Grammaire des arts du dessin/II archi

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Librairie Renouard (p. 68-70).


II

LA BEAUTÉ DE L’ARCHITECTURE RÉPOND À UNE IDÉE DE DEVOIR.

Dépourvu de beauté, un édifice peut être un ouvrage d’industrie : ce n’est plus une œuvre d’art. La définition même de l’architecture lui impose donc la loi d’être belle. Mais un autre sentiment le lui commande, un sentiment vague, non défini encore, et qui cependant réside au fond de la conscience universelle.

Si l’homme vivait dans le désert et qu’il eût la puissance d élever à lui seul des bâtiments, il lui serait loisible de les concevoir bizarres, laids, grotesques même, puisqu’ils plairaient au constructeur et n’offenseraient les regards de personne ; mais dès qu’une société se forme, dès qu’elle occupe une étendue de pays limitée par des montagnes, des fleuves, ou des mers, dès qu’elle se réunit dans des cités, le droit d’ériger des constructions ne peut plus être séparé du devoir de les l’aire belles. Tout édifice intercepte l’air que nous respirons, la lumière qui nous réchauffe, le jour qui nous éclaire ; il couvre une portion de la surface du globe où se meut notre existence : il est donc juste qu’il nous dédommage, au moins par sa beauté, des bienfaits dont il nous prive. Qu’est-ce à dire ? On pourrait obstruer la circulation, comprimer l’air, nous dérober les rayons du soleil, et cela sans compensation ? L’on nous cacherait la vue du ciel, la grâce du paysage ou l’horizon de la mer, les beautés de la nature enfin, sans nous offrir en échange le spectacle d’une autre beauté ? Et que serait-ce donc si au droit de limiter et de bâtir l’on ajoutait encore la faculté d’affliger nos yeux par l’image de la laideur ? Le caprice d’un seul pourrait-il nous condamner, nous et nos descendants, à subir, comme un supplice de tous les jours, une difformité ; en pierres de taille ?… Non, les sociétés ne se formèrent pas à de pareilles conditions. Le respect qui leur est dû oblige le constructeur à devenir architecte, et lui fait du culte de la beauté un devoir.

Le philosophe américain Emerson appelle égoïste tout ce qui est bâti sans art, et ce mot renferme une pensée profonde qu’a développée en ces termes un artiste anglais, M. Garbett (Rudimentary Treatise on design) : « Le déplaisir que nous cause un bâtiment sans architecture est vu et senti, quoique la masse des spectateurs ne sache passe rendre raison du défaut qui la choque dans la construction. Ce défaut, c’est l’égoïsme (selfishness). Un peut rire si l’on veut, on peut me dire que c’est là un vice moral qui n’a rien à faire avec des pierres et des briques ; je maintiens, moi, que l’expression de ce vice moral ou de tout autre de la même nature a beaucoup à faire avec la beauté d’un édifice, car c’est l’esprit qui voit : l’œil se borne à lui présenter les objets ; c’est l’esprit qui les discerne. S’il en est ainsi, n’est-il pas évident que les qualités qui nous plaisent ou les défauts qui nous déplaisent dans un édifice appartiennent à l’ordre moral ? Est-il possible que le blanc et le noir, la ligne droite et la ligne courbe affectent l’esprit, si ce n’est par l’idée qu’ils représentent ? Un édifice blesse les regards de tous les spectateurs lorsqu’ils sentent qu’on l’a élevé sans penser à eux, sans s’inquiéter s’il y avait des yeux au dehors comme au dedans. Cette rudesse égoïste doit être adoucie par la politesse, et cette politesse, nous l’appelons architecture. » Dans les temps antiques, le soin de veiller à la dignité des bâtiments était une magistrature enviée. De même que la police de nos cités interdit sur la voie publique les dissonances trop cruelles, de même l’édile antique protégeait la vue des citoyens contre la laideur, et représentait ainsi la beauté dans la loi.