mon cœur et tu le consoles ; tu nous parles de tout ce qui n’est plus et de tout ce qui doit mourir, mais tu nous dis : Courage ! et tu nous promets le repos.

CXXV. — LA QUESTION INÉVITABLE.

Avec un homme sérieux, commencez par quel sujet vous voudrez, au bout d’une heure vous arriverez à la question du premier et du dernier homme, d’Adam et du Christ, du péché et du salut. Quoi d’étonnant, puisque cette question est le pivot sur lequel tourne le monde et la cime qui fait la ligne de partage entre les deux courants de l’esprit humain ?

CXXVI. — PARADOXE.

Une erreur est d’autant plus dangereuse qu’elle contient plus de vérité. Le sophisme est plus vrai que l’absurdité ; aussi l’absurdité est-elle innocente et le sophisme redoutable.

CXXVII. — DEVOIR DE LA CRITIQUE.

La critique est superficielle dès qu’elle n’est pas doublement créatrice. D’une part, reconstruire en esprit l’œuvre qu’elle apprécie, la refaire en miniature telle qu’elle est, et d’autre part la refaire telle qu’elle devrait être ; en d’autres termes, rendre transparente la réalité qui l’occupe, et faire resplendir son idéal ; telle est sa fonction et son devoir. Autrement la critique n’est ni une science ni un art, c’est un oiseux et frivole caquetage, insupportable comme l’impertinence babillarde et stérile comme le jeu de deux amours-propres, indigne en tout cas de l’attention d’un écrivain ou d’un lecteur sérieux.

CXXVIII. — HISTOIRE UNIVERSELLE PAR CANTU.

Cet ouvrage remarquable à tant de titres et important, prouve combien un homme est faible contre un préjugé. L’auteur, malgré son amour de la vérité et sa générosité de cœur, a laissé troubler tout son point historique par le préjugé italien : aussi défigure-t-il l’histoire moderne. Malgré son érudition, il en est encore à cette vieillerie que le protestantisme n’a pas de noms à opposer à Galilée, Descartes, Raphaël, et il oublie seulement Newton, Leibnitz, Hegel, Shakspeare[sic], Beethowen[sic], etc., etc. Il va même, dans son zèle, jusqu’à cette énormité fâcheuse de faire du protestantisme la stabilité et du catholicisme le progrès, et jusqu’à mettre le premier hors la loi du christianisme. Toute sa philosophie de l’histoire en est bouleversée et son horizon amoindri. Son illusion est celle de Gioberti, « Catholicisme et liberté, suprématie morale de l’Italie » et tout ce bagage de paradoxes surannés et de joujoux patriotiques.Toujours même ignorance du principe substantiel de la Réformation ; toujours la tendance réelle du catholicisme méconnue ; toujours confusion du besoin d’unité spirituelle avec sa promulgation par la force ; toujours la lettre prise pour l’esprit et le christianisme vu à travers la conscience juive ou thibétaine[sic], qui croit tout perdu sans le temple de Sion ou la personne du Dalaï-lama. Cette conception superficielle et extérieure de la vérité, de la religion, de l’Église, est la fatalité des races latines. La discipline et la solidarité sous leurs deux grandes idées. Aussi méconnaissent-elles et menacent-elles inévitablement et par leur nature même la liberté et l’individualité. Au fond, ce qui les préoccupe, c’est l’espèce et non la personne. C’est pourquoi ces races correspondent en plein à la sphère politique et sociale, mais imparfaitement et seulement par l’élément de l’ordre, à la religion et à la philosophie ; l’autre élément, le plus profond, le plus moral, le plus sacré, refuge inviolable et dernier de la conscience, lui échappe. Le Dieu de la race latine est le Dieu qui ordonne ; le Dieu de la race germanique est le Dieu qui appelle. Ce sont là deux mondes qui ont peine à se comprendre, comme l’Égypte et la Grèce, qui se repoussent avec horreur, s’abominent et s’anathématisent : le monde de l’Autorité et celui de la Liberté. (1851.)

