Grammaire des arts du dessin/VII archi

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Librairie Renouard (p. 84-85).



VII

DIVERS SENTIMENTS S’ATTACHENT À LA GRANDEUR DANS LES DIVERSES DIMENSIONS DE L’ARCHITECTURE.

Ce qu’il y a de plus intime dans la conscience des peuples se trahit par le langage. Là se trouvent des révélations inattendues et la ressource des inductions les plus lumineuses, les plus sûres. Car c’est toute l’humanité qui fixe le sens des mots primitifs, essentiels, de ceux qui ne vieillissent jamais. C’est elle qui, les frappant au coin de son génie et y gravant les idées et les sentiments universels, en fait les monnaies inaltérables de l’intelligence.

Hauteur, largeur, profondeur, ce sont là des mots qui, chez toutes les nations, s’appliquent à l’esprit comme à la matière, et qui déterminent le caractère des choses morales aussi bien que des choses visibles. Suivant qu’il se développe dans le sens de la hauteur ou dans le sens de la largeur ou dans celui de la profondeur, un édifice nous communique des sentiments d’élévation, de stabilité ou de mystère. Si le monument s’élève à une grande hauteur, il élève aussi notre âme, et nous en avons un éclatant témoignage dans la seule identité de l’expression. Si la largeur est dominante et vaste, elle nous suggère aussitôt l’idée de la stabilité, de la durée, parce que la largeur des bases se lie, dans l’ordre nuirai, à tout ce qui est soutenu, résistant et durable, et qu’elle exprime la stabilité des empires non moins que celle des bâtiments. Si l’édifice a une grande étendue en profondeur, soit souterraine, soit à la surface du sol, l’impression qu’il produit est celle d’une terreur mystérieuse, car la profondeur a quelque chose d’obscur et d’imposant, aussi bien dans la nature que dans les pensées. Lorsqu’un homme sensible aux effets de l’art — et, après tout, le plus humble des paysans y est souvent sensible autant que le plus raffiné des citadins, — lorsqu’un homme, dis-je, ayant une âme, voit s’ouvrir devant lui une de ces grandes églises du moyen âge dont la nef se prolonge, dont le sanctuaire recule et se perd dans l’ombre, l’indécision du lointain lui inspire dès l’entrée une sorte de crainte religieuse. En sondant du regard l’éloignement et l’obscurité du fond, il se sent envahi par le pressentiment de quelque mystère. Son imagination plonge avec un vague effroi dans ces profondeurs comme dans l’inconnu, et ce mystère qui l’enveloppe est si étrange, si redoutable, qu’il n’ose ni parler à voix haute, ni faire retentir sur le pavé le bruit de ses pas… Quels artistes que les architectes sans nom qui bâtirent ces temples élevés et profonds où l’âme s’élève et s’enfonce tour à tour avec un mélange d’exaltation et de terreur, aspirant tout ensemble au monde invisible et au monde impénétrable ! Quelle connaissance ils avaient aussi du cœur de l’homme, ces prêtres de l’Inde et de l’antique Égypte qui cachèrent leurs premiers temples dans les grottes, ou les creusèrent comme de vastes sépulcres dans les entrailles de la terre ! Ils avaient observé avant nous quels rapports subtils unissent la matière et la pensée, quelle corde de la conscience doivent toucher infailliblement tels spectacles de la nature créée par Dieu ou reconstruite par l’homme ; avant nous ils savaient que la vue des hauteurs élève nos sentiments, que la vue des largeurs rassure notre esprit, et que l’âme, redoutant un mystère dans tout ce qui est profond, ressent une terreur secrète au seul nom de l’abîme.