Grammaire des arts du dessin/XVII archi

La bibliothèque libre.
Librairie Renouard (p. 151-168).


XVII

DANS L’ORDRE DORIQUE, LES PROPORTIONS SONT MÂLES, LES FORMES SONT INDICATIVES DE LA CONSTRUCTION, LES ACCENTS DE LA SOLIDITÉ TIENNENT LIEU D’ORNEMENT.

l’Ordre dorique est le plus ancien des trois ordres. Il fut apporté en Grèce, selon toute apparence par la race dorienne, qui était la race hellénique pure, tandis que les races ionienne et achéenne étaient mélangées de sang pélasge. C’est ce qui symbolise la tradition qui fait de Dorus le fils d’Ellen, dont Achæus et Ion n’étaient que les petits-fils. Descendus des montagnes de la Thessalie, où on les trouve établis dès le xvie siècle avant notre ère, les Doriens s’étaient emparés du Péloponnèse, environ quatre cents ans plus tard, conduits par les descendants d’Hercule, qui les avait jadis protégés contre les Lapithes. C’était une race sérieuse et mâle. Ils avaient des mœurs rigides, une religion austère et solennelle, un dialecte rude, le goût de l’agriculture, la passion de la gymnastique et de la guerre. Leur génie formait le plus éclatant contraste avec celui des tribus ioniennes, qui se caractérisaient par un culte pompeux, des mœurs plus faciles et plus élégantes, un esprit mobile et ouvert à toutes les jouissances morales, une langue harmonieuse, de l’aptitude au commerce et le goût des arts. Cette opposition des deux races fut représentée historiquement par l’antagonisme de deux républiques à jamais illustres, Sparte et Athènes.

Ou devine que l’architecture des Doriens portera l’empreinte de leur génie sévère. Elle sera solide, massive, puissante, et elle accusera sa puissance comme un athlète montre ses muscles. Tels sont, en effet, les caractères saillants de l’ordre dorique, surtout dans ses commencements. C’est la nécessité même de la construction qui engendre la principale beauté de cet ordre. L’ossature du monument dorique est visible et si bien accentuée que le spectateur, passant par toutes les phases de la construction, bâtit l’édifice une seconde fois dans sa pensée. Si nous analysons l’architecture dorique, nous allons en voir toutes les parties s’agencer, se pondérer, se soutenir avec une logique rigoureuse. Chaque membre occupera une place inévitable, chaque pierre dira elle-même sa fonction, chaque moulure s’expliquera, et l’expression du monument ressemblera à ce langage laconique dont tous les mots portent.

Nous connaissons déjà la colonne dorique ; elle est sans base ; elle a une forme conique très prononcée avec un léger renflement. On y a traîné des cannelures profondes à vives arêtes. L’image d’une forte ligature a été figurée en haut du fût et répétée à la gorge du chapiteau. Les formes végétales de l’Égypte ont été remplacées par un tore évasé dont les contours rappellent ceux d’une patère et qui, par le caractère de son profil, semble représenter la résistance d’une matière comprimée. Ce membre du chapiteau se nomme échine, nom dérivé sans doute du mot echinos (εχινος), qui signifie cuvette. Sur l’échine est posée une dalle carrée appelée tailloir ou abaque. Tel est le support dorique chez les Grecs, inventeurs des trois ordres. Vitruve dit que ce support est proportionné comme le corps de l’homme dans lequel le pied est égal à la sixième partie de la hauteur du corps ; mais, d’une part, ce rapport n’est pas bien observé, ainsi que nous l’avons établi dans le chapitre sur les Proportions du corps humain ; d’autre part, si ces proportions avaient été appliquées aux colonnes doriques, elles auraient toujours six diamètres de hauteur, ce qui jamais ne se vérifie. En effet, dans les temples de l’ordre dorique véritable, du dorique grec, la colonne la plus élancée, y compris son chapiteau, a toujours moins de six diamètres.

Maintenant, que va porter cette colonne ? L’espace entre deux supports est couvert, nous l’avons dit plus haut, par une seule pierre horizontale, une plate-bande, qui va d’une colonne à l’autre, joignant les deux axes, et qui est posée à joints vifs sans mortier. Dans la construction en pierre, cette plate-bande, l’architrave, rappelle par son nom, qui signifie maîtresse poutre, la construction primitive en bois. En effet, les temples les plus anciens de la Grèce, même lorsqu’ils étaient bâtis en pierre, étaient couverts en charpente, ainsi qu’en témoignent plusieurs passages d’Euripide

(tragédies d’Oreste et des Bacchantes), de Polybe, de Pline, de

colonne et entablement de l’ordre dorique.