CXXIX. — LA PAIX.

Il n’y a de repos pour l’esprit que dans l’absolu, pour le sentiment que dans l’infini, pour l’âme que dans le divin, et pour la conscience que dans le parfait,

CXXX. — BÉVUE.

Vouloir prêcher aux autres sans se prêcher soi-même, c’est vouloir bâtir une maison sans commencer par la base : à ce prix, l’édification religieuse est aussi impossible que l’autre. Et c’est ce contre-sens énorme que commettent parfois les orateurs qui sont les premiers à le honnir en théorie.

CXXXI. — LA FORCE DES CHOSES.

La force des choses, c’est le doigt de Dieu dans l’histoire. Implacable exécutrice des hautes-œuvres de la souveraine justice, elle abat avec la hache toutes les résistances. Laissez passer la justice de Dieu. Ses desseins s’accomplissent inexorablement, mais c’est la faute de l’homme si cette Puissance irrésistible, dont la droite est armée du glaive exterminateur et la gauche pleine de palmes, doit punir ou couronner. L’homme décide de sa destinée ; il fait la route sanglante ou facile, il peut barrer, faire dévier ou écumer un instant le fleuve de l’histoire, mais il ne lui fait pas rebrousser chemin, il ne peut faire fléchir les décrets de la Providence. Le but est inévitable, prédestiné, mais le moyen dépend de l’homme. Sans lui, avec lui ou malgré lui, la volonté suprême s’accomplit.

CXXXII. — IMPRESSION DE VOYAGE.

(Bâle, octobre.) — J’ouvre ma fenêtre à la grande poésie du Rhin. La lune approche du zénith et minuit n’est pas loin. O jeunesse, amour, enthousiasme, énergie, espérance, air des montagnes, venez rendre la fraîcheur à mon âme un instant troublée ! Sol de la patrie et du devoir, rendez-moi, comme la terre à Antée, la force pour le combat. Vaines images d’une vie menteuse, effacez-vous, dissipez-vous, cédez la place à l’idéal grave et pur d’une vie pleine et sérieuse. Pauvre cœur, sois un peu plus fidèle à toi-même, un peu plus confiant dans tes efforts ; et par faiblesse, par effacement et humilité, ne t’abandonne pas toi-même, ne perds pas le goût à ta propre vie, croyant toujours avoir choisi la mauvaise part ! Crois en Dieu et en toi, en la Providence et en ta force, en ton étoile et en ta mission : sans cette foi, on ne fait rien. Courage et confiance ! — Merci, grand fleuve, vieux Rhin qui descends de mes montagnes ; tes ondes froides et argentées roulent la force ; et de tes ondes je la sens remonter jusqu’à mon sein.

CXXXIII — L’EXEMPLE.

Toute vie est une profession de foi et exerce une propagande inévitable et silencieuse ; elle tend à transformer autant qu’il dépend d’elle l’univers et l’humanité à son image. Ainsi nous sommes tous hommes publics, nous avons tous charge d’âmes. Chaque homme rayonne sans cesse comme un corps lumineux, il est comme un fanal qui attire sur les récifs s’il ne guide pas au port. Chaque homme est prêtre même involontairement ; sa conduite, prédication muette, le révèle perpétuellement aux autres ; mais il y a des prêtres de Bahal, de Moloch et de tous les faux dieux. Telle est la haute importance de l’exemple. De là la redoutable responsabilité qui pèse sur chaque homme. Le mauvais exemple est un empoisonnement spirituel ; c’est renseignement d’une religion sacrilège, d’un Dieu impur. Le péché ne serait qu’un mal pour celui qui le commet, mais il est un crime envers les faibles qu’il corrompt. Aussi a-t-il été dit : « Mieux vaudrait n’être pas né que de donner du scandale à l’un de ces petits. »

CXXXIV. — DEUX SAUVEGARDES.

La simplicité défend contre les tentatives de l’esprit, la pureté contre les tentations de la chair. L’âme simple et pure, bravant les séductions opposées de la nature supérieure et de la nature inférieure de l’homme, passe, inviolable et immaculée à travers le double enfer de l’orgueil et de la sensualité, pour remonter, soumise à la fois et spirituelle, aux pieds de Dieu.

