Grammaire des arts du dessin/VIII archi
Par cela même que divers sentiments s’attachent à la prédominance de telle ou telle dimension de l’architecture, nous voyons les différents peuples faire prédominer dans leurs monuments tantôt la profondeur tantôt la largeur, tantôt la hauteur, et cette préférence tient au génie de leur religion, aux habitudes de leur esprit ; elle dépend de la direction que reçurent dès l’origine leurs pensées.
Comme l’a dit Ziégler dans ses Études céramiques, « le sens (au physique) est un état de la forme qui permet de saisir au premier coup d’œil les différences entre une dimension et les autres, entre la hauteur et la largeur, entre une façade et ses côtés. » Or, le sens matériel des diverses architectures répond à leur signification poétique, à leur sens moral. Si le climat et la nature des matériaux disponibles ont influé partout sur le caractère de l’architecture, cette influence incontestable s’est fait sentir principalement dans la couverture de l’édifice ; quant au sens matériel de son développement, il est lié sans aucun doute par un rapport secret avec les idées de la nation, avec sa manière d’imaginer le monde moral et de comprendre la divinité. Chez tous les peuples, les plus anciens artistes furent des prêtres : voilà pourquoi l’architecture commença par être symbolique, et ce symbolisme s’exprima tout d’abord par le choix de la dimension dominante. Un coup d’œil jeté sur l’histoire nous fait apercevoir sur-le-champ trois genres de grandeur parfaitement distincts et sensibles dans les constructions humaines. Les temples de l’Inde sont profonds, les temples de l’Égypte sont larges, les églises chrétiennes sont hautes, et ces contrastes correspondent à des religions différentes ; ils expriment des pensées.
« Les religions de l’Inde, dit Lamennais, renferment toutes une idée panthéistique, unie à un sentiment profond des énergies de la nature. Le temple dut porter l’empreinte de cette idée et de ce sentiment. Or le panthéisme est à la fois quelque chose d’immense et de vague. Que le temple s’agrandisse indéfiniment ; qu’au lieu d’offrir un tout régulier, saisissable à l’œil, il force, par ce qu’il a d’inachevé, l’imagination à l’étendre encore, à l’étendre toujours, sans qu’elle arrive jamais à se le représenter tout ensemble comme un et comme circonscrit en des limites déterminées, l’idée panthéistique aura son expression. Mais, pour que le sentiment relatif à la nature ait aussi la sienne, il faudra que ce même temple naisse en quelque manière dans son sein, s’y développe, qu’elle en soit la mère, pour ainsi parler. C’est là, dans ses ténébreuses entrailles, que l’artiste descendra, qu’il accomplira son œuvre, qu’il fera circuler la vie, une vie qui (commence à peine à s’individualiser en des productions à l’état de simple ébauche : symbole d’un monde en germe, d’un monde qu’anime et qu’organise, dans la masse homogène de la substance primordiale, le souffle puissant de l’être universel. »
Ces belles considérations ne sont pas seulement d’un poète : elles se peuvent rigoureusement vérifier. Les temples indiens, ceux qui constituent véritablement l’architecture indigène, sont de vastes excavations dans le roc vif, pratiquées avec une patience qui a duré des siècles. L Inde en est remplie et tous les jours on en découvre en deçà ou au delà du Gange. Les plus fameuses sont celles de l’ile de Ceylan, des environs de Bombay, d’Éléphanta, de Bénarès, de Salsette, de Douhmar, de la côte de Coromandel… Aucun plan visible ne se fait comprendre dans ces monuments ; aucun ordre bien saisissable n’y règne. La pensée de l’architecte est obscure comme le sanctuaire qu’il a formé en évidant les montagnes ; elle est vague comme la divinité qu’on y adore, et il semble qu’en fouillant ainsi la nature, on ait voulu y poursuivre ce mystérieux Brahma dont le visage est partout, cet être universel qui réside caché, enveloppé dans les profondeurs de la création et confondu avec elle.