Pausanias. Le temple de Junon à Métaponte, dans la Grande-Grèce, le temple de Neptune à Mantinée, étaient portés sur des colonnes de chêne ou d’autres bois. À Éphèse, le fameux temple de Diane fut aisément brûlé par Érostrate, parce que la couverture était en bois de cèdre. Leur ancienneté même donnait aux colonnes en bois un caractère sacré, et, souvent — c’est Pausanias qui l’affirme — elles étaient conservées comme des modèles vénérables, dans les édifices en pierre qui avaient succédé aux temples primitifs. Il est certain que ces temples eurent en tous cas des toitures en bois, et nous verrons que le souvenir s’en perpétua dans les constructions de l’ordre dorique, qui conservèrent ainsi, en pierre ou en marbre, une image commémorative de l’antique charpente.

Sur la maîtresse poutre étaient posées des solives qui la coupaient à angles droits, et qui étaient soutenues à l’autre bout par le mur principal du temple. Mais ces solives étaient séparées de l’architrave par un cours de planches qui la couvrait pour la garantir de l’humidité, précaution d’autant plus nécessaire qu’une maîtresse poutre se compose toujours de deux demi-poutres jumelles, juxtaposées et reliées par des clefs, mais qui laissent entre elles un joint, de manière que, si l’une des deux vient à fléchir, l’autre puisse résister encore quelque temps, la solidité ayant ainsi deux chances pour une. Les solives étaient couvertes à leur tour par une sablière, c’est-à-dire par une pièce de bois couchée horizontalement dans le même sens que l’architrave, et supportant les chevrons du comble, lesquels faisaient saillie au dehors pour écarter la chute des eaux de pluie, et portaient le plancher incliné de la couverture. Mais, comme ces chevrons présentaient à leur extrémité une suite de petites surfaces carrées d’un effet mesquin et déplaisant, on en rabattait les angles et on y clouait des planches qu’on plaçait sur un plan vertical, afin que la pluie n’y pût séjourner. La même chose était pratiquée sur la face inférieure, tant pour la préserver que pour épargner au spectateur placé en dessous un effet semblable à celui dont nous venons de parler. Cependant, au bas de la toiture règne un canal appelé chéneau, destiné à recevoir la masse des eaux de pluie et li les conduire dans les tuyaux de gouttière ; on évite par là de laisser couler des torrents de pluie tout le long de l’édifice. C’est ainsi que se construisait en général et que se construit encore une couverture en charpente[1].

Voyons à présent comment les Grecs ont imité ou plutôt rappelé ces dispositions, particulièrement dans l’ordre dorique.

On entend, en architecture, par le mot ordre, le rapport établi entre la colonne et les parties qu’elle supporte. Ces parties, au nombre de trois, forment ce qu’on appelle l’entablement. L’édifice pouvant se terminer en terrasse ou se couronner d’une toiture qui varie, le comble n’est pas compris dans l’entablement, ni par conséquent dans l’ordre. Les trois seules parties de l’entablement sont l’architrave, la frise et la corniche. L’architrave, encore une fois, représente la maîtresse poutre ; elle est donc posée horizontalement sur les colonnes. La frise est l’espace occupé au-dessus de l’architrave par la rangée des solives qui s’y appuient et qui la coupent à angle droit, à moins que l’édifice ne soit rond, et qu’alors l’architrave ne soit courbe. La corniche (du grec κορωνίς, achèvement, couronnement) est l’image de la sablière qui portait les chevrons du comble et de la partie saillante disposée comme nous l’avons dit. De toute manière, alors même que la toiture est absente, la corniche a sa raison d’être dans la nécessité d’empêcher l’égouttement des eaux sur les murs ou sur les colonnes de l’édifice. Pour cela, à l’extrémité inférieure de la surface verticale qui est censée couvrir les chevrons, on creuse en dessous un canal dont le bord, taillé à vive arête, s’oppose au retour de l’eau vers l’entablement, et la force de s égoutter plus loin que le pied des colonnes. On voit alors les gouttes d’eau suspendues comme des larmes tout le long de cette partie saillante et verticale, qui, pour cette raison, s’appelle larmier.

Dans l’ordre dorique, la frise a cela de distinctif que le bout des solives qu’on veut rappeler y est accusé par une table saillante. Originairement, selon Vitruve, pour cacher et orner ces bouts de poutres coupées, on y clouait des tringles de bois dont les joints étaient mastiqués avec de la cire. Ces tringles posées verticalement formaient des rainures ; l’artiste grec en a conservé la tradition en creusant sur la table saillante deux canaux et deux demi-canaux qui, répétant les cannelures de la colonne, affirment de nouveau la verticale et produisent un contraste piquant avec les horizontales de l’architrave et celles de la corniche. Ces entailles en biseau, qui semblent gravées avec un burin, s’appellent glyphes, (de γλυφή, gravure), et leur ensemble compose le triglyphe, c’est-à-dire les trois gravures, en comptant sans doute les deux demies pour une.

