Grammaire des arts du dessin/XIV archi

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Librairie Renouard (p. 137-145).


XIV

LES FORMES DE L’ARCHITECTURE DANS TOUS LES SYSTÈMES ONT DIFFÉRENTES ORIGINES : ELLES SONT ENGENDRÉES, OU PAR LES NÉCESSITÉS DE LA CONSTRUCTION, OU PAR LE BESOIN D’UNE EXPRESSION POÉTIQUE, OU PAR L’IMITATION DE LA NATURE.

Il faut s’arrêter ici un instant pour donner au lecteur la clef de ce qui va suivre. Si l’on veut comprendre le langage de l’architecture, il ne suffit pas toujours d’en chercher les origines dans la construction. C’est là, sans doute, que le plus souvent on les trouve ; mais l’expression de ce grand art a d’autres causes, des causes plus subtiles, des sources plus mystérieuses et plus profondes. Toutes les formes n’ont pas été engendrées par les lois qui régissent la pesanteur et le jeu des forces, ou par celles qui corrigent les illusions de l’optique ; il est des formes que l’esprit a crées par ce besoin de poésie qui est inséparable de la nature humaine. Il en est qui expriment, non pas seulement un mécanisme inévitable, mais des pensées, des sentiments et même des rêves.

On peut concevoir un édifice qui serait parfaitement assis et bien proportionné sans avoir d’autres lignes que des droites et d’autres solides que des cubes. Ce n’est donc pas la nécessité de la construction qui peut seule exprimer le galbe de certaines formes, le caractère et la grâce de certaines courbes. L’architecture, née en Orient, s’était ressentie de l’imagination de ses inventeurs, et les Grecs, tout en soumettant au contrôle d’une raison exquise les qualités expressives d’un art qu’ils avaient mission de perfectionner, les Grecs y laissèrent l’empreinte de la poésie orientale.

Au commencement, nous l’avons dit, l’architecture humaine représente une sorte de rivalité avec la nature ; elle cherche à reproduire avec symétrie les grands spectacles de l’architecture divine. Elle rappelle le sublime des montagnes par des pyramides, le sombre des cavernes par des labyrinthes souterrains, la majestueuse tranquillité de la mer par de longues lignes horizontales, les rochers à pic par des tours, et les forêts de la nature par des forêts de colonnes… Mais, plus tard, l’humanité se connaît, s’admire et se divinise ; elle s’aperçoit qu’elle est elle-même un résumé de l’univers. Alors son œuvre la plus considérable, qui est l’architecture, est faite à son image, c’est-à-dire qu’elle représente une création analogue à celle de l’être humain. Proportionné, symétrique, composé d’os, de tendons et de muscles, harmonisé et mis en mouvement par l’unité ; de l’âme, le corps de l’homme devient un type de perfection, dont l’organisme sera imité ; par l’architecture, mais imité seulement dans son principe et dans quelques-uns des traits qui le distinguent aux yeux de l’esprit. Par une fiction hardie, l’artiste supposera dans son édifice des matières hétérogènes, associées pour constituer un tout, et comme l’architecture se compose essentiellement de supports et de parties supportées, c’est surtout par la diversité des pressions et des résistances qu’il exprimera l’organisme artificiel de son monument. Il ira jusqu’à feindre des substances molles mêlées aux corps rigides, des matières élastiques pressées par des matières pesantes, et, dans ses métaphores de pierre ou de marbre, il figurera des fibres délicates unies en faisceau et fortifiées par des ligatures. Au squelette, ou, pour dire mieux, à l’ossature mathématique du bâtiment, il ajoutera comme des muscles dont il nous montrera les attaches. Le spectateur croira sentir que des éléments de nature diverse ont concouru à la formation de l’édifice ; qu’avant d’arriver à son immobile équilibre, il a comprimé tout ce qui était compressible ; que telle forme représente un effort, telle autre une pression, telle autre la flexibilité, la dilatation ou le redressement des molécules. Ainsi le monument s’animera, il semblera respirer une sorte de vie organique, et il sera digne d’être habité par une âme, c’est-à-dire d’exprimer la pensée d’un homme ou le sentiment de tout un peuple. L’architecte pourra se nommer alors, comme le nommait la poésie du moyen âge, le maître des pierres vives, magister ex vivis lapidibus. En parlant des Propylées d’Athènes, Plutarque disait : « Ces ouvrages ont conservé une fraîcheur, une virginité que le temps ne peut flétrir ; ils paraissent toujours brillants de jeunesse, comme si un souffle les animait et qu’ils eussent une âme immortelle. »