La religion des Indous, qui est un panthéisme mystique, a dû imprimer à leurs monuments le caractère qui les distingue, et c’est là sans doute la cause secrète d’une préférence aussi marquée pour la dimension indéfinie en profondeur. Même lorsqu’ils ont élevé des pagodes pyramidales, leur architecture, suivant l’observation de Thomas Hepe, tout en adoptant des formes un peu moins lourdes, représente encore la caverne creusée en plein roc et les matériaux amoncelés en pyramides à la surface du sol, après avoir été extraits du sein des rochers. Quant aux coupoles et minarets qui surmontent tant dédifices dans l’Inde, ils y ont été construits par des musulmans, et leur style n’a rien de commun avec le génie des Indiens,
Les Égyptiens, qui étaient originaires de l’Asie, comme le prouvent l’anatomie comparée, l’analogie des langues et tous les travaux modernes depuis Herder jusqu’à Brügsch, les Égyptiens avaient conservé quelques traits d’une ressemblance éloignée avec la race indienne, mais ils en différaient par la nature de leurs croyances et par un génie qu’avait dû profondément modifier l’éternelle monotonie d’un climat brûlant. Il se peut, sans doute, que ce climat, en leur inspirant le goût de se créer des
prédominance de la dimension en profondeur.
(Temple égyptien.)
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demeures souterraines, les ait habitués à une architecture massive rappelant
les énormes piliers de réserve que nécessite toute excavation ; mais
il faut reconnaître aussi que leurs idées religieuses contribuèrent puissamment
à cette prédilection pour une stabilité à la fois réelle et apparente.
Les Égyptiens croyaient fermement à l’immortalité de l’âme et ils
désiraient l’immortalité de la matière, pensant que cette âme immortelle
rentrerait dans son corps au bout de mille ans. Ils regardaient la vie d’ici-bas
comme le prélude d’une existence meilleure. Aussi n’avaient-ils guère
soin de l’habitation des vivants, tandis qu’ils déployaient une extrême magnificence
dans la demeure des morts. Leurs maisons n’étaient guère que
des huttes de terre et de roseaux, mais leurs tombeaux étaient bâtis pour les siècles ; leurs temples mêmes avaient une solennité sépulcrale, et leurs
statues, rigides comme des momies, semblaient faites pour perpétuer
cette image de la mort, qui, sans les épouvanter, était toujours présente à
leur esprit. Un peuple ainsi préoccupé de la vie future et qui l’espérait
immuable, un peuple qui a conservé des cadavres plus de six mille ans,
devait développer dans son architecture la dimension qui assure la solidité
de l’édifice et en présage la durée sans fin. L’immense largeur des bases
devait être le trait caractéristique de ses monuments. Murs, piliers, colonnes,
tout, en effet, dans la construction égyptienne, est robuste, épais
et court. Et, comme pour ajouter à l’évidence de cette inébranlable
solidité, la largeur des bases est augmentée encore par une inclinaison
en talus qui donne à toute l’architecture une tendance pyramidale.
prédominance de la dimension en largeur. (Temple égyptien.)
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Les Pyramides elles-mêmes, celles de Memphis, dont la plus grande est le
bâtiment le plus élevé de la terre, sont assises sur une base énorme : elles
sont beaucoup moins hautes que larges. La pyramide de Chéops, par
exemple, a 232 mètres 83 centim. à la base primitive, quand la hauteur
verticale n’est que de 146 mètres 52 centim., c’est-à-dire que
la base est à la hauteur exactement comme 8 est à 5. Ainsi tous les
monuments égyptiens, même ceux dont l’élévation est célèbre, sont
cependant plus étonnants encore par l’étendue de leur dimension en
largeur, dimension qui les rend et les fait paraître impérissables,
éternels.
Tout autre est l’aspect de nos monuments dans l’architecture ogivale. Ils s’élèvent, ils s’élancent vers le ciel, et c’est la hauteur ici qui triomphe. La foi du moyen âge a soulevé la voûte romaine : le souffle de l’esprit a haussé les tours jusqu’aux nuages. Il faudrait résister à l’évidence pour ne pas voir dans nos cathédrales gothiques l’œuvre d’un sentiment religieux,
prédominance de la dimension en hauteur. (Cathédrale de Chartres.)
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une image parlante de l’aspiration du croyant au paradis. Jusqu’à
la naissance du style ogival, l’idée chrétienne n’avait eu dans l’architecture
qu’une représentation insuffisante ; elle n’avait pas eu son symbole de pierre et ne s’était pas encore matériellement exprimée ni développée.
« Il semble, dit M. Viollet-le-Duc (dans son précieux Dictionnaire de l’Architecture française), que, jusqu’au réveil de l’esprit moderne au
XIIe siècle, la tradition païenne laissait encore des traces dans les esprits
comme elle en laissait dans les formes de l’architecture. » Quelle que
soit l’origine de l’ogive, et avant que nous en venions à rechercher cette
origine, il est clair pour nous qu’une cause morale a poussé les prêtres
et les architectes à vouloir et à construire des temples d’une aussi prodigieuse
hauteur, et qui, étant très peu larges, y gagnent encore les
apparences d’une élévation plus grande. Et comment ne pas reconnaître
que le sacrifice de la dimension en largeur a été commandé par le désir
d’émouvoir les âmes, aussi bien dans une petite église que dans une
vaste cathédrale ? La Sainte-Chapelle de Paris, qui a 36 mètres d’élévation,
ne paraît-elle pas beaucoup plus haute parce qu’elle a seulement
9 mètres de large ?
