Grand’mère/01

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Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 4-17).
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i.


Grand’mère avait un fils et deux filles. L’aînée passa plusieurs années à Vienne où elle se maria ; et alors la seconde fille alla la remplacer dans la famille. Son fils menait la vie d’artisan indépendant, dans la maison que sa femme avait eue en dot. Grand’mère habitait, sur la frontière de Silésie, le petit village de Pohor, et vivait heureuse dans sa petite chaumière qu’elle partageait avec la vieille Betka, sa contemporaine, et qui l’avait déjà servie chez ses parents.

Elle ne se sentait pas seule dans sa chaumière : tous les gens du village lui étaient frères et sœurs ; elle était comme leur mère, leur conseillère, sans laquelle ne se célébrait ni baptême, ni mariage, ni sépulture.

Mais voici qu’une lettre qu’elle y reçoit de Vienne, et de sa fille aînée, lui annonce l’entrée subite de son mari au service d’une grande dame qui possédait en Bohême la seigneurie de Náchod, et à quelques heures seulement du hameau de Pohor, où grand’mère demeurait. C’est là qu’elle allait se fixer avec ses enfants, encore que son mari dût ne passer jamais que l’été auprès d’eux, c’est-à-dire le temps même qu’y resterait madame la princesse. Elle finissait la lettre par prier instamment sa mère de venir se fixer pour toujours auprès de sa fille et de ses petits enfants que son arrivée comblera de bonheur. Grand’mère se répandit en larmes, sans savoir à quoi se résoudre. Son cœur la poussait vers sa fille et vers des petits enfants qu’elle ne connaissait pas encore ; mais la longue habitude la retenait à sa petite chaumière et auprès de bons amis. Le sang, dit-on, n’est point de l’eau ; aussi l’amour des enfants vainquit la longue accoutumance, et grand’mère se décida à partir. Elle laissa sa chaumière, avec tout ce qu’il y avait, à la vieille Betka, mais en ajoutant : « Je ne sais pourtant pas si je me plairai, et si je ne reviendrai pas mourir au milieu de vous. »

Quelques jours après, une voiture s’arrêtait à la porte : Venceslas y chargea le bahut de grand’mère, tout enjolivé de peintures ; puis, un panier contenant quatre poules huppées ; un petit sac dans lequel miaulaient deux chatons quadricolores ; enfin il fit monter grand’mère, de qui les larmes obscurcissaient la vue ; mais les bénédictions de ses amis la suivaient vers sa nouvelle demeure.

Quelles attentes, et partant quelles joies à la Vieille-Blanchisserie ! C’est ainsi qu’on nommait une construction solitaire dans un charmant vallon, et réservée pour domicile à Mme. Proschek. Ses enfants couraient, à tout moment, pour voir arriver Venceslas, et répétaient à tous ceux qu’ils trouvaient en chemin : « C’est aujourd’hui qu’arrive notre grand’maman ! » Entre eux, ils se demandaient sans cesse : « Comment sera-t-elle ? »

Ils connaissaient bien plusieurs grand’mères, dont ils se représentaient les traits, mais sans savoir à laquelle la leur ressemblait. Enfin une voiture s’arrête à la porte : « Grand’mère est arrivée ! » Le cri en retentit dans la maison. M. Proschek, sa femme, Betka portant sur son bras une petite fille, qui s’essayait déjà à courir, mais qui ne parlait pas encore ; les autres enfants, avec deux grands chiens, Sultan et Tyrle, tous coururent au-devant de grand’mère pour la saluer. Ils voient descendre de voiture une femme âgée, coiffée d’un fichu blanc et en costume de paysanne. Le groupe des trois enfants s’arrête, afin d’être tout yeux pour la mieux voir. Leur père lui serre la main ; leur mère l’embrasse en pleurant ; et elle, les larmes aux yeux, baise sa fille sur les deux joues. Betka lui tend la petite Adèle ; grand’mère la signe au front, et lui sourit en l’appelant sa chère petite fille. Puis elle regarde les autres enfants et leur dit du même ton d’amitié : « Mes chers enfants, mes petits cœurs d’or, comme je suis heureuse de vous voir ! » Mais les enfants baissaient les yeux, et se tenaient raides comme de la glace, jusqu’à tant que leur mère leur eût commandé de présenter à grand’maman leurs joues roses à baiser. Ils ne pouvaient revenir d’étonnement. Car c’était là une grand’mère toute différente de celles que l’on connaissait ! Sa pareille, ils ne l’avaient jamais vue de leur vie ! Ils ne la quittaient pas des yeux ; et tant qu’elle resta debout, ils circulèrent autour d’elle, en l’examinant des pieds à la tête.