Dans le principe, les intervalles entre les triglyphes restaient vides, non seulement au-dessus de l’architrave, mais au-dessus du mur correspondant à la colonnade. Aussi appelait-on ces intervalles des métopes, c’est-à-dire des ouvertures intermédiaires (μετά, et όπη, ouverture). Cela résulte clairement d’un passage d’Euripide, dont le sens a été pour la première fois mis en lumière par Winckelmann. Oreste et Pylade se concertant sur les moyens d’entrer dans le temple de Diane pour en enlever la statue de la déesse, Pylade fait remarquer à son ami qu’il existe entre les triglyphes un vide par lequel on peut passer le corps. Mais, dans la suite, ces vides furent bouchés, paru une tablette, si l’édifice était de bois, par une dalle, s’il était de pierre ou de marbre, et cette dalle, un peu en retraite, se trouva un champ tout préparé pour recevoir un ornement. Cependant les plus anciens monuments de l’ordre dorique, les temples de Pæstum. par exemple, ont des métopes lisses ; l’idée de sculpter un bas-relief sur la métope ne vint que plus tard, lorsque le mode dorien se développa dans le sens de la richesse et de l’élégance.

Ainsi composée de triglyphes et de métopes, la frise est séparée de l’architrave par une moulure plate, la bandelette ou tænia, qui représente sans doute l’épaisseur du cours de planches qui couvrait la maîtresse poutre. Ces planches étaient reliées à chaque solive par des vis ou des chevilles dont la tête reste visible sous les triglyphes de pierre. Ces chevilles, au nombre de six, Vitruve les appelle des gouttes, et le nom leur en est resté, comme si elles exprimaient les gouttes d’eau qui auraient coulé le long des rainures du triglyphe, primitivement mastiquées en cire. Mais cette explication ne vaut pas celle de Léon-Baptiste Alberti, qui voit avec raison, dans les prétendues gouttes, l’image des chevilles par lesquelles le charpentier avait fixé la planche courante à chacune des solives.

Maintenant, comme les solives étaient naturellement placées sur l’axe des supports, le triglyphe qui les représente est mis au droit des colonnes, et le triglyphe intermédiaire (car il y a plus de triglyphes que de colonnes) correspond au milieu de chaque entre-colonnement. De cette manière, la métope ; dessine un carré parfait, en opposition avec la forme allongée du triglyphe, que ses cannelures allongent encore. Et, pour que la métope parût parfaitement carrée, les Athéniens eurent la précaution délicate de la tenir un peu plus haute que large, comptant sur la perspective qui en raccourcirait la hauteur.

Ici se présente une difficuté. La colonne d’angle, étant isolée, va porter une charge ; plus lourde que les autres ; c’est sur elle que pèsera principalement la poussée du toit qui s incline, surtout dans le cas où un tremblement de terre imprimerait une secousse à l’édifice, comme il arrive souvent en Grèce. L’architecte grec a donc senti le besoin d’augmenter le diamètre de cette colonne angulaire, et de diminuer, en dépit de la symétrie, l’intervalle qui sépare les deux dernières colonnes. Il a observé qu’en grossissant la colonne d’angle, il l’a rendue plus forte pour supporter son fardeau, sans toutefois la faire paraître plus épaisse, car si elle avait exactement le même diamètre que les autres colonnes du portique, elle semblerait plus mince, parce qu’elle est noyée dans la lumière diffuse et que ses contours sont dévorés par la grande masse de l’air environnant. Pour être à nos yeux aussi forte que les autres, il faut que cette colonne soit plus forte. Rétrécir le dernier entre-colonnement présente un double avantage, puisqu’on augmente ainsi la solidité réelle et la solidité évidente. Mais si les deux dernières colonnes se rapprochent, les triglyphes se rapprocheront aussi et les métopes ne seront plus égales, ce qui sera très choquant, surtout si l’on se propose d’attirer l’attention sur la métope en l’ornant d’un bas-relief. Pour éviter une telle irrégularité, l’artiste grec a rejeté le dernier triglyphe à l’angle de la frise, au lieu de le placer sur l’axe de la dernière colonne, la symétrie qu’il avait


image de la construction primitive en charpente.


résolûment sacrifiée dans les entre-colonnements, il la retrouve dans la frise, qui est la partie la plus apparente et la plus caractéristique de l’ordre. Cette solution, d’ailleurs, était inévitable, soit que la métope restât vide, comme nous l’avons dit plus haut, soit qu’elle fût remplie par une dalle. Dans le premier cas, il eût été absurde que l’édifice se terminât aux angles par des vides, car si un point d’appui est nécessaire, c’est surtout à l’angle d’une construction : dans l’autre cas, si la métope était pleine, on avait à l’angle une demi-métope, indiquant une retraite là où le regard désire une saillie, et montrant une partie faible là où l’esprit demande une partie forte. La raison et le sentiment, l’utile et le beau s’accordaient ainsi pour faire porter le dernier triglyphe à l’angle de la frise. Nous verrons bientôt comment les Romains, s’écartant peu à peu des modèles de l’architecture grecque, ont fini par agir comme s’ils n’en comprenaient plus le sens.

