Grand’mère/02

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Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 17-26).
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ii.


En été, elle se levait à quatre heures ; en hiver, à cinq. Son premier soin était de se signer, de baiser la petite croix, suspendue au chapelet qu’elle portait toujours sur elle, ou qu’elle mettait sous sa tête en se couchant. Elle se levait, le nom de Dieu sur les lèvres. Aussitôt habillée, elle s’aspergeait avec de l’eau bénite, prenait son rouet, et filait en chantant les cantiques du matin. Elle ne pouvait plus dormir, la pauvre vieille, mais sachant comme le sommeil était doux, elle le souhaitait aux autres. Environ une heure après son lever, on entendait le bruit mesuré de ses pantoufles ; une porte s’ouvrait ; puis l’autre, et grand’mère paraissait dans la cour. Au même instant les oies se faisaient entendre dans la petite étable, les porcs grognaient, la vache beuglait, les poulets secouaient joyeusement leurs ailes, les chats accouraient à ses pieds. Les chiens s’élançaient de leur chenil ; en un saut ils étaient près d’elle ; assurément, si elle n’eut pas pris garde, ils l’auraient renversée elle-même, ou encore lui auraient fait tomber des mains le panier de paille, rempli des graines à leur usage. Tous les animaux aimaient grand’mère, qui de son côté les aimait aussi. Elle ne voulait pas voir que l’on fît mal, même à un vermisseau, car elle disait souvent : « Quand on doit tuer des animaux pour son utilité, ou à cause du dommage qu’ils causent, tuons-les ; mais ne les tyrannisons jamais. » Les enfants n’avaient pas la permission de regarder tuer un poulet, par le motif qu’ils en auraient de la pitié, et que le poulet ne pourrait pas mourir.

Elle se fâcha une fois très-fort contre les deux chiens, Sultan et Tyrle. Mais il y avait de quoi. Ils avaient miné la terre sous la petite étable et étranglé en une nuit douze canetons qui étaient si gentils à voir. Les bras de grand’mère lui tombèrent, quand elle ouvrit la porte de l’étable, et que l’oie, avec trois canards, seuls survivants, courait en dehors tout effrayée, et comme en se lamentant pour ces petits qu’on avait tués, et qu’elle avait couvés au lieu et place de leur inconstante et vagabonde mère. Dans le premier moment, grand’mère accusait la martre ; mais des traces l’eurent bientôt convaincue que c’étaient les chiens ! Elle ne pouvait en croire ses yeux. Mais oui ! C’étaient les chiens, ces gardiens fidèles, et ils s’avançaient encore pour la flatter ! Ce fut ce qui mit grand’mère en si grande colère : « Allez-vous en, brigands ! Qu’est-ce que les canards vous ont donc fait ? Vous avez peut-être faim ! Non ? Vous n’avez pas faim, et c’est par pure méchanceté que vous l’avez fait. Partez loin de moi ; je ne veux plus vous voir ! » Et baissant la queue, les chiens regagnèrent lentement leur chenil. Pour elle, oubliant qu’il était encore grand matin, elle alla dans la chambre communiquer son grand chagrin à sa fille.

En la voyant entrer, pâle et toute en larmes, M. Proschek se prit à penser ou que des voleurs avaient pénétré dans la maison pendant la nuit, ou que Barounka était morte. Mais quand il apprit de quoi il s’agissait, il se mit à sourire. Que lui faisaient à lui quelques canards de plus ! Ce n’était pas lui qui les faisait couver ; il ne les voyait pas sortir de l’œuf ; il ne savait pas comme ils étaient charmants à voir nager, en cachant leurs petites têtes dans l’eau, ou y voguant avec leurs petites pattes en dessus. Pour M. Jean, la perte n’était que de quelques rôtis. Il fallait pourtant une satisfaction à la justice ; il prit un fouet et sortit pour en donner aux chiens leur part en souvenir. À ce bruit venant du dehors, grand’mère se boucha les oreilles, mais en se pensant : « C’est nécessaire pour qu’ils ne le fassent plus. » Une heure, deux heures se passèrent sans que les chiens reparussent. Il lui fallut aller voir si on ne leur avait pas fait trop de mal. « Ce qui est fait est fait ; et ce ne sont, après tout, que des animaux ! » se disait-elle à elle-même, en regardant dans les chenils. Les chiens se mirent à hurler lamentablement, la regardant tristement et se traînant à ses pieds. « Vous en avez regret à présent, n’est-ce pas ? C’est ce qui arrive aux mauvais sujets. Ne l’oubliez jamais ! » Et les chiens ne l’oublièrent pas. Car dès qu’ils apercevaient des canards dans la cour, ils en détournaient les yeux ou préféraient s’éloigner ; ce qui leur regagna la faveur de grand’mère.