Ils regardaient sa pelisse de couleur sombre, et à longs plis par derrière ; son ample messaline jaune, aussi plissée et ornée d’un large ruban. Et comme il leur plaisait, ce fichu rouge à fleurs, que grand’mère portait, attaché sous son mouchoir de tête, mais blanc ! Ils s’assirent à même par terre, pour mieux voir les marques rouges sur ses bas blancs, et aussi ses petites pantoufles noires. Guillaume touchait les bandes coloriées du panier tressé que grand’mère tenait encore à la main ; et Jean, l’aîné des garçons, enfant de quatre ans, soulevait son tablier blanc, retenu encore par un cordon rouge, parce qu’il y avait senti quelque chose de dur. Il y avait une grande poche, et Jean aurait bien voulu savoir ce qu’elle contenait ; mais l’aînée des enfants, Barounka, qui avait cinq ans, l’écarta, en lui chucho tant à l’oreille : « Attends, je vais dire que tu veux mettre la main dans la poche de grand’mère. »

Mais cette parole, dite à mi-voix, eut bien été entendue derrière le huitième mur ; aussi, cessant de causer à sa fille : « Allons, leur dit grand’mère, voyez bien tout ce que j’ai là-dedans. » Elle en tira, pour les mettre sur ses genoux, d’abord son chapelet ; puis, une jambette, quelques croûtelettes, une pièce de ruban, deux chevaux en pain d’épice et deux poupées. Les derniers objets étaient pour les enfants. Après les leur avoir remis : « Il y a encore quelque chose, dit-elle, que grand’mère vous a apporté ; » et elle tira aussitôt, de son petit sac, des pommes et des œufs de Pâques, peints ; puis, elle donna sortie aux chatons et aux poulets, jusque-là renfermés, qui dans le petit sac, qui dans le panier. Quel plaisir ! Et comme il y en eut, des sauts de joie ! « Grand’mère était la plus gentille des grand’mères ! » — « Ces chatons de mai, à quatre couleurs, et qui attrapent joliment les souris, sont utiles en maison, dit-elle. Les poulets sont apprivoisés ; et si Barounka les y habitue, ils la suivront comme de petits chiens. » Et alors les enfants de demander à grand’mère et ceci et cela ; ils se trouvaient déjà familiarisés avec elle. Leur mère leur demandait assez de ne pas la fatiguer, de lui laisser au moins le temps de respirer : « Je t’en prie, Thérèse, lui dit-elle, souhaite nous plutôt la joie de nous entendre toujours ainsi ; » et les enfants d’écouter grand’mère. L’un se met sur ses genoux ; l’autre s’assied, derrière elle, sur un banc ; et Barounka reste debout, devant elle, sans cesser de la regarder. Celui-ci s’étonne de lui voir des cheveux blancs comme neige ; celui-là, qu’elle ait les mains ridées ; et le troisième ose dire ; « Mais, grand’mère, vous n’avez plus que quatre dents ! » La grand’maman se prend à sourire, et caressant les cheveux châtains de Barounka : « Oui, parce que je suis vieille, répond-elle ; et quand vous deviendrez vieux, vous serez aussi bien changés. » Et les enfants de ne point comprendre comment leurs mains, alors lisses et blanches, pourraient bien être, un jour, ridées à l’égal de celles de grand’mère.

