Grammaire des arts du dessin/AU LECTEUR

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Librairie Renouard (p. 1-4).


AU LECTEUR



Ce livre est destiné à l’enseignement. Il a été composé pour ceux qui font leurs humanités et qui, au moment d’entrer dans la vie, aspirent à la connaître par son côté paisible et poétique. Cette antiquité, dont ils ont appris la langue, dont ils savent les actions héroïques et les pensées, ils en ignorent les arts. Dans les créations de l’artiste, pourtant, sont déposées les pures essences de la philosophie antique. C’est là que l’idée a pris une forme sensible ; c’est là que respirent les dieux de Virgile et d’Homère, rendus visibles par des métamorphoses plus étonnantes encore et plus charmantes que celles d’Ovide. Comme nous l’avons dit ailleurs, l’éducation de la jeunesse en matière d’art est complètement nulle. Tel lauréat brillant et superbe achève ses études classiques sans avoir la moindre teinture des arts. Il connaît les affaires des anciens Grecs, leurs capitaines, leurs orateurs et leurs philosophes, leurs querelles intestines et leurs grandes guerres médiques ; mais il ne connaît ni leurs idées sublimes sur la peinture et la statuaire, ni leurs adorables dieux de marbre, ni leurs temples divins.

Si l’enseignement public est resté si longtemps muet sur les questions d’art, cela tient sans doute à la prédominance de certaines idées mal comprises. Par une abominable confusion, tant de chastes divinités, dont la présence élève l’âme et la purifie, étaient regardées comme des images suspectes enveloppant l’esprit du mal et toutes pleines de séductions dangereuses. De là l’éloignement de l’institution cléricale pour les arts païens, sentiment qui, dans nos collèges laïques, se traduisait par le silence. Et cependant, les grands papes qui firent peindre, sur les murailles du Vatican, l’École d’Athènes et le Parnasse, qui consacrèrent à l’Apollon, à l’Antinoüs, les plus belles chambres de leurs palais, ces pontifes à jamais illustres et qui, eux aussi, furent infaillibles, ne croyaient pas faire une œuvre impie en présidant à la résurrection de la beauté antique. Pourquoi donc serions-nous plus chrétiens que Jules II et Léon X ?

Chose étrange ! la France, qui compte en ce moment dans son sein les plus habiles artistes du monde, est, en ce qui touche la connaissance de l’art, une des nations les plus arriérées de l’Europe, elle si renommée, toutefois, pour la finesse de son jugement et pour la souveraineté de son goût. En Angleterre, les livres qui traitent des arts et du beau sont connus de toute personne bien élevée. Dames et demoiselles ont lu, soit dans les originaux, soit dans les innombrables revues qui en rendent compte, les écrits de Burke, de Hume, de Reid, de Price, d’Alison, l’ingénieuse Analyse de Hogarth et les graves Discours de Reynolds. En Allemagne, les idées les plus abstraites, en matière d’art, sont familières à un public immense d’étudiants. Cette science du beau, ou, si l’on veut, cette philosophie du sentiment que Baumgarten appela l’esthétique, était enseignée avec beaucoup d’importance et d’éclat dans les universités allemandes presque un siècle avant qu’une chaire d’esthétique fût fondée au Collège de France, où elle ne date que de trois ans. Les hautes spéculations de Kant sur le sublime, les strophes de Schiller sur l’idéal, les fins aperçus et les paradoxes humoristiques de Jean-Paul, les idées de Mendelssohn, la polémique entre Lessing et Winckelmann, les profonds discours de Schelling, les grandes leçons de Hégel, tout cela est su, compris et discuté au delà du Rhin, par d’innombrables adeptes. À Genève, où il y a aussi des professeurs d’esthétique, les Réflexions de Toppfer et les Études de M. Pictet sont beaucoup plus connues que ne le sont en France les pages éloquentes et lumineuses de Lamennais et de Cousin.

Ici, au contraire, tandis que l’art est vivant, qu’il entre partout, qu’il attire, intéresse et convertit tout le monde, la faculté de juger les œuvres de la statuaire ou de la peinture semble complètement étrangère à notre public. De toutes parts s’ouvrent des Salons officiels et des Expositions privées, où se précipite une multitude sans idées, sans lumières, et qui, faute d’un rudiment, donne tête baissée dans un déluge d’erreurs. Chaque jour, au milieu de ce Paris qui se croit une nouvelle Athènes, nous voyons des personnages de distinction, des Lucullus naturalisés, des millionnaires et des gens d’esprit, entrer à l’hôtel Drouot comme pour y donner publiquement le spectacle des hérésies les plus monstrueuses, illustrer aujourd’hui un caprice que mille badauds imiteront demain, et enchérir jusqu’au scandale les paravents, les chiffons ou les poupées d’un peintre de septième ordre, alors que les grands maîtres, les augustes souverains de l’art sont marchandés honteusement, et passent la frontière, ne pouvant soutenir la concurrence que leur fait un joli bâtard de Watteau. De sorte que la France du xixe siècle présente cette incroyable anomalie d’une nation intelligente qui fait profession d’adorer les arts, mais qui n’en sait ni les principes, ni la langue, ni l’histoire, ni la vraie dignité, ni la véritable grâce.

