Grammaire des arts du dessin/I

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Librairie Renouard (p. 5-8).


GRAMMAIRE
HISTORIQUE

DES ARTS DU DESSIN
ARCHITECTURE, SCULPTURE, PEINTURE
PRINCIPES

I

DU SUBLIME ET DU BEAU

Dans les âges primitifs du monde, c’est-à-dire avant l’apparition de l’homme sur la terre, la nature pouvait présenter le spectacle du sublime, mais non point l’image du beau.

Bouleversé par des catastrophes qui déplaçaient les mers, déchiraient les continents et soulevaient des montagnes de granit, le globe terrestre n’était habité alors que par ces monstres dont les ossements fossiles nous épouvantent, et qui vivaient eux-mêmes, entre deux abîmes, sur les débris d’espèces colossales à jamais éteintes. En supposant que l’homme eût pu vivre sur cette planète à demi embrasée, où ne respiraient que les ancêtres des rhinocéros et des éléphants, le chaos prodigieux des premiers âges lui eût annoncé une puissance créatrice, terrible, immense, infinie, et si le langage humain eût existé, l’homme eût appelé la scène du monde, non pas belle, mais sublime.

Le sublime peut donc se trouver partout, même dans le chaos, même dans l’horrible ; le beau ne saurait être conçu en dehors de certaines lois d’ordre, de proportion et d’harmonie. L’un imprime une violente secousse à notre âme, l’autre l’apaise et la ravit. Le beau est toujours humain et toujours à notre portée ; mais le sublime participe du divin et nous ouvre comme une échappée de vue sur l’infini.

La beauté n’apparut donc sur la terre que dans cet âge tempéré où l’architecture des organes de l’homme, élaborée par l’incubation des siècles, se dessina pour la première fois aux clartés du jour. Heureux moment que celui où la nature sentit jaillir de ses entrailles les premières étincelles de l’esprit, où le monde eut conscience de lui-même !… La tradition biblique nous représente l’homme, nouveau venu sur la terre, comme habitant un jardin de délices, qui est planté des plus beaux arbres de la création, arrosé de fleuves, peuplé de toutes les bêtes des champs et de tous les oiseaux du ciel. Ce maître de l’Éden, vivant sous l’œil de Dieu, ne connaît que le bonheur, la grâce et l’amour ; le mal lui est étranger, la difformité lui est inconnue, et, au contraire, il a pour compagne une femme qui est la beauté même.

Cependant un grand malheur, une calamité mystérieuse s’étend sur le monde et en trouble l’harmonie. L’humanité, à peine venue au jour, tombe en déchéance. Elle est chassée du Paradis ; elle voit disparaître ces campagnes enchantées, jusqu’alors inaccessibles à la laideur et à la douleur, et la voilà replongée au milieu d’une nature inclémente, encore émue de ses derniers cataclysmes. Maintenant, à travers les générations qui vont se succéder, persistera un souvenir obscur de cette calamité originelle, dont la cause est la faiblesse de la première femme. Et cette réminiscence confuse, on la retrouvera dans les diverses religions de l’antiquité. La femme que le récit de Moïse appelle du nom d’Ève, la mythologie grecque la nomme Pandore. L’une et l’autre femme répandent sur la terre tous les malheurs. Le beau disparaît alors ou s’obscurcit ; car si la beauté a perdu le genre humain, comment ne serait-elle pas comprise elle-même dans la disgrâce universelle ?

Mais il est dit dans l’Écriture que la femme écrasera le serpent, et dans la Fable, que l’espérance resta au fond de la boîte de Pandore. L’humanité conserve donc un espoir en même temps qu’un souvenir. Au surplus la nature, bien qu’affligée de cette douleur qui semble s’exhaler parfois dans le souffle du vent et dans le gémissement des tempêtes, montre encore çà et là, au travers du voile sombre qui la couvre, quelques traces de sa beauté première, précieux vestiges, semblables à ces fragments de peintures qui ont survécu à la ruine des murailles antiques, ou à ces débris de statues divines que l’on retrouve dans les décombres des temples athéniens. Ainsi, l’humanité, guidée par une étoile qui est le souvenir de sa grandeur passée et l’espérance de sa grandeur future, va marcher à la conquête du Paradis perdu, c’est-à-dire du vrai, du bien et du beau, et ces trois formes du bonheur, elle devra les recouvrer au nu)yen de la science, de l’industrie et de l’art. La science dissipera les erreurs ; l’industrie vaincra la matière ; l’art découvrira la beauté. Cette étoile qui doit guider la marche du genre humain est justement l’utopie du philosophe, le rêve du poète, l’idéal de l’artiste. C’est pour la voir que l’homme doit regarder les cieux.