CXXXV. — LA MÉMOIRE.

La mémoire est pour l’homme la possession de son travail antérieur : en la perdant, tu te ruines ; tu passes du rang de propriétaire intellectuel au rang de prolétaire. Si la pensée est le travail de l’esprit, la mémoire en est le capital, et le vrai capital, ce n’est pas la mémoire confuse et vague, capital mort, mais la mémoire de rappel, capital disponible et présent.

CXXXVI. — SOUMISSION.

Repousser sa croix, c’est l’appesantir ; s’agiter dans son supplice, c’est l’exaspérer.

CXXXVII. — NAPOLÉON : PRÉCIS DES GUERRES DE JULES-CÉSAR.

Il faut lire ce petit livre pour surprendre en action le génie militaire et saisir sur le fait ses procédés intellectuels. Ce coup d’œil d’aigle, frappant au centre des objets, s’emparant mathématiquement de toutes les données (par exemple de l’Iliade et de l’Enéide), et, les combinant avec la rigueur du chiffre et la rapidité de l’éclair, c’est la marque du grand capitaine, qui manie la plume comme l’épée. Aucun style n’est plus terriblement actif et ne rend aussi libre, aussi audacieux et pour ainsi dire aussi conquérant que celui-là. Avec lui on dévore l’espace et on se sent en appétit de dévorer le monde.

CXXXVIII. — LES DIVERS LANGAGES.

Autour du langage parlé se déploient, comme autant de rayons ou de prolongements de lui-même, les divers arts, langages spéciaux, méthodes d’analyses plus raffinées, qui se servent de la couleur, de la lumière ou du son. Ce sont les émissaires, les colons de la métropole, et, si j’ose dire, ses tentacules dans des mondes divers. Par exemple, la musique est, dans la sphère du sentiment, un instrument d’analyse infiniment plus délicat que la langue parlée. Tandis que celle-ci n’a qu’une cinquantaine de mots (rêverie, espérance, tristesse, passion, allégresse, etc.) pour rendre les divers états du sentiment, la musique peut exprimer cent, deux cents, mille nuances de chacun de ces états. Le dernier, le plus délié ramuscule du langage, n’est pour la musique encore qu’une grosse branche informe : elle se charge, c’est son privilège, de l’analyser, de la subdiviser, de la ramifier en tiges, feuilles, nervures, fibrilles, indéfiniment. — De même dans les autres arts. — L’important pour chacun d’eux est de bien reconnaître son domaine et de s’en emparer.

CXXXIX. — TÉMOINS ET COMPLICES.

Vertus, fautes et crimes s’entendent sur le compte des témoins, que tous les trois, par modestie, honte ou peur, évitent également, mais non sur l’article des complices, que les crimes redoutent comme une menace, tandis que les fautes les recherchent comme une excuse et que les vertus les aiment comme une récompense.

CXL. — L’ASILE.

Il n’y a pas de parfums, de vertus, de trésors, qui n’aient besoin d’être renfermés ; n’ouvre pas portes et fenêtres à tous les vents du ciel, à tous les oiseaux de la forêt, à tous les passants de la terre ; aie en toi un sanctuaire, une chapelle intérieure qui soit aussi une citadelle et un lieu fort ; caches-y ton secret, ta vocation, tes principes, les archives de ton âme, l’eau lustrale de la religion, les armes de ta volonté, l’ex-voto de ta suprême idée ; reviens-y quotidiennement te retremper par la prière et la contemplation ; viens-y demander la foi et la fidélité à toi-même. Le recueillement, le retour au divin, il ne faut pas moins pour traverser la vie, ses tentations, ses dissipations, sans s’évaporer, se dissiper ou se corrompre. Et cette foi intérieure demande à être renouvelée tous les jours.