Après avoir pris soin de la volaille, elle allait réveiller les servantes, quand elles n’étaient pas encore debout. À six heures sonnant, elle s’avançait vers le lit de Barounka, la touchait légèrement au front, car elle disait que l’âme se réveille alors tout de suite — et lui disait doucement : « Lève-toi, ma chère, lève-toi ! il en est déjà temps. » Elle l’aidait à s’habiller, et allait voir, dans la chambre voisine, si les petits étaient déjà éveillés ; si l’un ou l’autre ne dormait plus et restait pourtant au lit, elle lui disait : Lève-toi vite ; le coq chante depuis longtemps, et tu dors encore ! Est-ce que tu n’en as pas honte ? Elle aidait les enfants à se laver, mais elle ne savait pas les habiller. Elle ne comprenait rien à ces petits habits, où il y avait tant de boutons et d’agrafes ; qu’en devait-elle faire ? ce qui appartenait au devant elle le tournait ordinairement par derrière. Quand ils étaient habillés, elle s’agenouillait avec eux devant l’image du Christ bénissant les enfants, récitait la prière du Notre-Père, etc. ; puis, on se rendait au déjeûner.

Quand il n’y avait pas trop à faire dans le ménage, grand’mère restait, en hiver, assise dans sa petite chambre et devant son rouet ; mais, en été, elle se tenait, avec son fuseau, dans la cour, sous le tilleul ou au verger ; ou encore elle sortait avec les enfants pour faire un tour de promenade. Chemin faisant, elle cueillait des plantes qu’elle faisait sécher à la maison et qu’elle tenait en réserve pour le besoin. Elle en cueillait principalement jusqu’au jour de Saint Jean-Baptiste, et de bon matin, quand il y avait encore de la rosée — « C’étaient, disait-elle, les meilleures. Quelqu’un venait-il à tomber malade, grand’mère avait tout de suite quelque racine ou quelque herbe prête, et de sa vie elle n’eut besoin de médecin.

Une vieille femme des montagnes des Géants lui apportait tous les ans des herbes, dont elle avait le plus grand soin, et achetait une grande quantité. La vieille revenait chaque année en automne à jour fixe, et elle passait une nuit et une journée à la Vieille-Blanchisserie, où on la traitait au mieux. Les enfants recevaient alors un petit paquet d’ellébore pour éternuer ; à madame Proschek elle donnait de la mousse odorante ; de plus, la vieille racontait toute la soirée aux enfants des histoires de Ribrtzoul ; quel rusé gamin c’était, et quels tours il faisait dans les montagnes ; elle peignait aux enfants les terreurs, quand Ribrtzoul va voir sa Catherine qui est princesse, et qui demeure sur une montagne appelée aussi Catherine. Cette princesse ne supporte pas longtemps la présence de Ribrtzoul : elle le chasse de chez elle, et il verse tant de larmes que tous les ruisseaux en débordent. Mais quand elle l’appelle auprès d’elle, il en ressent une joie si vive, il a une telle hâte d’arriver qu’il abat, renverse, détourne tout ce qui lui fait obstacle ; qu’il brise les arbres qui se trouvent sur son chemin, précipite les pierres du haut des montagnes, emporte les toits des maisons ; en un mot, partout où il passe, tout est anéanti comme par une permission divine.

L’herboriste apportait tous les ans les mêmes racines et les mêmes histoires ; mais elles paraissaient toujours nouvelles aux enfants qui se réjouissaient beaucoup de son arrivée. Aussi quand les premiers colchiques fleurissaient à la prairie, ils disaient : « Ah ! la vieille des montagnes va venir bientôt » ; et si elle était en retard de quelques jours, grand’mère de dire : « Qu’est-il donc arrivé à la vieille ? serait-elle malade, ou morte peut-être ? » Et on en parlait aussi longtemps qu’elle ne paraissait pas dans la cour, son panier sur le dos.

Grand’mère faisait quelquefois avec les enfants de longues promenades à la vénerie, au moulin, dans les bois, où retentissait le chant des oiseaux et où l’on se trouvait si bien de s’asseoir sous les grands arbres ; là où croissaient tant de muguets odorants, de primevères, d’hépatiques, de lychnis, de touffes entières de daphnés et le beau lis sauvage. La pâle Victoire leur apportait toujours ce lis, quand elle les voyait cueillir des fleurs et en faire des bouquets ; car elle était toujours pâle, mais ses yeux noirs brillaient comme deux escarboucles ; ses cheveux noirs flottaient en désordre autour de son visage, où la douleur avait laissé des traces ineffaçables ; elle n’était jamais bien mise, et elle ne parlait jamais la première. Un grand chêne s’élevait à l’entrée de la forêt ; Victoire s’y tenait debout des heures entières, regardant fixement vers la digue. Quand venait le crépuscule, elle descendait lentement jusqu’à la digue, s’y asseyait sur une souche couverte de mousse, regardait du côté de l’eau et chantait bien longtemps et bien avant dans la nuit. « Mais grand’mère, » demandaient les enfants, « pourquoi Victoire n’a-t-elle pas de beaux habits, pas même le dimanche ? Et pourquoi ne parle-t-elle jamais ? »

« Parce qu’elle est folle. »

« Et qu’est-ce donc qu’être fou ? » demandaient encore les enfants.

