Grammaire des arts du dessin/V

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Librairie Renouard (p. 21-25).


V

DU DESSIN ET DE LA COULEUR

Le dessin est le sexe masculin de l’art ; la couleur en est le sexe féminin.

Des trois grands arts qui font l’objet de ce livre, l’architecture, la sculpture et la peinture, il n’y en a qu’un seul à qui la couleur soit nécessaire ; mais le dessin est tellement essentiel à chacun de ces trois arts, qu’on les appelle proprement les arts du dessin. En architecture, le dessin, c’est la pensée même de l’architecte ; c’est l’image présente d’un édifice futur. Avant de s’élever sur le terrain, le monument se dessine et se dresse dans l’esprit de l’architecte : il le copie d’après ce modèle médité, idéal, et sa copie devient à son tour le modèle que devront répéter la pierre, le marbre ou le granit. Le dessin est donc le principe générateur de l’architecture ; il en est l’essence.

En sculpture, le dessin est tout, car le statuaire peut se passer de couleur, et cet élément est si étranger à son art, qu’il est dangereux, ainsi que nous le verrons, à moins d’y jouer un rôle tout à fait accessoire.

En peinture, c’est autre chose. La couleur y est essentielle, bien qu’elle occupe le second rang. L’union du dessin et de la couleur est nécessaire pour engendrer la peinture, comme l’union de l’homme et de la femme pour engendrer l’humanité ; mais il faut que le dessin conserve sa prépondérance sur la couleur. S’il en est autrement, la peinture court à sa ruine ; elle sera perdue par la couleur comme l’humanité fut perdue par Ève.

La supériorité du dessin sur la couleur est écrite dans les lois mêmes de la nature ; elle a voulu, en effet, que les objets nous fussent connus par ce qui les dessine et non par ce qui les colore. Un grand nombre d’objets inanimés ou vivants ont la même couleur, tandis qu’il n’en est pas deux qui aient exactement la même forme. Si je plonge mes regards dans les profondeurs du désert, et que je voie s’avancer un ton fauve, je puis croire également que c’est un lion ou une autre bête qui vient à moi ; mais, dès que j’aperçois une crinière, c’est un lion.

Des milliers d’hommes ont le même teint, mais chacun d’eux projette sur l’horizon une silhouette particulière. Tous les nègres sont noirs, comment les distinguer autrement que par les proportions de leurs membres, la hauteur de leur taille ou les lignes de leur démarche ? La nature s’est donc servie du dessin pour définir les objets, et de la couleur pour les nuancer. Je suppose que le peintre étende sur sa toile le ton juste de la chair humaine : ce ton ne nous donnera point l’idée de l’homme, tandis qu’il suffira des plus grossiers contours pour nous rappeler cette idée. On voit même le dessin devenir expressif sans le secours de la couleur, au point de la suppléer en l’indiquant. « Les premiers peintres de l’antiquité, dit Philostrate (dans la Vie d’Apollonius), ont peint avec une seule couleur, et rien n’empêche qu’on distingue dans de pareilles peintures les formes, les caractères, les passions. Si vous faites le portrait d’un nègre avec un crayon blanc, le trait ne laissera pas, il est vrai, de paraître blanc aux spectateurs ; mais les formes de son nez aplati, de ses cheveux crépus, de ses joues saillantes, de ses lèvres épaisses, le noirciront suffisamment à leurs yeux. »

Le dessin a cet autre avantage sur la couleur, que celle-ci est relative, tandis que la forme est absolue. Les couleurs varient suivant le milieu où elles se trouvent ; elles sont modifiées par tout ce qui les environne. Ainsi le rose, à côté d’un rouge violent, paraîtra gris ; un ton n’est pas dans l’ombre ce qu’il était à la lumière ; telle draperie qui est bleue le jour deviendra verte le soir. Il n’en est pas de même de la forme, qui conserve son caractère, quels que soient le lieu et le moment où on la regarde.

Le mot dessin a deux significations. Dessiner un objet, c’est le représenter avec des traits, des clairs et des ombres. Dessiner un tableau, un édifice, un groupe, c’est y exprimer sa pensée. Voilà pourquoi nos pères écrivaient dessein, et cette orthographe intelligente disait clairement que tout dessin est un projet de l’esprit. Sous ce rapport, il est juste de dire que le dessin et la couleur sont, en peinture, ce que la mélodie et l’harmonie sont en musique, la première étant plutôt l’invention du musicien, la seconde n’étant d’ordinaire que la coloration de ses motifs. Cependant, il est des peintres célèbres qui ont la faculté de composer en couleur, pour ainsi dire, comme il est des musiciens qui pensent en harmonie. Pour eux, le vêtement de l’idée se confond avec l’idée même.

Des écrivains illustres ont propagé sur ces matières bien des erreurs, le philosophe Diderot a écrit, par exemple : « C’est le dessin qui donne la forme aux êtres : c’est la couleur qui leur donne la vie. » Mais combien d’œuvres d’art qui, sans couleur, ont cependant beaucoup de vie ! Le torse, le Laocoon, et tant d’autres antiques, sont vivants, bien que d’un seul ton ; et qui oserait dire que la vie est plus chaude dans les peintures du Titien que dans les marbres de Phidias, qui, s’ils furent colorés jadis, ne le sont plus maintenant du moins ? Une autre erreur du même philosophe consiste à dire que la couleur est un don plus rare que le dessin, et que la couleur ne s’apprend point. Si nous jetons un coup d’œil sur l’histoire de la peinture, nous y compterons, parmi les maîtres de premier ordre, d’une part, très peu d’excellents dessinateurs, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël ; d’autre part, au moins autant de coloristes excellents, le Corrège, Titien, Paul Véronèse, Rubens, et nous verrons l’école vénitienne enseigner et transmettre, durant des siècles, les prétendus secrets de la couleur. Non, la couleur n’est pas plus rare que le dessin, mais elle joue dans l’art le rôle féminin, le rôle du sentiment ; soumise au dessin comme le sentiment doit être soumis à la raison, elle y ajoute du charme, de l’expression et de la grâce. Voilà comment la peinture, qui est le dernier venu des trois arts, en est aussi le plus charmant.