CXLI. — L’EFFET DU DOUTE.

Entre l’intérieur et l’extérieur d’un arbre, entre l’écorce et l’aube, introduis le doigt : c’est le doigt qui est écrasé. Entre l’intérieur et l’extérieur de l’homme, entre la pensée et l’action, insinue le doute, c’est l’homme qui se fend en deux. Le schisme, qui laisse indifférente ou même exalte la vitalité du végétal, atteint et blesse mortellement la vie de la volonté.

CXLII. — LA CAUSERIE.

Mieux connaître et mieux être connu, tel doit être le résultat de toute conversation sérieuse ; consolation réciproque et raffermissement mutuel par l’échange et la confidence des âmes, tel est le but et la bénédiction de la causerie intime.

CXLIII. — LA FORCE CENTRIFUGE.

Si l’esprit est essentiellement mobile et, pour ainsi dire, fluide, si la vie spirituelle est soumise à un mouvement continuel de rotation, comme la planète son prototype, je m’explique la tendance presque irrésistible de la conscience à la dispersion. Sauf au point unique du centre, sauf dans sa condensation toute ponctuelle sur l’axe même de sa vie, la conscience tend perpétuellement à se devenir étrangère, à se perdre dans l’extérieur, à s’évaporer dans la région périphérique. Emportée qu’elle est par la force centrifuge, sa dispersion est proportionnelle au rayon de son activité. Ramenée à son état de point mathématique, et centrée sur son axe de révolution, elle offre le minimum de prise à la force destructrice : plus elle augmente de volume, plus elle est en danger. La contraction du recueillement, le retour à l’atome intérieur, à la monade est donc la loi de la conservation personnelle. Tandis que la cohésion est une garantie de vie, la dispersion est un symptôme de mort. Or qu’est-ce qui jette le plus l’homme en dehors de lui-même ? La vie des sens. Qu’est-ce qui le concentre le plus ? La prière. Entre deux se trouve la pensée, centrifuge par la curiosité, et, pour ainsi dire, centripète par la méditation.

CXLIV. — COMPENSATION.

D’ordinaire, la médiocrité règne, c’est son droit ; la supériorité se connaît et se suffit, c’est sa récompense.

CXLV. — LA CAVERNE.

On déteste le soleil quand on a la nuit dans l’âme ; et quand cette nuit vous vient de l’homme, on répugne à voir le bonheur où qu’il soit. Ainsi une blessure profonde, à la fois irritante et amère, fait de l’homme naturel une sorte de démon. L’amertume ôte l’amour, l’amour absent c’est l’envie, l’envie c’est la haine, et la haine c’est le meurtre. Une vie empoisonnée n’aime que la mort autour d’elle : quel horrible enchaînement ! — Quel repaire de bêtes fauves que le cœur humain et quels rugissements s’en échappent dès que le gardien est mort ou endormi, dès que l’huile de l’amour tarit dans la lampe de la caverne !

CXLVI. — LOGIQUE DE L’ERREUR.

La logique de l’erreur est plus parfaite que celle de la vérité : aussi les mauvaises doctrines sont-elles toujours plus fécondes que les bonnes.

CXLVII. — LES MARIONNETTES.

Les actes les plus insignifiants dans notre intention peuvent, par des ricochets imprévus, devenir les plus importants de notre vie. Notre destinée dépend, en grande partie, de mille petites circonstances qui nous échappent ; chaque bagatelle tient par un fil invisible à quelque catastrophe ; marionnettes invisibles de la Providence, nous jouons, sans le savoir, dans une chambre obscure, à colin-maillard avec l’inconnu.

CXLVIII. — CAPTIVITÉ DE L’ESPRIT.

La pensée de la pensée et la conscience de la conscience : c’est là que doit arriver la faculté critique du philosophe, et peu d’esprits descendent jusqu’à cette région : aussi la plupart des meilleurs sont-ils dupes de leur pensée et emprisonnés dans une forme de leur conscience.

