Grand’mère/18
xviii.
La comtesse garda le portrait de grand’mère et lui remit les portraits de ses petits-enfants ; si leurs parents en furent charmés, grand’mère le fut plus encore. La comtesse avait réussi à faire passer leur âme, pour ainsi dire, dans le traits de leurs visages, en sorte que grand’mère, en les montrant aux personnes de sa connaissance, ne disait que la vérité, quand elle ajoutait :
« Il ne leur manque que d’ouvrir la bouche et de parler. »
« Après que ses petits-enfants, quelques années plus tard, eurent quitté la maison paternelle, elle se plaisait à redire : « Non ! ce n’est pas l’habitude, parmi les gens de notre condition, de se faire peindre ; ce n’est pourtant pas inutile. Je me souviens encore très-bien de ce visage-là ; mais avec l’âge, la mémoire s’affaiblit, et les traits s’effacent de la pensée. Puis, je ressens tant de plaisir à considérer ce tableau ! »
On transportait alors, dans les granges du château, les dernières petites meules de quinze gerbes de froment. Comme on savait que la princesse n’avait pas l’intention de rester longtemps encore dans sa terre ; mais qu’elle avait hâte de partir, avec la comtesse, pour l’Italie, monsieur l’administrateur avait fixé la fête des moissonneurs pour la fin de la récolte des froments. Christine, qui était bien la plus jolie fille de tous les pays d’alentour, n’en était pas moins toute sage ; et grand’mère avait bien deviné le choix qui serait fait d’elle, pour présenter la couronne de la fête à madame la princesse.
Derrière la cour, il y avait un grand espace couvert en partie de gazon, et en partie de hautes meules de paille. Au milieu, les garçons avaient dressé une haute perche, ou plutôt un mât orné de branches de sapin, de rubans, de fichus et de foulards rouges, flottant au vent en guise de petits drapeaux. Entre les ramilles de sapin brillait toute la variété des fleurs champêtres, entremêlées d’épis de blé ! Autour des meules, on avait établi des bancs, et improvisé des tonnelles avec des branches de sapin. Autour du mât enguirlandé, on avait battu le sol en façon d’aire pour la danse.
« Grand’mère, grand’mère, » dit Christine, vous m’avez consolée tout ce temps : et c’est votre parole qui m’a fait vivre. J’ai écrit à Mila pour lui faire partager toute mon espérance ; or, voici la fête des moissonneurs et nous ne savons pas jusqu’à présent, à quoi nous attendre. Dites-le moi, je vous en supplie : seraient-ce des pommes de consolation seulement et un vain espoir, que vous nous auriez montrés, en attendant que nous prenions notre parti de la séparation ?
Et grand’mère lui répondit en souriant : « Petite folle ! Voilà qui serait en vérité bien avisé à moi de chercher à vous consoler de semblable manière ! Je m’en tiens à ce que j’ai dit. »
Fais-toi belle pour demain ; madame la princesse tient à ce qu’on soit bien mise. Toutefois, si demain j’ai encore vie et santé pour regarder, et si tu me questionnes encore, c’est alors que je pourrai te dire la vérité. C’est qu’elle savait dès lors véritablement comment avait dû se traiter l’affaire de Mila ; et si elle n’eut pas promis à la princesse le silence envers Christine, elle n’eut pas non plus différé de délivrer la pauvre fille du poids de ses pénibles pensées.
Tous ceux qui avaient fait le travail de corvée, ainsi que les gens du château s’étaient rassemblés, le lendemain, tous en habits de fête, sur ce grand espace libre derrière la cour. On chargea sur une voiture plusieurs fois quinze gerbes ; les chevaux même portaient des rubans à la tête, conduits par un des garçons à cheval, tandis que Christine, avec quelques jeunes compagnes, était assise sur la voiture. Filles et garçons se rangèrent par couple autour du véhicule ; les personnes plus âgées les suivaient. Les moissonneurs portaient des faux et des faucilles ; les moissonneuses, des faucilles et des râteaux. Toutes avaient à leur corsage un bouquet composé d’épis de blé, de bluets et d’autres fleurs des champs ; les jeunes gens les avaient fixés à leurs chapeaux ou à leurs bonnets. Le valet conducteur de l’attelage faisait claquer son fouet ; et les moissonneurs chantaient, tout en se dirigeant vers le château devant lequel la voiture s’arrêta. Christine et ses compagnes en descendirent. Elle portait la couronne d’épis qu’elle avait posée sur sa robe rouge ; les garçons prirent rang derrière elle, et entrèrent, en chantant, dans l’antichambre où la princesse faisait son entrée en même temps qu’eux. Christine, déjà tremblante de peur, se prit à rougir de timidité ; et baissant les yeux, elle adressa, d’une voix hésitante, à madame la princesse, ses félicitations et ses souhaits pour une bonne et heureuse récolte et de l’année présente et de l’année prochaine ; puis, après lui avoir fait une profonde révérence, elle déposa la couronne aux pieds de la princesse. Alors tous les moissonneurs levant en l’air leurs chapeaux crièrent : « Longue vie et santé à notre bonne maîtresse ! » Elle les remercia de sa parole affable, et les adressa à l’administrateur pour leur faire servir à manger et à boire.