Ce fut ainsi que, dès la première heure, elle sut se gagner entièrement les cœurs de ses petits enfants : elle s’était donnée à eux, tout de suite, et toute entière. M. Proschek, son gendre, que jusqu’alors elle n’avait point connu personnellement, conquit également son affection, et dès la première rencontre, par sa cordialité et par un extérieur avantageux, où reluisaient la bonté et la franchise. Il n’y avait en lui qu’une chose qui déplût à grand’mère, et c’était qu’il ne parlât point le bohême. Quant à elle, il y avait longtemps qu’elle se trouvait avoir oublié le peu d’allemand qu’elle avait su autrefois ! Et cependant, elle aurait été si heureuse de causer un peu avec Jean ! Elle eut la consolation d’apprendre que Jean entendait le bohême, et que la conversation se faisait à deux langues, dans la maison. Les enfants et les domestiques parlaient bohême à M. Proschek, qui leur répondait dans la langue allemande que tous comprenaient. Grand’mère espérait qu’avec le temps, elle et lui finiraient par se comprendre ; elle se résolvait, jusque-là, à s’en tirer comme elle le pourrait.

Sa fille avait failli n’être point reconnue d’elle : ce n’était plus cette jeune et gaie paysanne qu’elle avait eue, autrefois, toujours à ses côtés ; c’était une dame qui parlait peu, mais qui pensait davantage ; toujours bien mise, et avec de belles et nobles manières. Non, ce n’était plus là sa Thérèse ! Elle eut bien vite remarqué que la vie domestique de sa fille ne ressemblait en rien à celle à laquelle elle avait été jusque-là habituée. Les premiers jours, elle fut comme illusionnée de joie et de surprise ; mais, peu à peu, elle se sentit mal à l’aise dans sa nouvelle demeure ; et, s’il n’y avait pas eu là ses petits enfants, elle s’en fût retournée bien vite à sa chaumière.

Ce n’était point que dame Thérèse, malgré ses quelques caprices de grande dame, ne fût bonne et sage, au point de n’en faire souffrir personne. Madame Proschek aimait beaucoup sa mère, et n’eut pas été contente de la voir s’éloigner ; par le motif, d’abord, qu’elle avait à remplir sa charge d’intendante du château ; puis, à qui aurait-elle pu, mieux qu’à sa mère, confier, en gouverne, la direction de son propre ménage et de ses enfants ?

Il ne lui fut point agréable de voir que grand’mère ressentait de l’ennui ; mais elle devina en même temps ce qui manquait à sa mère. C’est pourquoi dame Thérèse ne tarda pas à lui dire : « Je sais, maman, que vous êtes habituée à l’ouvrage, et qu’il vous ennuierait beaucoup de n’avoir qu’à faire sortir les enfants, pour tout travail de la journée. Si vous voulez filer, j’ai encore du lin au grenier ; j’espère que celui de l’année réussira aux champs et que nous en aurons à foison. Je serais bien charmée aussi que vous veuilliez bien prendre la direction du ménage. Car la surveillance au château, la couture et la cuisine emportent tout mon temps, en sorte qu’il me faut abandonner le reste à des mains étrangères. Je vous prie ainsi de me seconder et de commander ici à votre manière. » — « C’est ce que je ferai avec plaisir, mais en tant seulement que cela te conviendra, répondit grand’mère, déjà remise de son malaise ; tu sais que je suis habituée à cette sorte de travail. » Le jour même, elle montait au grenier pour voir le lin ; et le lendemain, les enfants voyaient filer pour la première fois de leur vie.

Le premier soin dont elle s’acquitta, dans la conduite du ménage, fut celui de cuire le pain. Elle ne pouvait souffrir que la servante traitât, sans les égards convenables, ce don de Dieu, n’y faisant pas de signe de croix, ni en le mettant d’abord dans le pétrin, puis au four ; ni en l’en retirant ; et non plus que si elle eut manié des briques.