Il est vrai qu’un savant architecte, celui-là même que nous venons de nommer, croit trouver l’origine du système ogival dans les simples tâtonnements du constructeur en peine de bâtir des voûtes solides ; mais pourrait-on soutenir que la foi chrétienne à son apogée n’a été pour rien dans ce besoin d’exhausser l’église et de se prêter ainsi aux élans de la prière comme à l’ascension du regard ? Il n’est pas conforme aux habitudes de l’humanité qu’elle applique avant de concevoir, au moins par instinct ; il n’est pas naturel qu’elle invente le moyen avant d’avoir aperçu le but. La pratique n’est pas la sœur aînée de l’esprit ; elle éclaire la théorie, mais ne la précède point. L’exhaussement des églises chrétiennes était déjà prémédité, lorsque l’architecte comprit que cette surélévation ne pouvait être obtenue que par le tracé de l’ogive. Et si la dimension en largeur dut être sacrifiée aux nécessités de la construction, c’est que la pratique se trouva vouloir ce qu’avaient désiré toutes les âmes. La pierre et le sentiment furent d’accord.
De tous les peuples fameux par leur architecture, les Grecs sont les seuls qui aient conservé une sorte d’équilibre dans les trois dimensions de leurs temples, et cela même trahissait leur génie, génie clair et simple, exquis dans sa sobriété, mesuré dans sa grandeur. Sans doute leurs monuments n’ont pas une longueur égale à la hauteur et à la largeur, car un édifice dont les trois dimensions seraient les mêmes, c’est-à-dire qui aurait une base carrée et une élévation cubique, serait dépourvu de sens et partant d’expression ; ce serait une abstraction muette, une monstruosité en architecture. Les Grecs ont presque toujours donné à leurs temples une largeur double de la hauteur et une longueur au moins double de la largeur. Mais ces différences ne sont pas, à beaucoup près, aussi frappantes que celles dont les monuments indiens, égyptiens ou gothiques nous offrent le spectacle. Elles sont dues au sentiment de la beauté plutôt qu’au sentiment religieux. Dans l’imagination des Athéniens, l’Acropole était aussi haut placée que l’Olympe, et le séjour des dieux mêmes était une montagne de la Thessalie. Revêtues des beautés parfaites de la forme humaine, les divinités de la Fable étaient tout ensemble familières et adorées. Elles avaient consenti à descendre parmi les hommes, de sorte que les hommes n’avaient point à s’élever jusqu’à elles. Aussi les temples grecs, sous leur fronton doucement abaissé, ont-ils peu de hauteur. Bâtis sur un point d’où ils dominent la plaine ou la mer, ils n’ont de véritable élévation que celle de la colline ou du promontoire qui leur sert de piédestal. Ils sont toujours élevés sans être jamais hauts.
Ainsi se vérifie notre proposition que le génie des différents peuples se trahit déjà dans les seules dimensions de leur architecture. Et maintenant, des observations qui précèdent il résulte que la largeur est une qualité plutôt matérielle, tandis que la profondeur s’adresse au sentiment et la hauteur à la pensée. « À égalité, dit Schiller, les hauteurs nous paraissent plus sublimes que les longueurs, par la raison que l’idée du sublime de force s’associe nécessairement à la vue d’une hauteur. Une simple longueur, alors même qu’elle s’étendrait à perte de vue, n’a en soi rien de terrible ; mais une hauteur est terrible ; nous pourrions en être précipités ! Cependant, pour qu’une grande hauteur soit terrible, il faut d’abord que notre imagination nous transporte au sommet, et par conséquent que cette hauteur devienne pour nous une profondeur. On peut faire cette expérience en regardant un ciel chargé de nuages et mêlé de bleu, dans une nappe d’eau sombre. La profondeur immense du ciel y formera un spectacle incomparablement plus effrayant que sa hauteur… »
En architecture, la profondeur, étant horizontale, produit sur nous, au lieu d’une terreur physique, cet effet d’appréhension morale qu’engendre le mystère. Quant à la vue des grandes hauteurs, elle nous détache un instant de la terre et en désintéresse notre âme. Dans les matières de l’esprit, comme dit Joubert, la grandeur se prend de bas en haut.