« C’est quand on a le sens troublé. »

« Et qu’est-ce qu’on fait donc, quand on a le sens troublé ? »

« Vous en avez un exemple : Victoire ne parle à personne ; sa robe est toujours déchirée, et elle demeure au bois dans une grotte, l’hiver comme l’été. »

« Et la nuit aussi ? » demandait Guillaume.

« Et sans doute aussi. Vous l’entendez bien chanter à la digue jusque dans la nuit ; puis, elle va se coucher dans sa grotte. »

« Et n’a-t-elle pas peur des feux follets et de l’homme qui vit dans les eaux ? » demandaient les enfants, avec grand étonnement.

« Mais il n’existe pas d’ondin, » dit Barounka, « c’est papa qui l’a dit. »

En été, Victoire venait bien rarement près d’une maison ; mais, en hiver, elle approchait comme la corneille, frappait à la porte ou à la fenêtre en tendant la main ; puis, après avoir reçu un morceau de pain ou autre chose, elle s’en allait silencieusement.

Quand les enfants eurent vu, sur la neige gelée, la trace sanglante des pieds de Victoire, ils coururent après elle en criant : « Viens chez nous, Victoire ! maman te donnera des souliers de feutre bien chauds, et tu pourras rester chez nous. » Mais Victoire ne se retournait même pas, et courait vers la forêt.

Pendant les belles soirées d’été, quand le ciel était clair, et que les étoiles brillaient au ciel comme des diamants, grand’mère s’asseyait avec les enfants sous le tilleul dans la cour. Tant qu’Adèle fut petite, elle la tenait sur ses genoux ; Barounka et les garçons restaient debout autour d’elle. Il ne pouvait en être autrement ; car quand grand’mère commençait une histoire, tous la regardaient fixement, pour n’en pas perdre une parole. Elle leur parlait des bons anges, qui sont au ciel et distribuent la lumière aux hommes ; des anges gardiens, qui protègent les enfants dans toutes leurs voies, se réjouissent, quand ils sont bons, mais qui pleurent, quand ils n’obéissent pas. Les enfants tournaient leurs yeux vers le ciel, où des millions de petites lumières, de nébuleuses, d’étoiles claires et grandes, brillaient des plus belles couleurs.

« Laquelle de ces petites étoiles est donc la mienne ? » demanda un soir Jean.

« Le bon Dieu seul le sait. Mais penses-tu qu’il serait bien possible de la trouver entre ces millions d’étoiles ? » lui répondit grand’mère.

« Et à qui appartiennent ces belles étoiles, qui brillent tant ? » demanda Barounka.

« Elles appartiennent, répondit-elle encore, à ceux que Dieu aime spécialement, à ces élus de Dieu qui ont fait beaucoup de bonnes œuvres et qui n’ont jamais fâché le bon Dieu. »

« Mais, grand’mère », demanda à nouveau Barounka, en entendant retentir, du côté de la digue, les tristes accents d’une chanson incohérente, « Victoire a-t-elle aussi une étoile ? »

« Oui, et c’est une nébuleuse. Mais à présent, il faut aller vous coucher ; il est déjà temps, » ajouta-t-elle, comme il se faisait déjà assez obscur. Elle récita avec eux la prière : « Ange de Dieu, mon fidèle gardien ! » leur donna à tous de l’eau bénite, et les mit dans leurs petits lits. Les plus jeunes s’endormirent dans l’instant ; mais Barounka appela grand’mère auprès de son lit : « Asseyez-vous auprès de moi, grand’mère, je ne peux pas m’endormir. » Et grand’mère de prendre la main de sa petite-fille dans la sienne, et de dire avec elle des prières jusqu’à ce qu’elle eut fermé les yeux.

Grand’mère allait se coucher ordinairement à dix heures. C’était le moment où ses yeux s’appesantissaient, et où était terminée la tâche qu’elle s’était imposée dès le matin. Avant de se coucher, elle allait encore partout regarder si tout était fermé : elle appelait les chats et les enfermait au grenier, pour qu’ils ne pussent venir dans la chambre des enfants, et peut-être les étouffer ; elle arrosait chaque étincelle dans le poêle, et préparait sur la table des allumettes et le briquet. Avait-on la crainte d’entendre le tonnerre gronder dans la nuit, elle préparait un cierge bénit, enveloppait une miche de pain d’un morceau de toile blanche, et la déposait sur la table en disant aux servantes : « N’oubliez pas qu’en cas d’incendie ce qu’il y a de plus pressant à prendre dans les mains, c’est le pain ; et alors, on n’est plus étourdi ! »

« Mais, grand’mère, la foudre ne tombera pas sur notre maison ! » disaient les domestiques. Leur réflexion n’était point agréée :

« C’est le bon Dieu seul qui sait ce qui arrivera, et ce que vous ne pouvez savoir. On ne peut jamais prendre trop de précaution. Souvenez-vous-en ». Quand tout était en ordre, elle s’agenouillait devant le crucifix, faisait ses prières, s’aspergeait, elle et Barounka, encore une fois avec de l’eau bénite, mettait son chapelet sous son coussin et s’endormait dans le Seigneur.