Avant de faire la pâte, grand’mère faisait le signe de la croix sur le pétrin avec la palette, le réitérait pendant le pétrissage, et jusqu’à ce que le pain fût sur la table. Il était défendu, crainte d’un sortilège sur le don de Dieu, d’aller badauder à l’entour de l’opération, et personne, pas même Guillaume, en entrant alors à la cuisine, n’oubliait son obligation de dire : « Que Dieu bénisse ! »

Ce jour de la cuisson du pain était une fête pour les enfants : ils recevaient chacun de la galette et de la tarte aux prunes ou aux pommes, ce qui ne se faisait pas auparavant. Mais il leur fallait s’habituer à faire attention aux miettes de pain : « Les miettes appartiennent au feu » disait grand’mère en essuyant la table, et elle les jetait au feu. Un des enfants en laissait-il tomber par terre, elle l’obligeait à les ramasser : « On ne doit pas, ajoutait-elle, marcher sur les miettes ; car on dit que les âmes du purgatoire en pleurent. » Elle se fâchait aussi de voir couper le pain inégalement, prétendant que « celui qui ne s’accommode pas bien du pain, ne s’accommode pas avec les gens. » Un jour Jeník demandait à grand’mère de lui couper, au long du pain, un peu plus de la croûte qu’il aimait davantage ; mais elle n’en fit rien et lui dit : « N’as-tu pas entendu dire que quand on fait ces entailles au pain, ce sont les talons du bon Dieu qu’on entaille ? Ne t’habitue pas à choisir dans le manger, quel qu’il soit. » Et le petit monsieur Jeník dut renoncer à son morceau favori.

Un morceau de pain qui se trouvait de reste, des croûtes que les enfants n’avaient point consommées entraient dans la poche de grand’mère, qui les jetait aux poissons en passant près de l’eau, les émiettait aux fourmis, ou les donnait aux oiseaux de la forêt, quand elle y allait avec les enfants ; bref, elle n’en laissait pas perdre une seule bouchée, et leur faisait toujours cette monition : « Appréciez le don de Dieu ; sinon, c’est mal ; et celui qui ne l’apprécie point, Dieu le châtiera sévèrement. » Si un enfant laissait tomber à terre le pain de ses mains, il était obligé à le ramasser et à le baiser, comme par manière de demande de pardon. Pareillement, si elle trouvait quelque grain de pois, tombé par terre, elle le ramassait elle-même et en baisait le calice ; toutes choses qu’elle demandait aux enfants de faire aussi.

Trouvait-elle, sur son chemin, une petite plume d’oie : « Ramasse-là, disait-elle à Barounka, en la lui montrant. » — Et Barounka, qui parfois n’était pas diligente à se baisser pour si peu : « Mais, grand’mère, répondait-elle, qu’est-ce que c’est qu’une plume ! » Elle en était reprise aussitôt : « Tu devrais plutôt penser, mon enfant, qu’à force d’en mettre une à côté d’une autre, cela finit par en faire beaucoup ; puis, souviens-toi du proverbe : « Pour une plume, la bonne ménagère sauterait par-dessus une haie. »