CXLIX. — PAROLE ET SILENCE.

On peut châtier l’impertinence, mais on ne lui doit que le dédain. En effet, il y a deux justices : celle de la parole et celle du silence. La justice qui tient le glaive, mesure les torts et frappe, est moins sévère que celle qui tient la balance, pèse l’homme et se tait.

CL. — CAPTIVITÉ DU CŒUR.

Le bien que nous leur avons fait ou qu’ils pensent de nous est encore ce qui nous engage le plus et nous lie le plus aux autres. Par la reconnaissance et l’affection, les hommes et même les animaux nous constituent de cœur leurs prisonniers. Donc en nous faisant aimer nous nous forgeons des chaînes ; mais, comme le citoyen libre des anciennes républiques, nous seuls mettons ainsi la main sur notre liberté. Cependant la plus douce contrainte est encore de trop dans la sphère du sentiment. La reconnaissance force, il est vrai, l’affection, mais l’affection n’est entière et parfaite que lorsqu’elle n’a plus un seul élément de résignation et que cette captivité du cœur, déjà doucement consentie, devient gaie, désirable et désirée.

CLI. — LA CONTRADICTION INAPERÇUE.

Le bonheur, tel qu’on l’entend d’ordinaire, est la satisfaction de tous les besoins et de tous les désirs ; or cette satisfaction n’est pas le bonheur, mais le dégoût. Une ligne suffit à énoncer cette contradiction ; toute la vie ne suffit pas à la plupart des hommes pour la reconnaître. Une mère mène loin son enfant avec un morceau de sucre ; la Providence fait l’histoire universelle avec cette illusion.

CLII — SACRIFICES NÉCESSAIRES.

À un grand dessein il faut savoir faire le sacrifice de mille bonnes petites choses ; l’éléphant qui veut franchir les jongles doit écraser bien des fleurs. Pour construire une pyramide, Chéops[sic] doit renoncer à élever des centaines de kiosques, de cabanes, même de maisons et de palais. Toute grande œuvre, comme le palais de Tamerlan, repose sur des monceaux de morts : ces morts, ce sont les rébellions exterminées par le glaive ; les distractions de pensée, ouvrières inutiles qui dérangent les bonnes ; les tentations de toute sorte, courtisanes provocantes qui détournent les travailleurs ; les curiosités et les découragements, bandes de pillards incorrigibles qui empêchent de produire et qui ne produisent rien. Ainsi les empires se fondent par la guerre. Le carnage des frelons est la première assise de la ruche. La vie est trop courte pour qu’on puisse poursuivre à la fois le multiple et le simple, le plaisir et la gloire, le joli et le grand.

CLIII. — L’HOMME.

L’homme n’est que ce qu’il devient, vérité profonde ; l’homme ne devient que ce qu’il est, vérité plus profonde encore.

CLIV. — LA PHILOSOPHIE.

La philosophie est une manière de saisir les choses, un mode de perception de la réalité. Elle ne pose pas le dilemme de religion ou de philosophie, mais celui de religion subie ou éprouvée, non comprise ou comprise. Elle ne crée pas la nature, l’homme ou Dieu, mais elle les trouve et cherche à entrer en eux. La philosophie c’est la conscience se comprenant elle-même avec tout ce qu’elle contient. La conscience peut contenir une vie nouvelle, le fait de la régénération et du salut, l’expérience chrétienne. L’intelligence de la conscience chrétienne est une partie intégrante de la philosophie, comme la conscience chrétienne est une forme capitale de la conscience religieuse, et la conscience religieuse une forme essentielle de la conscience. — Que d’erreurs n’ont pas cours sur ce sujet dans l’Église et le monde, la foule et les lettrés.

CLV. — UN PRIVILÈGE.

Il y a, si l’on pouvait dire, des âmes de proie qui vivent de l’âme d’autrui sans qu’autrui puisse vivre de la leur. Comme les carnivores qui peuvent manger l’homme et ne sont pas mangeables pour lui, le privilège de leur nature les met à l’abri de la réciprocité.