Revenons maintenant à la colonne, et prenons-la pour exemple. Les plus anciens monuments de l’Égypte, parmi ceux où se trouvent des colonnes, tels que les tombeaux souterrains ou hypogées de Beni-Hassan, qui datent de quelque trois mille ans avant notre ère, présentent des piliers à faisceau, imitant des tiges de plantes réunies et liées ensemble par plusieurs anneaux. Ici, à la réminiscence de l’arbre comme principe de la colonne, s’ajoute une nouvelle fiction, celle qui suppose plusieurs tiges minces, rendues fermes et solides par leur assemblage, et devenues résistantes au moyen d’une forte ligature. L’artiste a donc feint dans son édifice des matières diverses : de là une expression poétique que la seule construction n’expliquerait point. Dans le même monument se voient des colonnes sur lesquelles on a creusé verticalement des canaux, séparés entre eux par ce filet plat qu’on appelle en architecture listel. L’une et l’autre de ces colonnes semblent exprimer l’idée de faisceau. Les Grecs, en empruntant cette idée, selon toute apparence, des monuments égyptiens, en tirèrent l’usage des cannelures : c’est ainsi qu’on nomme les canaux dont nous venons de parler. Mais ils n’oublièrent pas de rappeler cette série d’anneaux qui figurait, en haut du fût, l’énergique ligament des tiges. Ils réunirent ainsi dans une même colonne les deux exemples. Depuis, l’image de ces liens s’est perpétuée dans les divers ordres de colonnes, et cette image simplifiée, réduite à un seul anneau, est devenue l’astragale. L’astragale est donc une moulure qui doit son origine à la fiction par laquelle on supposait la colonne composée ; de tiges verticales, serrées et bouclées à une certaine hauteur, près du chapiteau. Au lieu de faire cette moulure saillante, les Grecs la firent d’abord rentrante. Ils figurèrent le ligament par trois petites rainures exprimant encore mieux l’idée d’une matière élastique, comprimée par des cordons qui la pénètrent. Voilà donc des formes architectoniques, des moulures dont le motif est puisé ailleurs que dans les pratiques pures de la construction. Voyons, en effet, comment un savant architecte-ingénieur nous expliquerait la cannelure par les procédés de l’appareil. « Cet ornement, qui donne beaucoup de l’élégance, dit M. Léonce Reynaud, doit sans doute son origine à une pratique d’exécution. On commençait probablement le travail des tambours de colonnes en leur donnant


Colonne de Ben-Hassan.
Pilier Ben-Hassan.


la forme de prismes ayant pour bases des polygones réguliers d’un grand nombre de côtés, et l’on n’avait ensuite qu’à effacer les arêtes pour obtenir la forme cylindrique. Un aura reconnu que cette opération préliminaire donnait d’heureux résultats quand elle avait été exécutée avec soin, et l’on aura jugé inutile d’aller au delà ; mais les côtés du polygone se rencontrant sous des angles très obtus, il en résultait une certaine indécision dans la forme, et dans la plupart des édifices on y a remédié en les creusant légèrement. De là une ornementation fine et des effets agréablement variés d’ombre et de lumière. »

C’est là sans doute une explication plausible et qui tout d’abord satisfait l’esprit. Cependant, si la cannelure a son origine dans le fait d’épanneler des tambours de marbre ou des piliers de bois pour les arrondir, on ne voit plus la nécessité de la moulure qui représente un anneau. L’idée de faisceau disparaissant, l’image du lien devient superflue, et l’astragale n’a plus sa raison d’être, à moins qu’on ne l’ait imaginée pour racheter la diminution de la colonne à l’endroit où cette diminution est le plus sensible. De toute manière, il est écrit dans les formes de l’architecture qu’elles ont été engendrées, non pas toujours par les précautions délicates du constructeur, mais souvent aussi par l’imagination de l’artiste, qui, pour donner une apparence de vie à son monument, y a simulé des substances hétérogènes, douées de résistances inégales à l’écrasement ou à la rupture. Si la pierre ne devait représenter que la pierre, il serait absurde d’y figurer des courbes, qui appartiennent seulement aux matières flexibles ou élastiques, et la pensée ne serait venue à personne d’imiter dans le marbre les aplatissements d’une substance compressible ou les débordements d’une substance comprimée. C’est pourtant là ce que vont nous montrer et le chapiteau des colonnes et leur base.