En continuant d’examiner dans ses détails l’entablement dorique, nous voyons au-dessus de la frise une suite de tables inclinées, appelées mutules, qui s’avancent également sur les triglyphes et sur les métopes, et qui semblent exprimer la projection des pièces de charpente qui soutenaient la saillie du larmier, saillie nécessaire pour éloigner l’égouttement des eaux, même sur les faces où il n’y a point de toit. Ces espèces de corbeaux, formant le plafond du larmier, sont, dans l’ordre dorique, ornés de trois rangs de petits cônes tronqués au nombre de six pour chaque rang, lesquels sont quelquefois tracés en creux, mais le plus souvent sculptés en relief. Que signifient ces appendices ? Vitruve les appelle encore des gouttes ; mais il est évident cette fois qu’il ne peut pas y avoir de gouttes sur une surface qui est inclinée tout exprès pour les éviter. Ces prétendues gouttes représentent sans doute, comme celles de l’architrave, les chevilles au moyen desquelles le charpentier avait fixé sous les chevrons un plancher pour en cacher les maigres saillies.

Quant aux mutules, Vitruve les regarde comme une image des forces, c’est-à-dire des maîtresses pièces du comble. Et, en effet, dans quelques monuments grecs, notamment au temple de Thésée, à Athènes, l’inclinaison des mutules continue exactement celle du toit. Mais s’il faut admettre l’explication de Vitruve, l’image ne serait juste que sur les faces latérales de l’édifice, puisque le toit, dans les temples grecs, n’a que deux pentes ; elle serait de pure convention sur les façades principales, qui n’ont point de toit. Les forces, d’ailleurs, devraient être aussi espacées que les colonnes, et non pas aussi rapprochées que des chevrons. C’est ici le cas de rappeler ces paroles sensées de Claude Perrault : « Il faut concevoir que les mutules qui sont au droit des colonnes sont les seules qui représentent les bouts des forces, et que celles qui sont entre deux y sont ajoutées pour la bienséance, de même que les triglyphes. »

Quand on regarde l’édifice à une certaine distance, ces mutules inclinées qui forment le plafond de la corniche sont cachées aux regards par la surface rectangulaire et verticale du larmier. Cette surface, pour laisser couler l’eau, est tenue lisse ; mais, comme elle est censée débordé par les tuiles de la couverture, on exprime cette disposition en couronnant le larmier d’une partie saillante nommée la cymaise, du mot grec κυμάτιον, qui signifie ondulation. La cymaise est en effet une moulure ondée ffui présente une partie concave et une partie convexe. — Si la moulure est


larmier du parthénon.


concave en haut et convexe en bas, elle prend le nom de doucine ; si elle est concave en bas et convexe en haut, c’est un talon. Lorsque la moulure est simplement concave, on l’appella cavet. — Ainsi la corniche dorique se compose de trois membres, la mutule, le larmier et la cymaise.

Telles sont les parties constitutives du véritable ordre dorique, du dorique grec. Cet ordre grave, mâle et imposant, où la construction elle-même engendre sa décoration, ne nous est bien connu que depuis l’affranchissement de la Grèce par la victoire de Navarin. Coïncidence fatale ! il s’est trouvé que les Turcs se sont rendus maîtres de l’Attique et du Péloponèse vers le milieu du xve siècle, lorsque la seconde Renaissance éclatait en Italie et se préparait en France, au moment où les grands architectes de l’Occident auraient eu besoin de connaître les vrais modèles et de s’en inspirer, de sorte que la terre classique de l’architecture en plate-bande nous a été fermée durant les quatre cents ans qui nous séparent du moyen âge. Déjà, sans doute, au xviiie siècle, deux architectes anglais, Stuart et Revett, et un architecte français, Le Roy, avaient exploré les antiquités d’Athènes et dessiné les monuments de la Grèce, mais le temps n’était pas encore venu où l’on pourrait comprendre la


doucine.
talon.
cavet.


beauté de ces monuments, si étrangère à nos habitudes invétérées. Il fallait qu’une esthétique passionnée et intelligente eût déblayé le terrain ; il fallait que la routine fût vaincue par l’étude. L’architecture grecque ne pouvait être comprise du premier coup, pas plus que la sculpture de Phidias, qui a passé, même de nos jours, pour un ouvrage de l’époque d’Adrien ! Enfin il nous est permis de penser aujourd’hui tout haut ce que disait naguère avec tant de chaleur, d’éloquence et d’autorité, un des maîtres de la critique contemporaine, M. Vitet (Études sur les Beaux-Arts) :