« Et à toi, ma chère fille, je suis particulièrement reconnaissante des vœux et de la couronne que tu m’as présentés, » dit-elle à Christine, en suspendant la couronne à son bras. Je vois que tous les autres sont rangés en couples, au lieu que tu restes seule.
La meilleure manière de t’obliger serait peut-être de te procurer un danseur. »
Elle sourit, ouvrit la porte du salon, et Mila en sortit en costume de paysan.
« Jésus Marie ! s’écria Christine, c’est Jacques ; et elle serait tombée par accablement de tant de joie, si Mila ne l’eut soutenue dans ses bras.
La princesse entra silencieusement au salon. « Allez tous, allez, » dit Mila à ses camarades : madame la princesse ne veut pas que nous la remerciions. » Et quand ils furent dehors, il leva en l’air une bourse remplie d’argent, en disant : « C’est la comtesse qui me l’a donnée, pour être partagée entre vous. Prends-la, et fais toi-même le partage, dit-il, en tendant la bourse à Thomas, qui le regardait avec autant d’étonnement que tous les autres. Ce fut seulement derrière le château qu’ils poussèrent leurs cris de joie ; que Jacques embrassa droitement sa Christine, et put raconter à tous qu’il devait son rachat à madame la princesse.
« Et à grand’mère, » ajouta Christine. « Sans elle, rien ne se fut fait.
On alla à la danse. Les employés avec leurs familles, celles des Proschek, du meûnier et du chasseur étaient venus prendre place entre les moissonneurs. Ce fut grand’mère qui y fut la première, poussée par la joie d’assister au bonheur que ses chers protégés avaient de se retrouver.
Ils ne savaient comment lui exprimer leur reconnaissance.
« Ne me remerciez pas ; je n’en ai touché qu’un mot ; madame la princesse l’a accueilli et Dieu a donné sa bénédiction.
« Mais vous, grand’mère ! » lui dit Christine en menaçant du doigt avec un sourire, « vous saviez pourtant, dès hier, que Mila était revenu et qu’il se tenait caché chez Venceslas ; et vous ne m’en avez rien dit ! »
Je n’en avais pas la permission. Au reste, je t’avais dit que tu le reverrais bientôt. Cette parole devait te suffire. N’oublie pas, ma fille, que tout vient à point à qui sait attendre.
La musique, les cris de joie, la danse et les rires retentirent autour de l’arbre de fête. Les employés écrivains du château engagèrent à la danse les jeunes villageoises, et les filles des employés ne rougirent pas d’avoir pour danseurs des fils de paysans ; danseurs et danseuses étaient satisfaits les uns des autres.
La bière répandue à flots, les doux rosoglio, avec la danse, mirent le feu dans toutes les têtes ; et quand la princesse vint, avec la comtesse, voir comment cette jeunesse exécutait sa danse nationale, la joie se trouva montée à son plus haut période ; toute honte disparut ; les bonnets volèrent en l’air aux cris de « Vive notre princesse ! » On but et on but encore, et sans cesse, à sa santé. Les deux dames étaient dans l’enchantement et distribuaient quelques paroles agréables à l’un et l’autre ; la comtesse souhaita à Christine, qui lui baisait la main, d’être heureuse en son mariage ; elle adressa aussi la parole au meûnier et au chasseur, s’entretint confidemment avec grand’mère ; et la femme et la fille de l’administrateur, qui ne pouvaient souffrir grand’mère, parce qu’elle avait déjoué tous leurs plans, durent en dévorer même leur courroux. Mais quand les pères attablés pour boire avaient, comme on dit, la tête sous les bouchons ; quand ils se furent mis à déblatérer contre ceux qu’ils appelaient les écrivailleurs et contre leur chef ; quand l’un d’eux eut soulevé son verre, pour le présenter à boire à madame la princesse, et que Thomas lui faisait force opposition, madame la princesse n’était déjà plus là.
Quelques jours après la fête des moissonneurs, elle partit avec Hortense pour l’Italie ; mais avant de quitter grand’mère, la comtesse lui avait remis de beaux grenats comme cadeau de noces pour Christine.