Nous avons dit que les cannelures rappelaient un faisceau de tiges serrées ; supposons que ce faisceau vertical doive supporter une charge,



ce ne sera pas trop que d’y faire une seconde ligature au-dessus de la première. Les Grecs figurèrent encore ce lien répété, non pas en saillie, mais au contraire par trois ou cinq rainures taillées dans le vif de la colonne. Maintenant, si l’on superpose au faisceau, coupé court, la pierre carrée qu’on appelle tailloir, l’excédent des tiges va plier sous le poids et nous offrir justement par sa résistance la forme que présente le coussinet du chapiteau, cette forme qui commence par une courbe et qui brusquement s’aplatit en fuyant jusqu’à la gorge. Dans la colonne grecque primitive, le coussinet dont nous parlons se nommait échine. En donnant aux colonnes de Beni-Hassan l’aspect d’un faisceau, les Égyptiens avaient figuré les tiges se continuant jusqu’au tailloir sous la forme d’un bouton de lotus tronqué ; mais les Grecs, plus artistes que leurs maîtres, n’ont pas poursuivi jusqu’au bout la métaphore ; ils l’ont abandonnée au moment où elle cessait d’être avouée par la construction. Ils ont préféré la forme d’une patère qui évasait le chapiteau, à l’imitation du bouton de lotus qui l’amincissait. Ils ont d’ailleurs senti le besoin d’obtenir un reflet tranquille sous l’ombre que projetait le tailloir et d’accompagner le clair vif du bandeau par la lumière qui frapperait la courbe de l’échine au point de tangence. Or, ces effets eussent été contrariés par la continuation des cannelures… Quand une chose est vraie, elle l’est à tous les points de vue et de tous les côtés à la fois : elle est illustre comme dit Montaigne, par tous ses visages.

Que si nous regardons au pied des colonnes, la base nous présentera, comme le chapiteau, des formes que le constructeur n’aurait pas trouvées


base attique.


de lui-même et qui expriment encore une pure fiction. Prenons pour exemple la plus belle de toutes les bases, la base attique, celle qui se voit dans les Propylées d’Athènes, aux colonnes intérieures du monument. Cette base se compose de deux moulures saillantes et rondes, appelées tores, et séparées par une moulure rentrante qu’on nomme scotie. Les deux tores sont inégaux de grosseur et de saillie, l’inférieur étant plus large et plus épais que le supérieur. La concavité de la scotie se termine, en haut et en bas, par un filet, c’est-à-dire par un petit membre mince et plat qui rencontre à angle droit chacun des deux tores. Au-dessus du tore supérieur est placé un autre filet plus épais appelé ceinture de la colonne, et cette ceinture se relie au fût par une transition adoucie en arc de cercle, qui est le congé.

À quelque point de vue que l’on considère la base attique, il est clair que les formes n’en sont pas constructives, si l’on peut ainsi parler, mais expressives. C’est dans l’imagination qu’elles ont été puisées. Devenu artiste, le constructeur s’est plu à représenter, ici encore, une matière compressible qui, serrée par une corde, aurait débordé de chaque côté en s’arrondissant ; mais pour que le bord inférieur fût plus large et plus fort que le supérieur (conformément à cet axiome d’architecture que le fort doit porter le faible), il a supposé la compression un peu au-dessus du milieu, et de la sorte il a obtenu l’inégalité des tores et la variété de leurs courbes convexes, si bien contrastées, d’ailleurs, par la moulure concave qui les sépare et par les petites verticales que forment la ceinture et les deux filets. Il est si vrai que la scotie représente le serrement opéré par une corde enroulée, qu’on lui donne aussi le nom de trochile, du grec τρόχίλιον, poulie. Maintenant, que ces mensonges de pierre aient été inventés pour le plaisir des yeux, afin de racheter des courbes par des droites et des reliefs par des creux, il n’en est pas moins évident qu’ici le génie de l’art s’est affranchi des fatalités de la construction, et que l’utile n’a rien à voir dans ces formes dictées par le sentiment du beau. Admise par les Grecs comme une simple variété d’expression, la base des colonnes est une figure métaphorique, une autre manière de parler à l’esprit et de satisfaire le regard.