Les formes que le dessin est appelé à reproduire sont toutes engendrées par la ligne droite et les lignes courbes. Pythagore, un des plus grands esprits de l’antiquité, regardait la ligne droite comme représentant l’infini, parce qu’elle est toujours semblable à elle-même, et cette pensée a pris une forme admirable dans la bouche de Galilée lorsqu’il a dit : « La ligne droite est la circonférence d’un cercle infini. » La courbe, au contraire, était regardée par Pythagore comme représentant le fini, parce qu’elle tend à revenir à son commencement. Le mariage bien assorti de ces deux lignes enfante la beauté, comme l’heureuse union de la nature et de l’homme produit l’art. Si nous regardons la scène du monde, nous y voyons la ligne droite apparaître et dominer dans tous les spectacles sublimes : les rayons du soleil et des astres, la majesté des plaines de l’Océan, les confins de l’horizon, les carreaux de la foudre, les rochers à pic, les abîmes. Mais si nous jetons nos regards sur l’homme, nous n’apercevons en lui que des ligues courbes, ondoyantes, harmonieuses ; c’est que le sublime, comme nous l’avons dit, appartient à l’univers, et que le beau est le partage de l’humanité.

Mais l’aspect le plus frappant de la ligne droite, c’est qu’elle est un symbole de l’unité, car il n’y a qu’une seule ligne droite, tandis que les lignes courbes sont innombrables, ce qui lait considérer la ligue courbe comme une image de la variété. Maintenant, il en est des couleurs comme des lignes ; elles ont leur imité, qui se résout dans le blanc ou dans le noir. En s’affaiblissant à l’extrême, elles vont toutes s’évanouir dans le blanc, qui est l’unité de lumière sans couleur ; en prenant leur plus haute intensité ; elles vont se perdre toutes dans le noir, qui est l’unité de couleur sans lumière. Entre ces deux pôles se joue le drame merveilleux des harmonies qui nous enchantent. Du sein des ténèbres où elle est endormie et concentrée, la variété sans fin des couleurs se réveille au premier baiser de la lumière et remplit le monde de ses merveilles. En traversant l’atmosphère terrestre, le rayon du soleil s’imprègne des trois couleurs qu’on nomme primitives, et qui sont : le rouge, le jaune et le bleu ; puis, du mélange de ces couleurs primordiales naissent, pour l’enchantement de nos yeux, d’abord les trois couleurs secondes et composites, l’orangé, le vert, et le violet, ensuite toutes les colorations intermédiaires, toutes les nuances imaginables. Cette fois la nature, malgré sa disgrâce, reprend la supériorité sur l’art. Si elle a perdu le secret des belles formes, ou si elle ne les montre plus que dispersées, elle a du moins gardé le secret des couleurs, aussi bien dans les ensembles que dans les fragments isolés. Chez elle, l’harmonie des tons ne s’est jamais démentie. C’est elle qui fait naître sous nos pas ces fleurs sans nombre qui revêtent des couleurs si délicates ou si superbes, et qui, suivant la disposition de nos cœurs, nous offrent, en s’élevant au blanc, des nuances gaies, ou, en descendant au noir, des teintes mélancoliques. Ici éclatent l’écarlate et la pourpre dans le coquelicot, la pivoine et la verveine, le jaune de la jonquille et du bouton d’or, les divers blancs du lis, de la marguerite et de la jacinthe, et ce ton plus doux de la reine des fleurs, qui, dans la carnation humaine, exprime la fleur de la vie. Là, des couleurs plus modestes et, pour ainsi dire, d’un mode mineur, répondent aux tristesses de notre âme : le bleu tendre de la pervenche, qui fut si chère à Rousseau, le bleu obscur de la scabieuse, le bleu-cramoisi de la violette et le sombre vert du lierre, qui croît sur les ruines et sur les tombeaux.

Mais les spectacles du ciel sont encore plus merveilleux, parce qu’ils composent de vastes ensembles, de sublimes décorations dont le motif varie éternellement, à commencer par les blancheurs de l’aube, pour finir par le noir de la nuit. Chaque jour le soleil renouvelle l’inépuisable écrin des diamants de l’aurore et des pierreries du couchant. Chaque jour il change la mise en scène de sa disparition, soit qu’à l’horizon de l’Océan il allume des incendies que toutes les vagues de la mer n’éteindraient point, et semble entrer pour son repos dans des palais de feu, soit qu’il se cache tristement derrière ces fantômes de nuages qu’aucune parole ne peut décrire, qu’aucun pinceau ne peut rendre, soit qu’il mette en mouvement ces sauvages concerts de couleurs, qui, aigris par quelques dissonances, ressemblent aux mouvements saccadés de la musique guerrière. La nature est donc supérieure à l’art dans cette région inférieure qui est le coloris. S’il ne lui arrive plus de faire un animal parfait, un cheval sans défaut, un homme accompli, elle fait encore des chefs-d’œuvre de couleur, et c’est elle qui décore notre univers. Il n’y a sans doute de grands peintres que parmi les hommes, mais la nature est restée le décorateur par excellence.