Grammaire des arts du dessin/IV

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Librairie Renouard (p. 17-21).


IV

DE L’IMITATION ET DU STYLE

Phèdre raconte, dans une de ses fables, qu’un célèbre histrion était en possession d’amuser le peuple romain en imitant le cri d’une oie, si notre mémoire est fidèle. Un paysan, voulant surpasser l’histrion, fit crier une oie véritable qu’il avait cachée sous son manteau ; mais, à sa grande surprise, il fut sifflé.

Spirituel apologue, qui à lui seul contient la juste définition de l’art ! Ce qui intéressait le peuple romain, ce n’était point le cri de l’oie, c’était l’heureux effort de l’histrion pour imiter ce cri. Il n’était pas besoin d’aller au théâtre pour entendre un oiseau si vulgaire et si familier ; mais, dès que la chose naturelle passait par la volonté du dernier des histrions, elle devenait piquante, et le peuple s’en amusait, parce que l’homme s’était ajouté à la nature, homo additus naturæ. Ainsi, la belle définition que François Bacon a formulée était contenue, depuis des siècles, dans la fable de Phèdre.

Qu’est-ce que l’imitation ? C’est une copie fidèle, et rien de plus. Si les arts du dessin n’avaient d’autre objet que de copier la nature, ils tenteraient, la plupart du temps, une chose inutile : ils seraient un pléonasme. Pourquoi peindre avec tant de soin, sur la toile, une fleur que nous pouvons aller voir dans le jardin ? Pourquoi une seconde édition des créatures, alors que la première est inépuisable ? l’imitation, d’ailleurs, est-elle possible ? Les raisins de Zeuxis trompant les oiseaux, c’est là une pauvre fable, imaginée et répétée par des écrivains qui, certainement, n’étaient pas dans le secret de l’art. Si l’artiste est peintre, pourra-t-il conserver à ses fleurs sans parfum cette fraîcheur, au moins, qui est la rosée ? Pourra-t-il, avec des couleurs tirées de la terre, reproduire la lumière des cieux ? S’il est sculpteur, donnera-t-il du mouvement au marbre, de la légèreté aux cheveux, de la transparence au regard ? S’il est architecte, qu’imitera-t-il ? Aura-t-il à copier fidèlement telle ou telle création de la nature ?

Pascal a dit : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire pas les originaux ! » Pascal aurait dit vrai si la peinture n’était qu’une imitation, car elle serait alors une vanité, et une vanité impuissante. Mais, il faut le répéter, l’artiste est l’interprète de la nature ; c’est à lui de découvrir le sens voilé, le sens profond de ce poème obscur, pour le traduire dans sa langue, ou plutôt pour lui prêter un langage, car la nature est silencieuse.

L’imitation est le commencement de l’art, mais elle n’en est pas le principe. « Le talent d’imiter les objets réels, dit Reynolds, est sans doute le premier que l’artiste doit acquérir ; mais il s’en faut bien que ce soit le dernier et le plus rapproché de la perfection. » Des grandes et nobles créations de l’Homme, en est-il une seule qu’ait produite cette imitation sans choix qu’on appelle, dans l’idiome du jour, le réalisme ? Faut-il proscrire la poésie, parce qu’elle emploie une forme cadencée dont l’homme de la nature ne s’est jamais servi et ne se servira jamais ? L’art dramatique ne vit-il pas également de fictions et d’invraisemblances ? Il n’est pas naturel, assurément, que les héros antiques s’énoncent dans la langue de Racine. Serons-nous pour cela condamnés à ne jamais entendre les superbes colères d’Hermione, les brûlants soupirs de Phèdre ? La réalité ? elle serait affreuse au théâtre, si l’artiste imitait avec scrupule les contorsions de la mort ou les cris du désespoir, si l’on en venait à nous faire croire que Médée va égorger ses enfants sous nos yeux :

Ne pueros corani populo Medea trucidet.

Ah ! ce n’était pas de la réalité seulement qu’elle s’inspirait, cette muse tragique, fille de Corneille, que nous avons applaudie naguère, lorsque, drapée dans le péplum des statues, elle promenait sur la scène, avec un rythme souverain, les mouvements de la sculpture antique !