C’est pour l’architecte surtout que l’art est une haute interprétation de la nature. Tout ce qu’il veut imiter de la réalité visible, il le traduit dans sa langue, il le transpose et le transfigure. Quand il a construit son monument, quand il a feint un organisme par des proportions qui révèlent la présence secrète d’une mesure commune à tous les membres de son architecture, lorsqu’enfin il y a introduit les courbes qui mettent en évidence le jeu des forces et semblent exprimer la vie, tout n’est pas fait encore. Il lui faut des formes variées pour manifester des pensées diverses et nuancer l’expression de son monument. D’autre ; part, le monde inférieur réclame sa place dans ce temple qui doit être un résumé de l’univers, une création humaine conçue à l’instar de la création divine. Les métaux, les plantes, les fleurs, les animaux, l’homme lui-même, vont y figurer. Mais les formes que l’artiste empruntera de la nature vivante, loin de les imiter rigoureusement, il les soumettra aux lois de sa symétrie et il leur imprimera tous les caractères de sa pensée. Elles s’appliqueront à la surface des autres formes, non pour les dissimuler, mais pour les épouser au contraire, et pour accuser d’autant mieux l’intention première du constructeur. Elles viendront se ranger docilement dans les lignes déjà tracées, suivant l’axe des colonnes ou la courbure des arcs. Ainsi moulées sur le fond qu’elles doivent recouvrir en le laissant transparaître, comme l’épiderme recouvre les os et les muscles d’un corps vivant, d’innombrables images rappellent, dans l’œuvre humaine, les divers règnes de la nature, la végétation et l’animalité, les minéraux et les fleurs. On y voit les feuilles de l’olivier et du laurier, le chardon épineux, l’acanthe, le lis marin, le persil, la rose, la coquille, l’œuf, les perles, les olives, les amandes, les larmes de la pluie, les flammes et les carreaux de la foudre. Puis des feuillages imaginaires s’infléchissent et se tourmentent pour obéir aux rigides contours qui les emprisonnent. On y reconnaît aussi, transformés en pierre, des colliers, des anneaux, des fers de lance, les vis et les chevilles du charpentier, le bois des solives et des chevrons. Les animaux apparaissent ensuite, non plus comme des figures d’une réalité inutile, mais comme des emblèmes de la nature sauvage domptée par l’homme. L’Indien asseoit la plate-bande de son édifice sur des éléphants ; le Persan remplace le chapiteau de ses colonnes par une double tête de taureau ; le Grec fait servir des mufles de lion à vomir l’eau de pluie.


colonne persane.
support indien.


L’animal est substitué de la sorte aux membres de l’architecture ; il n’y est pas introduit pour décorer seulement, mais pour remplir une fonction évidente de servitude. Ce n’est pas tout : la figure humaine est évoquée à son tour, et, dans ce cosmos artificiel, elle joue aussi un rôle subordonne à la conception du monument. Cependant, à mesure que la création s’élève, l’architecte l’imite avec plus de soin et de respect. Plus les formes sont nobles et belles, plus fidèlement il les reproduit, mais toujours en les renfermant dans un cadre inévitable, et en les soumettant à l’inexorable fatalité de son dessin. Quelquefois même des êtres humains feront l’office de piliers et deviendront des formes de construction. Tantôt, comme dans le temple d’Agrigente, des hommes robustes prendront la place des colonnes et, sur leurs épaules, ils porteront, esclaves gémissants, le fardeau de la toiture. Tantôt, comme dans le Pandroséion d’Athènes, des jeunes filles seront les supports d’une poutre de marbre, et, sur le coussinet où elles avaient porté l’eau de la fontaine, elles soutiendront, captives et pétri fiées, un édilicc délicat et léger comme elles, le temple d’une vierge[1]Ah ! ce furent des artistes privilégiés que ces Grecs d’Athènes ! Il leur fut donné d’être les interprètes de la nature et non ses copistes, de pénétrer profondément ses mystères et de ne point s’asservir à elle, surtout dans cette œuvre d’art par excellence où il faut que le phénomène réel se métamorphose pour s’élever à la puissance architectonique, c’est-à-dire à l’immobilité des choses éternelles.

Il est donc vrai que les formes que l’architecture emploie sont puisées à des sources différentes. Au commencement, c’est le constructeur qui les commande ; ensuite l’architecte les modifie pour y ajouter une muette éloquence ; le poète enfin vient en achever l’expression et la nuancer en évoquant toutes les puissances de la nature. Lorsqu’un bâtiment n’a que les formes absolument voulues par les nécessités de la construction, il n’est encore qu’un ouvrage d’industrie ; quand il reçoit les formes expressives, il est une œuvre d’art, et quand il se trouve compté par les formes imitatives, il revêt toutes les richesses de l’architecture. Il est sensible toutefois que les formes du troisième genre appartiennent plutôt à l’art du sculpteur, et que, rigoureusement, l’architecture peut produire de beaux effets et même frapper de grands coups sur l’imagination sans le secours des parties décoratives et des images substituées. Que dis-je ! elle est alors d’une beauté sévère et d’une grandeur qui parfois monte au sublime.

Ces observations étaient indispensables pour préparer le lecteur à l’intelligence des propositions qui vont suivre. Il devra s’intéresser maintenant à des formes qui, sans avoir rien d’arbitraire, se prêtent néanmoins à la liberté de l’art. Il pourra saisir et apprécier jusqu’aux plus fines nuances qui distinguent les diverses architectures, et celles qui ont pour principe générateur une variété de l’arc, et celles qui rentrent dans le système, antérieur, de la plate-bande.


  1. Voir les Cariatides du Pandroséion d’Athènes, au second livre.