Grand’mère était contente ; tout avait tourné comme elle le souhaitait. Elle n’était plus tourmentée que d’un souci, celui d’une lettre à envoyer à sa fille Jeanne. Thérèse se serait bien chargée de la rédiger ; mais elle n’eut pourtant pas été dictée comme elle désirait qu’elle le fût. C’est pourquoi elle appela un jour Barounka dans sa chambrette, ferma la porte à clef, et lui montrant la table sur laquelle une feuille de papier, de l’encre et une plume se trouvaient déjà préparées, elle lui dit : « Assieds-toi, Barounka, tu vas écrire à ta tante Jeanne. » Barounka s’assit, et grand’mère à côté d’elle, afin de voir sur le papier ; et elle commença à dicter : « Loué soit Jésus Christ ! »
« Mais grand’mère, objecta Barounka, ce n’est pas ainsi qu’on commence une lettre. Il faut écrire en haut : « Ma chère Jeannette ! »
Pas du tout, mon enfant ; ton bisaïeul et ton grand’père ont toujours écrit de cette manière, et je n’ai jamais écrit autrement à mes enfants. Quand tu entres chez quelqu’un, tu commences par saluer. Alors commence par le salut chrétien. « Loué soit Jésus Christ ! » Ma chère Jeannette ; je te salue et t’embrasse mille fois, et te fais savoir que, grâces à Dieu, je suis bien portante. Il est vrai que la toux me fatigue un peu ; mais qu’y-a-t-il d’étonnant, puisque dans peu je compterai quatre-vingts ans ? C’est un bel âge, ma chère fille, et on a de quoi remercier le bon Dieu, quand celui qui le passe est en aussi bonne santé que moi : j’ai l’ouïe et la vue toujours bonnes ; je pourrais bien encore raccommoder, mais Barounka le fait pour moi ; et je suis encore assez ingambe. J’espère que cette lettre vous trouvera, et toi, et Dorothée, en parfaite santé. Comme j’ai appris par ta lettre que l’oncle est malade, je prends part à votre peine, mais avec l’espoir que la maladie n’est pas dangereuse. C’est souvent qu’il est indisposé ; et on dit que de fréquentes, mais petites maladies ne mettent pas en branle la sonnerie. Tu m’écris aussi que tu veux te marier, et que tu n’attends plus que mon consentement. Ma chère fille ! Puisque tu as fait un choix selon ton cœur, que puis-je répondre sinon que Dieu te rende heureuse et qu’il vous bénisse tous deux ; que vous viviez pour son honneur et sa gloire, et que vous vous rendiez utiles au monde ? Quelle raison aurais-je de faire opposition, puisque Georges est un digne homme, et que tu l’aimes ? Ce n’est pas moi qui aurai à vivre avec lui, mais ce sera toi. Je croyais cependant que tu aurais fait choix d’un tchèque, car on est encore mieux fait pour son pareil ; mais il ne t’était pas destiné, et je ne te blâme pas pour cela. Nous sommes tous les enfants d’un père unique ; une mère nous nourrit : nous devons donc nous aimer, lors même que nous ne serions pas du même pays. Salue Georges de ma part ; et, si Dieu vous donne la santé, et que tout votre petit ménage soit bien réglé, en sorte que rien ne vous empêche de partir ensuite, arrivez au milieu de nous. Les enfants se réjouissent déjà de voir leur tante. Que Dieu vous donne à tous la santé et sa bénédiction ! Adieu ! »
Barounka dut lire une fois encore à grand’mère la lettre qu’elles plièrent et cachetèrent ensemble ; grand’mère la serra dans son coffre, en attendant d’aller à l’église et d’avoir ainsi l’occasion de la mettre elle-même à la poste.
L’un de ces soirs qui précédèrent la fête de sainte Catherine, la jeunesse du pays était, en grande partie, rassemblée, filles et garçons, à l’auberge du pays. La maison était non-seulement toute luisante de propreté, à l’intérieur comme au dehors ; mais de plus, les portes extérieures étaient encadrées de tiges de sapins et un rameau vert avait été inséré derrière chaque tableau de la grande salle ; les rideaux des fenêtres étaient blancs comme neige, et le carrelage de la pièce avait été blanchi à la craie. Une longue table en bois de tilleul et recouverte d’une nappe blanche, garnie de romarin, de rubans blancs et rouges tenait rassemblées autour d’elles plusieurs filles d’honneur, que leur beauté faisait ressembler à un plant de roses et d’œillets. Elles étaient venues pour tresser des couronnes de fleurs. La plus belle était destinée à Christine, la jeune fiancée, assise au milieu d’elles, vers le haut bout de la table. Déchargée, pour ces solennelles circonstances, de tous les soins domestiques, elle se trouve mise comme en tutelle sous le bavard et sous une intermédiaire des fiançailles. La première de ces deux honorables fonctions était remplie par le conducteur ordinaire des pèlerins Martinetz ; la seconde, par grand’mère. Celle-ci n’avait pu en faire agréer le refus à Christine, encore qu’elle voulût éviter une charge qui la mettrait en évidence. Madame la meûnière remplaçait, dans la conduite du ménage, la maîtresse de la maison, qui, depuis bien des années, n’était plus agissante ; elle avait aussi pour aides la femme de Coudrna et sa fille, Cécile. Grand’mère était assise au milieu des filles d’honneur, et bien qu’il n’y eut pour elle rien à assembler, à attacher ou à coudre, on n’en avait pas moins, à chaque instant, besoin de ses conseils.