« Combien voilà-t-il de temps que nos yeux se sont accoutumés à la majestueuse rudesse du véritable ordre dorique ? Que d’hésitations, que de tâtonnements avant d’en venir là ! Ce proéminent chapiteau ombrageant de son vaste tailloir un coussinet rustique au galbe épais, fuyant et aplati, ces cannelures aiguës, ce fût conique, descendant jusqu’au sol sans base ni talon, sans cothurne ni sandale, depuis quand sentons-nous que c’est là de l’art grec et de la vraie beauté ? L’ordre dorique promulgué par Vitruve, tel que sur sa parole on l’enseigne en Europe depuis plus de trois siècles, a-t-il la moindre ressemblance avec celui-là ? Support banal, maigre colonne, chapiteau froid et effacé, tailloir timide et sans saillie, traduction romaine, en un mot, d’un admirable texte grec, tout est amoindri, tronqué, défiguré dans le dorique de Vitruve ; et pourtant, quand Vitruve écrivait, les grands modèles étaient debout. Depuis Pæstum et Sélinonte jusqu’au fond de la mer Égée, on n’avait qu’à choisir. Tout le sol hellénique était couvert des types du dorique véritable. Vitruve n’en dit rien. Pas un mot de ces vieux chefs-d’œuvre, pas même du plus jeune, du plus brillant de tous, du Parthénon ; il n’a pas l’air de savoir qu’il existe. En revanche, il soutient doctement que l’ordre dorique est impropre à la construction des temples, que les anciens l’ont ainsi reconnu. Les anciens ! qu’entend-il par là ? Le voilà donc qui rejette Ictinus par delà les anciens, dans les temps à demi barbares ! Les anciens, pour Vitruve, ce sont les Grecs d’Alexandrie, les architectes des Ptolémées ! Il place l’âge d’or en pleine décadence. Or, c’est lui, notez-le bien, c’est lui seul qui a fait notre éducation ; les secrets du grand art de bâtir ne nous sont venus que par lui. De là notre tardive intelligence de l’antiquité véritable, de l’antiquité grecque. »

C’est à nous maintenant de prouver par l’analyse des faits, par leur évidence, combien sont justes ces vives paroles. Si nous comparons l’ordre dorique grec à celui que nos modernes ont hérité de Vitruve et des Romains, nous verrons que l’art et la construction, d’abord étroitement liés, peu à peu se séparent, que l’expression des formes s’altère et que le sens de l’exemplaire original disparait dans la version de l’imitateur. Et d’abord, la colonne grecque de l’ordre dorique est sans base, et elle accuse une solidité inébranlable par son implantation dans les entrailles du sol. Que l’ont les Romains ? Dès le règne de Vespasien, ils ajoutent une base à


base du dorique romain.

colisée.
colonne dorique de vignole.


la colonne, et cette base, qu’il faudrait au moins laisser ronde, ils la font reposer sur une plinthe carrée dont les angles offensent le regard par cela seul qu’ils menacent de blesser les pieds du passant. À l’idée d’implantation succède l’image d’une cale qui serait mise sous la colonne pour l’empêcher de s’enfoncer en terre, de façon qu’au lieu de surgir comme un arbre, la colonne avec sa plinthe ressemble à un étai qui serait placé après coup pour soutenir un édifice ébranlé. Nous avons vu avec quel mélange de grâce et d’énergie le chapiteau dorique représentait une ligature répétée, et comment l’échine répondait, par sa courbe brusquement terminée en ligne droite, à l’hypothèse d’une pression égale sur toute la surface du chapiteau. Eh bien, les Romains dénaturent chacune de ces formes : les fines rainures qui serraient le haut du fût sont remplacées par un astragale très saillant et au profil rond, qui représente un anneau lâche. Les secondes rainures, celles qui marquent la gorge du chapiteau et qu’on nomme annelets, au lieu d’être curieusement fouillées et profilées à facettes, ne sont plus que des entailles à angles droits. La courbe de l’échine, cette courbe indéfinissable, mais si élégante en sa fermeté, fait place à une forme boudinée, à un contour purement géométrique, sans art et sans grâce, qu’on appelle le quart de rond ! Le tailloir simple du chapiteau grec, ce tailloir qui s’annonçait par une bande de lumière et qui accusait si nettement sa fonction, le Romain y traîne un filet ou une moulure qui affaiblissent l’image en la divisant… Viennent ensuite les architectes de la Renaissance, qui, oubliant le vrai caractère de l’ordre, se plaisent à enjoliver leur quart de rond en y taillant des oves, et leur gorgerin en y figurant un ornement déplacé : des roses. Et Vignole transforme en règles ces faux exemples, et cela fait loi dans toutes les écoles !