L’écrivain ou l’orateur ont étudié chacune des expressions de la langue ; ils en connaissent la signification et la valeur, la couleur et le relief ; mais ces connaissances ne font ni un beau livre ni un beau discours, et si tous les mots sont dans le vocabulaire, l’éloquence est dans l’âme de l’orateur. Ainsi, la nature seule, répertoire immense, renferme tous les éléments de l’art, même les éléments du fantastique, puisque l’homme ne saurait créer une chimère qui n’ait tous ses membres dans la réalité, un nuage qui n’ait traversé le firmament, une plante absolument inconnue au naturaliste. Le sculpteur et le peintre doivent donc étudier religieusement la vie, ils doivent constamment dessiner, modeler et peindre d’après nature, parce qu’ils ne sauraient traduire la nature sans la bien connaître ; mais celui qui ne sait pas s’affranchir ensuite d’une imitation servile, tenir la réalité à distance, en effacer les misères et la transformer selon son esprit, celui-là n’est pas un maître.

Le dernier mot de l’imitation, c’est de produire une copie que l’on puisse prendre pour original ; en d’autres termes, le chef-d’œuvre de l’imitateur serait de faire illusion, non plus à des oiseaux, mais à des hommes. Il en résulte que les personnages représentés dans les cabinets de cire, revêtus de leurs propres habits, avec des cheveux, des cils et des sourcils naturels, de manière à tromper le spectateur, seraient, au plus haut degré, des œuvres d’art. Rien au monde, cependant, n’est plus horrible que ces spectres ; rien de plus faux que cette parfaite ressemblance. Et pourquoi ? Parce que nous sommes secrètement avertis que l’idée est le seul principe vivant dans les êtres, et que partout où elle est absente, il n’y a que des fantômes, de vaines ombres.

Je suppose que Van Dyck eût représenté ces mêmes personnages ; ils ne seraient animés qu’à la surface, mais ils seraient vivants parce que la pensée dominerait dans leur effigie, et que leur portrait semblerait dire : « Je pense, donc je vis. » Loin de se borner à une copie exacte de la réalité, l’art doit pénétrer l’esprit des choses, il doit évoquer l’âme de ses héros. Il peut alors non seulement rivaliser avec la nature, mais la surpasser. Quelle est, en effet, la supériorité de la nature ? C’est la vie qui anime toutes ses formes. Mais l’homme possède un trésor que la nature ne possède point : la pensée. Or la pensée est plus encore que la vie, car c’est la vie à sa plus haute puissance, la vie dans sa gloire. L’homme peut donc lutter avec la nature en manifestant la pensée dans les formes de l’art, comme la nature manifeste la vie dans les siennes. En ce sens, le philosophe Hégel a pu dire que les créations de l’art étaient plus vraies encore que les phénomènes du monde physique et les réalités de l’histoire.

L’histoire, disons-nous : c’est elle qui va nous offrir ici un exemple frappant. Tout homme intelligent l’a remarqué : les événements mémorables sont plus vrais dans les livres d’un Tacite ou d’un Tite-Live qu’ils ne le seraient dans la bouche de ceux-là mêmes qui furent témoins des événements racontés. L’historien de nos jours connaîtra mieux telle séance de la Convention que les représentants qui furent mêlés à ses débats tragiques ; il connaîtra mieux telle bataille de l’empire que les officiers qui prirent part au combat. Débrouillant, épurant les faits, l’historien voit l’ensemble de l’événement, le plan de la bataille ; il démêle les intentions qui ont dirigé tous les mouvements, il connaît la pensée qui a plané sur ces grands drames, tandis que les acteurs n’en connaissent guère que les accidents et les coups. Devenu artiste à sa manière, l’écrivain distingue les détails caractéristiques et les apparences illusoires ; il saisit et met en lumière ce qu’il y a de plus significatif dans les circonstances, et il arrive ainsi à posséder une grande vérité, plus claire, plus élevée et plus vivante que les petites vérités dont se composait la réalité même.

Mais l’historien n’agit que par l’intelligence ; il fait taire ses sympathies ou il en modère l expression : l’artiste, au contraire, accomplit son œuvre par toutes les puissances de l’esprit et du sentiment ; il y compromet son cœur. Aussi choisit-il dans son imitation ce qui peut exprimer sa personnalité tout entière, c’est-à-dire qu’il imite la nature, non pas précisément comme elle est, elle, mais comme il est lui. De là naissent les différents caractères de l’art, ce qu’on nomme les divers styles.

Une femme a passé dans les rues de Rome : Michel-Ange l’a vue et il la dessine sérieuse et fière. Raphaël l’a vue, lui aussi, et elle lui a paru belle, gracieuse et pure, harmonieuse dans ses mouvements, chaste, dans ses draperies. Mais si Léonard de Vinci l’a rencontrée, il aura découvert en elle une grâce plus intime, une suavité pénétrante ; il l’aura regardée à travers le voile d’un œil humide, et il la peindra délicatement enveloppée d’une gaze de demi-jour. Ainsi la même créature deviendra, sous le crayon de Michel-Ange, une Sibylle hautaine, sur la toile de Raphaël, une Vierge, et dans la peinture de Léonard, une femme adorable.

