Grammaire des arts du dessin/I archi

La bibliothèque libre.
Librairie Renouard (p. 67-68).



LIVRE PREMIER

ARCHITECTURE



I


L’ARCHITECTURE EST L’ART DE CONSTRUIRE SELON LES PRINCIPES DU BEAU.

Dans tout véritable architecte il y a deux hommes, un artiste et un constructeur. Ces deux hommes sont réunis en un seul et ils doivent l’être, l’un pratiquant ce que l’autre a conçu, et tous les deux se concertant pour mettre l’utile à l’unisson du beau. Mais ce qui, dans l’architecture, concerne la science, doit être pour nous nettement distingué de ce qui est l’art.

Comme constructeur, l’architecte s’occupe du nécessaire et du commode : il éprouve les matériaux, il en calcule la résistance et la pesanteur, il en détermine la coupe, et il dispose ses édifices de façon à les rendre à la fois solides et convenables, s’ils ont une destination, solides alors même qu’ils n’en ont aucune, c’est-à-dire quand ils doivent être purement symboliques. Comme artiste, l’architecte invente les combinaisons de lignes et de surfaces, de pleins et de vides, qui devront éveiller dans l’âme du spectateur des impressions d’étonnement ou de majesté, de terreur ou de plaisir, de puissance ou de grâce. Ainsi, avant que la science soit soumise en lui à toute la rigueur des mathématiques, son art, échappant aux lois de l’utile et à l’empire du nécessaire, s’élève à des conceptions que le sentiment seul devra juger, et il n’obéit encore qu’à ces grandes règles déjà tracées par le génie des autres ou que découvre son propre génie, et qui sont supérieures au calcul.

En définissant l’architecture « l’art de construire, disposer et orner les édifices », les législateurs de notre langue en ont presque fait disparaître le plus grand des arts du dessin. Dans leur définition, en effet, l’architecte n’est plus qu’un décorateur qui vient en troisième ligne apporter un ornement additionnel à l’édifice. Au lieu de proclamer l’importance de la beauté, son indépendance même, ils l’ont réduite à n’être qu’un simple accompagnement de l’utile ; ils ont désigné comme un pur accessoire de la construction ce qui en est la partie la plus subtile, la plus illustre, la plus élevée, la plus rare.

Telle n’est pas la définition de l’architecture pour ceux qui estiment à sa valeur cet art, tantôt sublime, tantôt beau, tantôt gracieux, mais toujours digne, toujours lié à la grandeur des nations et à leur gloire. « L’art de bâtir, dit M. Hillorff, peut se trouver chez les peuples les moins civilisés, tandis que l’architecture n’a pu être que le résultat de la plus haute civilisation. »

Quelques-uns, et notamment des écrivains anglais, veulent que l’architecture soit définie « le beau dans la construction, beauty in building » ; mais il faut prendre garde qu’une telle définition ne sépare le constructeur de l’artiste, et ne tende à propager cette idée funeste que des édifices peuvent se passer du beau, car on en viendrait bientôt à regarder la beauté comme une redondance. On serait amené peu à peu à bâtir sans art, et il arriverait ce qui est arrivé justement en Angleterre où la construction, abandonnée à des entrepreneurs de maçonnerie, a couvert des villes entières de bâtiments horribles. Là où le beau n’est pas proclamé essentiel, là où la science n’est pas déclarée inséparable de l’art, on s’habitue facilement au difforme, on tolère la laideur, on s’expose au monstrueux.

Il importe donc, en définissant l’architecture, de la rendre à jamais solidaire de la beauté. Si nous avons à la considérer dans cette Grammaire non pas comme une science, mais comme un art, cette distinction entre l’artiste et le constructeur n’est pas une séparation Nous devons les distinguer : nous n’entendons pas les désunir.