Ce désordre moral tient à l’éducation que nous recevons au collège. La plupart des jeunes gens, sollicités, au début de leur carrière, par mille préoccupations diverses, négligent une étude dont les premiers éléments leur ont manqué. Quelques-uns, qui auraient le loisir de s’y livrer, en sont éloignés par la défiance d’eux-mêmes, faute d’un commencement d’initiation. La seule logique des choses doit faire disparaître cette lacune de l’enseignement public. Il faut, en effet, ou proscrire l’antiquité tout entière, ou laisser tomber le voile qui couvre les plus belles œuvres de son génie, qui sont aussi les plus morales et les plus nobles. Une telle réforme serait plus profitable à la France que bien des conquêtes et bien des batailles. Nous ne serons pas à la tête des nations tant que nous n’aurons pas annexé aux domaines de notre intelligence cette belle province où fleurissent les jardins de l’idéal.

Qu’il nous soit permis de raconter ici à quelle occasion nous est venue l’idée du présent livre. Nous trouvant un jour à dîner avec de hauts magistrats, dans une des grandes villes de France, la conversation tomba sur les arts. Tous les convives en parlèrent, et non sans esprit, mais très diversement, chacun pensant avoir le droit de se retrancher dans son sentiment personnel, en vertu de l’adage : On ne peut disputer des goûts. En vain nous nous élevâmes contre ce faux principe, en disant que, même à table, il n’était pas admissible, et qu’un magistrat célèbre, le classique par excellence de la gastronomie, Brillât-Savarin, se fût révolté contre un pareil blasphème. L’autorité d’un si grand nom ne fut pas respectée, et l’on se sépara gaiement, après avoir débité avec grâce des erreurs à faire frémir. Cependant, parmi les hommes éminents de la compagnie, il s’en trouva qui, un peu confus de ne pas avoir les notions les plus élémentaires de l’art, demandèrent s’il existait un livre où ces notions fussent présentées sous une forme simple, claire et assez brève pour ménager le temps du lecteur. Nous répondîmes que ce livre n’existait point, et qu’au sortir du collège nous eussions été heureux nous même de le rencontrer ; que beaucoup d’ouvrages avaient été composés sur le beau, qu’on avait écrit des traités sans nombre sur l’architecture comme sur la peinture, et plusieurs volumes sur la statuaire, mais qu’il restait encore à concevoir un travail d’ensemble, un résumé lucide de toutes les idées que le monde a remuées ou que la méditation peut faire naître, touchant les arts du dessin.

Ainsi nous fut suggérée le pensée de ce livre. Embrassée d’abord avec enthousiasme, puis abandonnée par frayeur, et reprise, enfin, dans un nouvel élan de courage, cette pensée a longtemps germé dans notre esprit. Les difficultés qu’elle soulevait étaient effrayantes, en effet, car non seulement il fallait se rendre un compte sévère de ses impressions et de ses sentiments, mais il fallait encore s’exprimer sur des matières si rebelles à toute analyse, dans cette langue française dont la clarté est inexorable. Passe encore de manier l’esthétique sous le voile officieux de la langue allemande, chez un peuple qu’enchante le crépuscule des idées, et qui a le privilège de voir clair dans l’ombre ; mais en France, au milieu d’une nation de race latine, dont l’indigène bon sens est une perpétuelle ironie contre les rêveurs, comment parler du subjectif et du non-moi, et du sublime dynamique, et de toutes ces choses qui, déjà passablement obscures, demanderaient au moins des expressions intelligibles, une forme claire, dépouillée de tout pédantisme, exempte aussi de trivialité ? Que penserait, que dirait Voltaire, s’il ouvrait certains livres qui se sont publiés après lui sur l’esthétique, si, par exemple, il lisait dans l’Anglais Burke « que l’effet du sublime est de désobstruer les vaisseaux, et que l’effet du beau est de relâcher les fibres du corps ? » Imagine-t-on quels trésors d’esprit et de bonne humeur il eût ajoutés à son immortelle plaisanterie ?

Oui, c’était le plus difficile et le plus impérieux de nos devoirs que d’être clair. Le temps n’est plus où les écrivains pouvaient se renfermer dans une sorte de franc-maçonnerie interdite au vulgaire. Il faut écrire aujourd’hui et parler pour le grand nombre ; or est-il une étude qu’il importe plus de rendre facile, que l’étude de la beauté et de la grâce ? Si nous n’avons pas reculé devant les difficultés de notre tâche, c’est que nous étions soutenu par l’amour des belles choses et par le plaisir de les mettre en lumière. Mais, pour aller de bon cœur jusqu’au bout, nous avons besoin que le lecteur veuille bien ajouter à son attention un peu de bienveillance. Le statuaire Puget avait coutume de dire : « Le marbre tremble devant moi ; » animé d’un tout autre sentiment, l’auteur de ce livre dira au contraire : « Je tremble devant le marbre. »


Juillet 1880.