Il en est de même dans les diverses régions de l’art : chaque artiste imprime à ses imitations son caractère personnel. Le paysage varie à l’infini selon les mille nuances du sentiment et du tempérament individuels. Ce bocage qui paraît riant à Berghem, Ruisdael le trouve sombre et mélancolique ; Hobbéma n’en aime que le côté agreste ; il le voit avec les yeux et l’humeur d’un braconnier. Albert Cuyp ne regarde les heureux rivages de la Meuse qu’au doux soleil de quatre heures ; Vander Neer ne peint les villages de la Hollande qu’au clair de lune, voulant poétiser les chaumières par les lueurs et les mystères de la nuit. Nicolas Poussin agrandit la nature, comme s’il ne la trouvait pas encore assez grande pour son cœur ; sa pensée se promène, comme une muse sévère, dans cette campagne de Rome, qui lui représente tantôt l’Élisée des philosophes, tantôt la terre de Saturne ; le Guaspre la tourmente et y souille volontiers les orages ; Claude Lorrain la veut conforme à son génie, c’est-à-dire tranquille, solennelle et radieuse.

Mais, en dehors de ces divers styles, qui sont des nuances dans la manière de sentir et qui ont été consacrés par les grands maîtres, il y a quelque chose de général et d’absolu qu’on appelle le style. De même qu’un style est le cachet de tel ou tel homme, le style est l’empreinte de la pensée humaine sur la nature. Dans cette haute acception, il exprime l’ensemble des traditions que les maîtres nous ont transmises d’âge en âge, et, résumant toutes les manières classiques d’envisager la beauté, il signifie la beauté même. Il est le contraire de la réalité pure : il est l’idéal. Le peintre de style voit le grand côté, même des petites choses, l’imitateur réaliste voit le petit côté, même des grandes. Un ouvrage a du style lorsque les objets y sont représentés sous leur aspect typique, dans leur primitive essence, dégagés de tous les détails insignifiants, et par cela même simplifiés, agrandis. Une architecture n’a pas de style lorsqu’elle n’inspire aucun sentiment et n’éveille aucune pensée. Une peinture, une statue, manquent de style, lorsque, paraissant une imitation littérale et mécanique de la nature, elles ne trahissent aucune âme. Ainsi un paysage reproduit au moyen de l’appareil qu’on nomme chambre-claire ne saurait avoir aucun style, pas plus qu’une image réfléchie par le miroir. Une photographie est privée de style, bien que parfois on en reconnaisse l’auteur à certaines préférences dans la manière de poser et d’éclairer le modèle, de préciser ou de noyer les contours. Ce ne sont là, pour ainsi parler, que de belles marques de fabrique.

L’école de Hollande a manqué de style parce qu’elle n’a pas eu la beauté ; mais elle a brillé dans le second degré de l’art ; elle a triomphé par le caractère. Les écoles d’Italie ont eu de grands styles, personnifiés par Léonard, Michel-Ange, Raphaël, Titien, Corrège. Seuls, les Grecs, parvenus à l’apogée de leur génie, ont paru atteindre un moment, sous Périclés, au style par excellence, au style absolu, à cet art impersonnel, et par là sublime, dans lequel sont fondus les plus hauts caractères de la beauté : divin mélange de douceur et de force, de dignité et de chaleur, de majesté et de grâce. Winckelmann a dit ce mot profond : « La beauté parfaite est comme l’eau pure, qui n’a aucune saveur particulière. » Ainsi, dans les sculptures du Parthénon, la personnalité du statuaire s’est effacée, si bien qu’elles sont moins l’œuvre d’un artiste que les créations de l’art lui-même, parce que Phidias, au lieu de les animer au souffle de son âme, y a fait passer le souffle de l’âme universelle. Ceux qui, par amour pour le naturel, se défendent de l’idéal comme d’un ennemi, et veulent emprisonner l’artiste dans l’imitation rigoureuse, s’imaginent sans doute que d’un côté sont la vérité et la vie, de l’autre la convention et le mensonge : c’est une erreur profonde. L’idéal et le réel n’ont qu’une seule et même essence. Le diamant brut et le diamant poli sont l’un et l’autre du diamant ; mais le diamant brut, c’est le réel ; le diamant poli, c’est l’idéal.