De même que nous avons en nous un sentiment inné du juste, qui est la conscience, de même nous apportons en naissant une secrète intuition du beau, qui est l’idéal. Chez la plupart des hommes elle est obscure, latente et endormie ; cependant elle se réveille et s’éclaircit au moment où la beauté leur apparaît. Celui-là est un grand artiste qui, comme Raphaël, porte en lui cette idée du beau à l’état de lumière, et ne peut faire un pas dans la vie sans embellir tout ce qu’il voit, sans éclairer de ses regards tout ce qu’il rencontre.

Quelques philosophes ont pensé que l’idée du beau était un pur ouvrage de l’esprit, qui, en comparant des êtres imparfaits et en supprimant les défauts de chacun d’eux, s’élevait à la connaissance d’une perfection absolue. C’est ainsi, disent-ils, que le peintre Zeuxis forma son Hélène en réunissant les beautés éparses des plus jolies femmes d’Agrigente. Mais comment discerner les défauts d’une figure, si l’on n’a une idée préconçue de la beauté ? Comment Zeuxis aurait-il choisi la bouche de celle-ci, la main de celle-là, le pied d’une autre, s’il n’avait été dirigé dans son choix par une lumière intérieure ? Qui ne sent, du reste, que le rapprochement de parties séparément belles pourrait former un tout monstrueux, si l’artiste ne portait en lui le sentiment du lien qui doit les unir et en constituer l’harmonie ? Un tel sentiment, il le puisera dans cette conscience au sein de laquelle réside l’idée du beau, et qui est sans doute une secrète réminiscence de la grâce primitive du genre humain. Apprendre, dit Platon, c’est se ressouvenir.

Quelquefois, bien rarement, il est vrai, l’homme franchit son domaine, qui est la beauté, et touche au sublime, qui est en dehors de nous et au-dessus de nous. Mais il n’y atteint que par un bond prodigieux, et poussé par une force étrangère, surnaturelle. À l’inverse du beau, qui est une invention cherchée, le sublime est une rencontre imprévue : c’est pour(juoi il nous frappe d’un si grand coup quand il éclate dans la poésie aussi bien que dans les arts. Orcagna et le Dante. Rembrandt et Shakespeare, Poussin et Corneille, ont eu des accents sublimes ; mais c’était involontairement, pour ainsi dire, comme la pythonisse antique lorsqu’elle frémissait sur le trépied. Un souffle de Dieu a fait résonner leur âme en passant.

Un trait auquel on reconnaît aussi le sublime, c’est qu’il peut être traduit toujours et compris partout. Simple, il saisit le barbare aussi bien que l’homme civilisé. Issu des profondeurs de la nature, émané du divin, le sublime est absolu, impérissable. On peut faire passer dans toutes les langues le cri de Shakespeare ; « Il n’a pas d’enfants ! » et le « Qu’il mourût ! » de Corneille, parce que ces traits n’ont aucun ornement, aucun art, presque aucune forme, tandis que les beaux vers des mêmes poètes sont intraduisibles.

Le sublime, c’est comme l’infini tout à coup entrevu. Voilà pourquoi les arts du dessin, n’ayant d’existence que par la forme et emprisonnés dans ses limites, ne deviennent sublimes qu’en vertu de la pensée. Lorsque Poussin, par exemple, a écrit sur un mausolée que rencontrent d’antiques pasteurs : Et in Arcadia ego (et moi aussi je vivais dans l’Arcadie), ce n’est pas le peintre, en lui, qui a été sublime, c’est le philosophe, car l’émotion serait la même si on lisait dans un livre cet avertissement sorti des mystères de la tombe et comme soupiré par l’âme d’un mort… Dans la sculpture, on appelle sublimes, par une extension du mot, les ouvrages dont la beauté est si grande qu’elle est absolue, éternelle, admirable toujours et partout. L’architecture s’élève au sublime lorsqu’elle renonce à tout ornement pour rappeler les grands spectacles de la nature, et que, par la seule immensité de ses proportions, elle éveille en nous le sentiment de l’infini.

Oui, c’est depuis que l’homme occupe la terre avec les animaux, ses satellites, que le beau y est apparu, et c’est à l’humanité que le beau appartient ; le sublime est resté à l’univers. L’ordre et la proportion, qui sont des éléments essentiels de la beauté, ne se montrent, en effet, que dans des êtres vivants, je veux dire dans les animaux et dans l’homme. Le reste du monde nous offre le spectacle d’un désordre sublime. Les étoiles sont dispersées dans le firmament avec une incohérence qui épouvante notre imagination. Les montagnes se hérissent, comme au hasard, sur le globe, et les arbres s’élèvent capricieusement dans les forêts. Les rivières, les fleuves et les mers forment sur les continents des lignes bizarres, sans aucune régularité, au moins apparente… Mais, dès que la vie animale se manifeste dans les créatures, aussitôt la symétrie s’y fait voir ; les lignes se pondèrent ; les parties se répètent, se correspondent et s’harmonisent. C’est le beau qui sort des entrailles du sublime.