CLVI. — LES VISIONS DE JEUNESSE.

Pourquoi retrouve-t-on si rarement dans la vie quelqu’une de ces rêveries prodigieuses, comme chaque adolescence en a connu, de ces rêveries grandioses, immortelles, cosmogoniques, où l’on porte le monde dans sa poitrine, où l’on touche aux étoiles, où l’on possède l’infini ? moments divins, heures d’extase où la pensée vole de sphère en sphère, pénètre la grande énigme, respire large, tranquille, profonde comme la respiration de l’Océan, sereine et sans limites comme le firmament bleu ; visites de la muse Uranie, qui trace autour du front de ceux qu’elle aime le nimbe phosphorescent de la puissance contemplative et qui verse dans leur cœur l’ivresse tranquille du génie sinon son autorité ; instants d’intuition irrésistible où l’on se sent grand comme l’univers et calme comme un dieu ? — Des régions célestes jusqu’à la mousse, la création entière nous est alors soumise, vit dans notre sein, et accomplit en nous son œuvre éternelle avec la régularité du destin et l’ardeur passionnée de l’amour. Quelles heures ! quels souvenirs ! Les vestiges qui nous en restent suffisent à nous remplir de respect et d’enthousiasme, comme des apparitions du Saint-Esprit. Et retomber de ces cimes aux horizons sans bornes dans les ornières bourbeuses de la trivialité ! quelle chute ! — Pauvre Moïse ! tu vis aussi onduler dans le lointain les coteaux ravissants de la terre promise, et tu dus étendre tes os fatigués dans une fosse creusée au désert ! — Lequel de nous n’a sa terre de promission, son jour d’extase et sa fin dans l’exil ? Que la vie réelle est donc une pâle contrefaçon de la vie entrevue et combien ces éclairs flamboyants de notre jeunesse prophétique rendent plus terne le crépuscule de notre maussade et monotone virilité !

CLVII. — RIVAROL.

J’achève le Discours préliminaire de Rivarol, ouvrage tout pétillant d’idées, tout scintillant d’images, tout animé de tours et de traits, mais qui manque d’ordre, d’enchaînement, de proportion. « Quand l’impression et la composition marchent ensemble, il faut, dit l’auteur, opter entre l’ordre et le style. » Rivarol a opté pour le style et son travail, qui n’est point un livre, est un arsenal de fusées, de dards, de grenades et d’armes de prix qui, pour devenir un musée, n’attendait qu’un architecte et un distributeur. On reconnaît trop dans ce discours l’Homme aux petits sacs. Mais pour la science de l’expression, pour l’art de la période, de l’image et de la formule, pour la manière de traiter littérairement la métaphysique, Rivarol est un modèle. Il s’entend en maître à insinuer les figures et les couleurs dans l’abstraction. Il a su identifier le talent avec l’intelligence et l’éloquence avec la didactique. Ce qui le caractérise, c’est que chez lui la pensée s’enveloppe toujours d’esprit et l’esprit d’imagination. Son style, toujours animé par la verve et tempéré par la grâce, se réchauffe souvent aussi par l’âme. En un mot, harmonieux, délié, brillant et profond, il n’a manqué à Rivarol du grand écrivain que la patience.

CLVIII. — LES ÉTOILES DE JOUR.

C’est du fond des puits immenses que dans le jour on voit les étoiles ; c’est dans le profond des âmes que, pendant le tumulte de la vie, on entend la voix de Dieu.

CLIX. — LE MOUVEMENT DE LA VIE.

Notre vie intérieure décrit des courbes régulières analogues aux courbes barométriques, indépendamment des bouleversements accidentels que les orages divers des sentiments et des passions peuvent soulever en nous. Chaque âme a son climat, est un climat ; elle a, pour ainsi dire, sa météorologie dans la météorologie générale de l’âme ; aussi la psychologie ne peut-elle pas être achevée avant la physiologie de notre planète, science à laquelle nous donnons aujourd’hui le nom insuffisant de physique du globe.