Mais l’entablement est bientôt aussi défiguré que la colonne. Les Grecs avaient donné à la hauteur de l’architrave plus que le demi-diamètre de la colonne (un tiers en sus environ) : les Romains, méconnaissant la signification


dorique romain


de l’ordre dorique, la force, ont réduit l’architrave jusqu’à lui donner seulement la proportion d’un demi-diamètre, comme d’ailleurs Vitruve le prescrit. Ainsi la maîtresse poutre est devenue, dans le plus solide des trois ordres, moins forte en réalité et en apparence que ce qu’elle porte : au lieu d’avoir une hauteur égale à celle du triglyphe, elle n’est pas plus haute que le triglyphe n’est large, et l’axiome que le fort doit porter le faible se trouve renversé !

Arrivé à la frise, l’artiste romain continue ses altérations. Le triglyphe, qui était chez les Grecs à l’aplomb de l’architrave, il le place, lui, en surplomb, et il se croit alors obligé de figurer sous chaque triglyphe une sorte de petite base en ressaut. De cette manière, la bandelette simple et lisse qui distinguait l’architrave de la frise, en formant une horizontale continue et bien prononcée, se trouve interrompue par les saillies que font

les bases des triglyphes et par les petites ombres qu’elles projettent… Ce

temple de neptune à pæstum


n’est pas tout : les Grecs, ayant serré l’entre-colonnement aux angles de l’édifice, avaient été conduits à placer le dernier triglyphe, non pas au droit de la dernière colonne, mais au tranchant de la frise, et cela pour les vives raisons que nous avons plus haut déduites. Les Romains, comme l’enseignent Vitruve et les architectes de la Renaissance, ont terminé la frise par une demi-métope, parce qu’ils ont fait le dernier entre-colonnement égal aux autres. Ils ont commis de la sorte une double faute : en compromettant la solidité réelle et apparente, qui veut des colonnes moins espacées dans chaque retour d’équerre, et en montrant une métope pliée en deux, c’est-à-dire un membre faible et en retraite, là justement où était représenté jadis un point d’appui énergique et en saillie.

On le voit clairement, la notion de l’art grec nous a été transmise telle que Vitruve la possédait, c’est-à-dire sensiblement faussée et corrompue.
exemple de triglyphes à ressaut.
Si les écrits d’Ictinus et de Carpion sur le temple dorique de Minerve, le Parthénon, étaient arrivés jusqu’à nous, l’architecture grecque nous eût été connue dans toute sa pureté. Aujourd’hui, du moins, elle nous est révélée par ses monuments eux-mêmes, elle y vit, elle y parle. Et quelle différence entre le dorique romain et le dorique grec ! entre cet art lourd, timide, sans moelle et sans caractère, dont les raides préceptes se sont perpétués dans les écoles, et cet art dorien, si robuste, si vivant et si fier, qui, des rives de la Grande-Grèce à l’Acropole d’Athènes, se montre maintenant ruiné, mais auguste, à nos yeux dessillé, étonnés ! Encore une fois, cet art que nous avions cru enchaîné, inimitable, inflexible, il nous paraît au contraire libre et hardi, malgré son respect pour certaines lois éternelles. Jamais il n’est esclave de la symétrie ; jamais il n’est rivé à une formule. S’il obéit toujours à de grands principes, il n’est pas gêné du moins par de petites règles. Souvent il emploie les artifices les plus délicats pour arriver à l’expression de la vérité. Aussi le voyons-nous se modifier peu à peu sous l’influence du génie athénien, qui vient modérer, en y mêlant avec mesure un sentiment de grâce, le laconisme farouche de l’ordre dorique primitif.

Elles sont visibles, ces transformations, dans les divers temples de l’ordre dorique qui nous ont été conservés ou dont la restitution est facile. Ainsi se vérifie ce que nous disions des trois ordres, que chacun d’eux présente des variantes en plus ou en moins, selon qu’il s’éloigne ou se rapproche de son origine. Les colonnes tendent à devenir plus élancées et les entablements moins massifs ; l’ordre acquiert par degrés toute l’élévation compatible avec la solidité et l’énergie.