Dans la plus grande des deux pièces, celle qui avait quatre fenêtres, et qui formait la chambre à coucher des deux époux, petite Adèle avait son berceau à côté du lit de sa mère. On y dînait aussi les jours de fête, ou l’on y goûtait. L’ameublement en était moderne, ce qui ne plaisait pas beaucoup à grand’mère. Il lui paraissait qu’on n’était pas bien assis sur ces chaises rembourrées, et à dossiers tournés et sculptés, à cause de la crainte où l’on devait être d’en tomber, ou même de les casser, en s’y appuyant. Elle ne s’était jamais assise qu’une fois sur le canapé ; et alors elle fut si effrayée d’en sentir les ressorts céder un peu sous elle, qu’elle eût peine à retenir un cri. Sa crainte de tomber fit bien rire les enfants qui se tinrent alors assis sur le canapé, en s’y balançant, en même temps qu’ils l’invitaient à s’y rasseoir auprès d’eux, sans crainte. « Laissez-moi en repos, leur dit-elle ; et qui donc s’assiérait sur une pareille balançoire ? C’est bon pour vous. » Elle redoutait d’avoir à déposer quelque chose sur les petites tables et sur les chiffonnières vernies, de peur que le lustre n’en disparût ; puis, ces étagères à glaces, dans lesquelles sont rangées tant et de si belles choses, tout cela, disait grand’mère, n’était que pour le péché dans la chambre ; car si les enfants, qui aimaient à tourner autour de ces étagères, y touchaient à quelque objet, leur mère leur en faisait grand crime. C’était avec plaisir, au contraire, qu’en tenant la petite Adèle, grand’mère allait s’établir devant le piano, parce qu’il lui suffisait d’appuyer légèrement sur les touches, pour apaiser l’enfant qui criait. Puis Barounka montrait parfois à grand’mère à y jouer, d’un doigt, la chanson : « Ce sont des chevaux, ce sont des chevaux, » et grand’mère branlait la tête en disant : « Comme les hommes sont riches en inventions de toutes sortes ! Ne dirait-on pas qu’un oiseau est renfermé là-dedans ? Ça résonne comme de petites voix. »

À moins de s’y trouver obligée, elle n’entrait point dans la chambre. Que si elle n’avait plus rien à voir, ni dans le ménage, ni au dehors, elle se retirait de préférence, dans sa chambrette, où elle se trouvait tout à portée de la cuisine et de la salle commune.

Cette chambrette de grand’mère était meublée selon ses goûts. Auprès d’un grand poêle était placé un banc ; son lit longeait la muraille ; tout auprès du poêle, et derrière le lit, se trouvait un coffre enjolivé de peintures. De l’autre côté, était placé en regard, et le long du mur, le lit de Barounka, qui avait obtenu de sa mère la permission de coucher dans la chambrette, près de sa grand’maman. Au milieu, une table en bois de tilleul était portée sur des tréteaux ; et au-dessus de la table, on voyait, suspendue au plafond, une colombe, image du Saint-Esprit. Dans un angle, auprès de la fenêtre, étaient un rouet à filer et une quenouille avec son bâton bien garni ; dans la quenouille était engagé le fuseau ; à un clou était accroché le dévidoir. Sur la muraille étaient appendues plusieurs images des Saints ; et au-dessus du lit de grand’mère, un crucifix, paré de fleurs. Entre les fenêtres, on voyait s’étaler, dans des pots, la verdure de mercuriales et de muscades ; et dans des sacs de toile, celle de différentes plantes médicinales : fleurs de tilleul et de sureau, camomille des champs, et autres ; c’était sa pharmacie. Derrière la porte était fixé son bénitier d’étain. Dans le tiroir de la table, elle avait son ouvrage de couture, un petit recueil de cantiques pieux, un livret du Chemin de la Croix, un petit paquet de cordons en provision pour le rouet, de la craie du Jour des trois Rois Mages, un cierge, bénit du jour de la Chandeleur, et qu’elle tenait en réserve, pour être allumé en temps d’orage. Sur le poêle, il y avait un briquet à amadou. Dans la salle, certes, pour allumer la chandelle, on se servait habituellement d’une petite bouteille de phospore ; mais elle ne voulait pas se servir de ces inventions du diable. Elle n’avait essayé qu’une fois ; et qui sait comment elle s’y était prise ? Elle y avait brûlé un tablier qu’elle possédait depuis vingt-cinq ans, sans compter qu’elle avait failli être suffoquée. À dater de ce jour-là, elle ne toucha plus à la bouteille de phosphore ; et tout aussitôt elle se pourvut d’amorce. Les enfants lui apportèrent des chiffons pour en faire. Eux-mêmes firent les allumettes dont ils trempèrent les deux bouts dans le soufre ; et quand elle eut revu sur le poêle son ancien briquet à pierre, elle eut aussi recouvré son repos d’esprit. Or, c’était aussi un plaisir pour ies enfants que de demander à grand’mère si elle n’avait pas besoin qu’ils lui fissent des allumettes.