CLX. — CE QU’IL Y A DE PLUS INGÉNIEUX.

La coquetterie la plus maîtresse de ses ressources, la flatterie la plus accomplie, ne sont pas aussi ingénieuses qu’un cœur aimant ; comme il n’a qu’une pensée, il n’a aucune distraction ; l’esprit parfois sommeille, l’amour jamais.

CLXI. — HISTOIRE DE FRANCE.

La nature gauloise paraît n’avoir pas sa loi en soi ; elle a donc besoin de la recevoir toute faite et imposée du dehors. De là, en religion, catholicisme ; en politique, manie gouvernementale ; dans la vie ordinaire la mode ; dans l’enseignement la routine ; dans la grammaire l’usage ; dans l’opinion le préjugé ; dans la littérature l’école, partout enfin l’autorité au lieu de la liberté, ou, comme les contraires s’appellent, en haine de la règle le caprice, en haine du catholicisme l’incrédulité, du despotisme gouvernemental l’anarchie, du goût reçu la bizarrerie, de la routine l’extravagance, en haine de l’usage la folie, du préjugé l’absurdité et de la tradition la destruction. De là, également antipathie pour la réelle indépendance de la conscience, de la pensée, de l’individu, de la commune, etc., c’est-à-dire pour la liberté ; de là, peu de sérieux, incapacité de vivre en république, aversion pour l’Angleterre, effroi de la religion réformée, etc., et comme l’amour de la liberté survit même à son suicide, de là passion du changement lequel ressemble un peu à la liberté, et idolâtrie de toute révolution laquelle ressemble tant au progrès. Mais en somme, toujours l’apparence pour la réalité, le mot pour la chose et l’ombre pour la proie. — Tout ceci ne s’enchaîne-t-il pas ? et ne correspond-il pas à l’ensemble des faits ? Plût au ciel !


CLXII. — MAXIME.


Il ne faut blesser que ce qu’on peut tuer.


CLXIII. — LES OUTRES D’ÉOLE.


Les âmes tranquilles sont comme le vaisseau d’Ulysse : à fond de cale, elles renferment des outres pleines de tous les autans furieux ; qu’un accident en crève une, et le vaisseau tournoie et des abîmes s’entr’ouvrent.


CLXIV. — L’ODYSSÉE DIVINE.


Chaque sphère de l’être tend à une sphère plus élevée et en a déjà des révélations et des pressentiments. L’idéal, sous toutes ses formes, est l’anticipation, la vision prophétique de cette existence supérieure à la sienne, à laquelle chaque être aspire toujours. Cette existence supérieure en dignité est plus intérieure par sa nature, c’est-à-dire plus spirituelle. Comme les volcans nous apportent les secrets de l’intérieur du globe, l’enthousiasme, l’extase sont des explosions passagères de ce monde intérieur de l’âme, et la vie humaine n’est que la préparation et l’avénement à cette vie spirituelle. Les degrés de l’initiation sont innombrables. Ainsi veille, disciple de la vie, larve d’un ange, travaille à ton éclosion future, car l’Odyssée divine n’est qu’une série de métamorphoses de plus en plus éthérées, où chaque forme, résultat des précédentes, est la condition de celles qui la suivent. La vie est une série de morts successives où l’esprit rejette ses imperfections et ses symboles et cède à l’attraction croissante du centre de gravitation ineffable, du soleil de l’intelligence et de l’amour. Les esprits créés, en accomplissant leurs destinées, tendent, pour ainsi dire, à former des constellations et des voies lactées dans l’empyrée de la divinité ; en devenant des dieux, ils entourent d’une cour étincelante le trône du souverain. Leur grandeur, voilà leur hommage. Leur divinité d’investiture est la gloire la plus éclatante de Dieu. Dieu est le Père des esprits et la vassalité de l’amour est la constitution du royaume éternel.