À la première période du dorique appartiennent le temple de Corinthe, dont les colonnes, les plus courtes que l’on connaisse, n’ont pas même neuf demi-diamètres de hauteur, et le grand temple de Neptune à Pæstum, dont la rudesse a quelque chose de terrible encore et de sauvage, et dont les colonnes, hautes de cinq diamètres, sont courtes et fortes ; elles ont un renflement insensible, mais une diminution très prononcée ; les cannelures sont à vive arête. L’étroitesse des entre-colonnements imprime à l’ordonnance, selon le mot des anciens, cette âpreté, dont la belle expression, asperitas, s’est conservée dans le latin de Vitruve. L’architrave est épaisse, le triglyphe puissant, la métope lisse, et l’absence de tout ornement sculptural est une austérité de plus. Au temple d’Égine, la colonne s’allonge ; elle dépasse la hauteur de cinq diamètres, et le monument s’enrichit, au fronton, de sculptures raides, aux plis compassés, qui rappellent la symétrie architectonique. Au temple de Thésée, à Athènes, la colonne a onze modules, c’est-à-dire onze demi-diamètres. Au Parthénon, elle a un peu moins de six diamètres. Mais quelle marge laissée à la liberté du génie entre les supports trapus de Corinthe et les colonnes relativement sveltes des Propylées d’Athènes et du Parthénon !

Ici l’ordre dorique est à son apogée. Une intention de grâce se mêle à la force et se fond dans le caractère dominant, qui est la majesté. Un


architrave de pæstum.
architrave du parthénon.


temple élevé à la grande déesse, par le peuple le plus élégant de la terre, devait offrir ce tempérament de sévérité et de douceur, si convenable à la demeure d’une vierge armée, pudique et fière. Aussi tout ce que l’ordre dorique comporte de délicatesse y est ajouté par l’atticisme d’Ictinus et de Phidias. La rudesse primitive a fait place à des raffinements inconnus. Dans le grand temple de Pæstum, par exemple, l’architrave est posée à l’aplomb du diamètre supérieur de la colonne, de sorte que la forte saillie de l’échine et du tailloir devient inutile, puisqu’on peut la supprimer sans compromettre la solidité réelle et apparente du monument. Dans le Parthénon (comme le fait observer M. Viollet-Le-Duc), la fonction du chapiteau est mieux comprise et mieux accusée. L’architrave dépassant le nu de la colonne, on sent mieux que l’évasement du chapiteau a pour objet d offrir une assiette plus large au fardeau qu’on lui impose.

Mais en étudiant de près le Parthénon, les architectes de nos jours y ont découvert le secret d’une harmonie ravissante et d’une incomparable beauté. Les horizontales sont renflées suivant une courbe insensible. Le soubassement de l’édifice, les architraves, la frise, le fronton, offrent une convexité inappréciable qui charme le regard sans se laisser deviner. Au contraire, les entablements sur les faces latérales forment une ligne concave, de sorte que les angles du temple ne sont pas exactement droits, mais légèrement aigus ; les murs se penchent l’un vers l’autre, et, au lieu d’être tracés au cordeau, ils décrivent une courbe rentrante ; les colonnes s’écartent de la perpendiculaire pour s’incliner légèrement vers le centre imaginaire du temple, et cette inclinaison est plus prononcée dans les colonnes angulaires, qui semblent épauler tout l’édifice. De même que chaque colonne s’élargit à sa naissance et va diminuant jusqu’au chapiteau, pour être et pour paraître d’autant plus solide, de même le monument tout entier, plus largo à sa base que dans son élévation, prend la forme d’une pyramide tronquée dont l’invisible sommet se perdrait dans les nuages, à la hauteur de l’Olympe. Cette déviation de la verticale avait sa tradition dans l’antique Égypte, où les murs sont toujours en talus et les portes plus étroites au linteau qu’au ras du sol. Quant aux courbes horizontales, il faut les regarder comme une pure invention du génie grec, invention qui remonte au viiie siècle avant notre ère, car on en trouve déjà le principe dans un des temples de Pæstum. Avec une sagacité exquise, l architecte athénien avait remarqué sans doute qu’une horizontale prolongée, si elle est rigoureusement droite, paraît fléchir vers son milieu comme ferait une corde tendue, et c’est pour corriger cette illusion qu’il relevait la ligne droite là où les yeux auraient cru la voir s’abaisser. Une surface plate, quand elle est très étendue, se creuse vers son centre, et c’est pour lui rendre sa fermeté que l’artiste grec lui donnait un imperceptible renflement, ainsi que le remarque M. Penrose (An investigation of the principles of athénian Architecture, 1851), l’architecte anglais qui a si savamment analysé et chiffré à un millième près toutes ces courbes, et qui les a notées comme une mélodie musicale, selon l’excellente expression de M. Beulé (L’Acropole d’Athènes).