Ce qui leur plaisait le plus dans le mobilier de la chambrette, c’était le bahut peint. Ils aimaient à y contempler, sur un fond rouge, des roses bleues et vertes, à feuilles brunes ; les lis bleus et ces petits oiseaux, rouges et jaunes, dont les fleurs étaient entremêlées. Plus grande encore était leur joie de voir grand’mère ouvrir le coffre. C’est qu’il y avait de quoi regarder ! Du côté intérieur du couvercle étaient collées des images avec de petites prières, tous souvenirs de pèlerinages. Puis, sur le côté, il y avait un petit casier ; et que de choses s’y trouvaient ! Des papiers de famille, des lettres de sa fille de Vienne, un petit sac de toile, tout rempli des pièces d’argent que grand’mère avait reçues de ses enfants ; mais n’ayant point voulu en faire usage, elle ne les conservait que par plaisir. Uu écrin en bois renfermait un collier à cinq rangées de grenats, auquel était suspendue une médaille en argent, aux effigies de l’empereur Joseph et de Marie-Thérèse. En ouvrant l’écrin, ce qu’elle faisait toujours à la demande des enfants : « Vous voyez ces grenats, leur disait-elle ; c’est défunt votre grand père, qui me les a donnés à mon mariage ; quant à la pièce d’argent, je la tiens de la propre main de l’empereur Joseph. C’était un digne maître et seigneur. Que le Seigneur notre Dieu lui donne la gloire éternelle ! Eh bien ! Une fois que je serai morte, ce sera pour vous, ajoutait-elle en fermant l’écrin.

« Mais, grand’mère, demandait un jour Barounka, comment s’est-il fait que l’empereur Joseph vous ait donné cette pièce d’argent ? Racontez-le nous. »

Elle répondit : « Ce sera pour une autre fois que vous me ferez ressouvenir de vous le raconter. »

Outre ces objets, elle avait dans ce casier deux chapelets bénis, des rubans pour ses coiffes ; puis, et toujours, au milieu de tout cela, quelques friandises pour ses petits enfants.

C’était au fond de ce bahut peint qu’étaient son linge et ses vêtements. Or, toutes ces messalines, ces tabliers, ces jaquettes d’été, ces corsets et ces fichus étaient rangés dans le meilleur ordre et surmontés de deux coiffes blanches, empesées, et disposées, par derrière, en ailes de pigeon. Elle ne permettait point aux enfants de mettre la main dans ce meuble ; mais, à ses bons moments, elle en retirait elle-même une pièce après l’autre et leur disait : « Voici un jupon de canevas que je porte depuis cinquante années déjà ; voici, mes enfants, une jaquette que portait habituellement votre bisaïeule ; voilà un tablier qui a l’âge de votre maman, et tout cela est comme neuf. Et vos habits, à vous, sont tout de suite usés ! Mais c’est que vous ne connaissez pas la valeur de l’argent. Vous voyez bien cette jaquette en soie : elle a coûté cent florins que l’on a payés cette fois-là en papier-monnaie. Et elle continuait sur ce ton, les enfants l’écoutant en silence, comme s’ils comprenaient bien.

Mme Proschek demandait que grand’mère adoptât, pour sa toilette, une autre mise plus commode, pensait-elle en toute bonne intention. Mais sa mère ne changeait rien à sa toilette et disait toujours : « Le bon Dieu me punirait, si je voulais, moi, vieille femme, m’habiller à la mode. Des nouveautés pareilles ne sont plus pour moi : ma vieille raison ne s’en accommode pas. Tout resta donc comme auparavant. Bientôt tout fut réglé, dans la maison, d’après les ordres de grand’mère ; tous même la nommaient « grand’maman » ; et ce que grand’maman faisait ou disait, était toujours bien.