Il y a plus : loin d’être enchaîné à une parfaite égalité de mesures pour les membres semblables, Ictinus, avec une étonnante hardiesse, modifia, par exemple, la largeur des abaques de telle sorte qu’ils sont plus larges sur les faces méridionale et occidentale que sur les deux autres faces. Pourquoi ? sans doute parce que le côté du midi, qui domine l’escarpement du rocher, et le côté du couchant, devant lequel se trouvaient des enceintes sacrées, ne pouvaient être vus que très obliquement par le spectateur placé sur l’Acropole. Dans ce raccourci aigu, les abaques se seraient confondus, et, le jeu des vides qui les séparent étant supprimé, l’œil n’aurait aperçu qu’une seule pierre interminable. En s’écartant un peu des rigueurs de la symétrie, l’architecte a corrigé un effet désagréable, là où le spectateur n’aurait pu l’éviter lui-même en se déplaçant.

Les déviations les plus légères, les inflexions les plus subtiles servaient de la sorte à redresser les erreurs de la vue, et ici encore la délicatesse du mensonge appuyait l’expression de la vérité. Quant à ces courbes merveilleuses, c’était la contemplation de la nature qui les avait inspirées aux Grecs. Plus d’une fois, nous plaçant à l’orient du Parthénon et regardant la mer du haut de ces ruines, dans un jour de calme, nous avons été frappé de la similitude qui existe entre la courbe du fronton occidental et celle qui dessine l’horizon de la mer, de l’île d’Égine au cap Sunium. Les deux arcs paraissent avoir le même rayon… Qui sait encore si de ces courbes mystérieuses ne résulte pas l’étrange effet de ce temple fameux, dont la grandeur réelle est si fort au-dessous de la grandeur apparente ? Qui sait si, en évitant partout la ligne qui est le plus court chemin d’un point à l’autre, on n’a point trompé secrètement le spectateur et agrandi l’aspect du monument ?

Mais l’étude de ce chef-d’œuvre va nous fournir un autre enseignement : c’est que le canon des proportions était chez les Grecs une règle élastique, une échelle mobile des mesures que l’artiste pouvait dans le détail varier à son gré et à l’infini.

Le corps humain, nous l’avons dit, présente quelques rapports essentiels et dominants, celui-ci, par exemple : l’homme, en étendant les bras, donne la mesure de sa hauteur, laquelle est égale à dix-neuf fois le médius ; — mais, en dedans de ces limites, il y a place pour des variétés individuelles sans nombre et sans fin. Celui-ci a une petite tête sur un cou effilé, celui-là est très haut de buste sur des jambes courtes, cet autre a des jambes allongés aux dépens du torse… C’est ainsi que procède la nature pour créer ces êtres toujours divers et toujours innombrables dont se compose l’espèce humaine. L’exemplaire éternel, le type, n’existe nulle part que dans la pensée de Dieu. Notre esprit le conçoit, mais nos yeux ne l’ont jamais vu ; c’est la statue voilée du temple égyptien.

De même, en architecture, l’absolu des proportions ne saurait exister. Il y a sans doute quelques lois générales, et elles sont écrites dans le Parthénon, qui par sa perfection peut servir de modèle pour des édifices bâtis sur le même plan. — La hauteur de la colonne est le tiers de la longueur du naos, c’est-à-dire de la partie du monument qui renferme l’idole ; elle est aussi le tiers de la largeur du temple, prise à la plus haute marche du soubassement, et cette largeur est égale à quinze fois celle de l’abaque oriental. La hauteur de l’architrave est égale à celle de la Irise ; la hauteur du fronton est le huitième de sa largeur. — Mais en dehors de ces grandes lois, qui elles-mêmes ne sont pas inflexibles, la rigueur des proportions doit fléchir. Pour le détail, les rapports des membres entre eux, et de chacun d’eux avec le tout, sont soumis à la volonté de l’architecte, et cette volonté est soumise elle-même à toutes les conditions créées par le sens moral du monument, par son assiette, par sa perspective, par ce qui doit l’environner, par le fond sur lequel il se détachera, et par mille autres circonstances locales qui sont autant de raisons pour échapper à la symétrie, pour enfler ou affaiblir la proportion, agrandir ou atténuer les distances, pour racheter une erreur des sens par un artifice de l’art, enfin pour détromper le regard en le trompant.

Le Parthénon était l’ouvrage d’architecture le plus parfait de l’ordre dorique et le plus beau de toute l’antiquité. Rien ne pouvait être ajouté aux raffinements du goût qui avait su, par une conciliation des contraires, y mettre l’empreinte d’une douceur imposante, d’une élégance majestueuse et solennelle. Aussi, quand Ictinus fut chargé d’élever le temple d’Apollon Épicurius à Bassæ près de Phigalie, il crut devoir chercher, comme nous le verrons, des combinaisons nouvelles, pensant ne pouvoir plus atteindre à la hauteur de son chef-d’œuvre, et désespérant de se surpasser lui-même.


  1. Voir ci-après les figures pages 190 et 191.