La fiancée nouait alors des rubans sur de belles branches de romarin destinées au havard et au premier garçon d’honneur ; la plus jeune des filles d’honneur tressait la couronne de la fiancée ; la première des filles d’honneur en préparait une pour le fiancé ; les autres filles en faisaient autant, chacune, pour son garçon d’honneur. Ce qui resta de romarin devait être rattaché, avec des nœuds de ruban, sur de petites branches, destinées aux invités, ou même servir à l’ornement des harnais et de la tête des chevaux qui devaient transporter la fiancée.
Le regard de la fiancée brille d’amour et de joie, chaque fois qu’il se porte vers son beau fiancé qui va et vient alentour. L’usage accorde alors plus de liberté, à chacun d’eux, d’entretenir sa future, qu’il ne lui en est accordé à lui, à l’égard de sa fiancée ; mais par moments, il ne lui en adresse que de plus ardents regards. La fiancée est servie par le premier des garçons d’honneur, et c’est au fiancé d’avoir soin de la première fille d’honneur. Il y a permission générale de se livrer à la gaieté, à un honnête badinage, de dire des chansonnettes, de faire des plaisanteries et des saillies ; ce dernier rôle est dévolu surtout au bavard, au lieu que les fiancés n’ont pas, eux, la liberté de trop montrer leur joie. Christine parlait très-peu ; elle avait les yeux baissés sur cette table, couverte de vert romarin et à laquelle elle était assise. Et quand la plus jeune et la première des filles d’honneur commencèrent à tresser les couronnes de noce, et que toute la société se mit à chanter :
« Où t’es-tu envolée, chère colombe,
Où, hélas, as-tu volé,
Que tu as souillé ta petite plume blanche,
hélas ! gâtée ?
Christine se couvrit le visage de son tablier blanc, car elle s’était prise à pleurer.
Le fiancé la regarda avec une sorte d’anxiété, et en demandant au bavard : « Pourquoi pleure-t-elle ainsi ?
« Tu sais, mon fiancé, » lui répondit gaîment Martinetz, que l’affection et la joie n’ont qu’une même couche, et c’est pourquoi il arrive parfois que l’une éveille l’autre. Laisse cela : aujourd’hui les pleurs, et demain la joie.
À cette chanson il en succéda beaucoup d’autres, les unes pleines de gaieté ; les autres de gravité ; celles-ci célébraient la jeunesse, la beauté et l’amour ; celles-là, la liberté du garçon resté célibataire ; finalement, jeunes gens et jeunes filles célébrèrent, dans leurs chansons, les avantages de l’état de mariage, alors qu’un jeune couple s’aime d’un amour fidèle, comme celui de deux tourterelles, et vivent en paix comme les grains de blé dans un même épi. Les saillies du bavard venaient toujours faire une diversion railleuse au thème célébré dans la chanson.
Ils en étaient à celle de la Concorde entre les époux, lorsque le bavard réclama pour lui seul la parole, en faveur d’un chant de sa composition tout battant neuf.
« Eh bien ! chantez-le nous ; nous sommes curieux d’entendre votre savoir-faire.
Le bavard se plaça au milieu de la salle. Et il le prit sur ce ton de chant railleur, qui lui allait aussi bien à la noce, que son ton grave dans les cantiques de pèlerinage. Et elle disait :
« Oh ! Joie des anges !
Rien n’est au-dessus de l’accord de ces époux :
Si je dis : « Fais cuire des pois,
c’est de l’orge mondé qu’elle met au feu ;
Si je lui demande de la viande,
elle prépare des mets farineux.
Ô joie des anges !
Rien ne surpasse l’accord des époux.
De la chansonnette et du chanteur, nous ne donnerions pas seulement un vieux denier fendu, s’écrièrent les filles, qui se mirent à chanter du coup, afin de couper court au contentement qu’auraient eu les garçons d’entendre la suite. C’était au milieu de ces chants et de ces plaisanteries qu’étaient faits les bouquets, et, tressées les couronnes. Les jeunes filles se levèrent, se prirent par la main et marchant en rond alentour de la table, elles chantèrent :
Voilà que c’est fait !
Tout est fini :
Les gâteaux sont prêts,
et les couronnes, tressées.
Et c’était précisément l’instant où paraissait, à la porte de la salle, la femme du meûnier, qui, avec ses aides, apportaient des brassées de victuailles.
Le meûnier et le premier des garçons d’honneur se chargeaient de servir à boire. On se remit de nouveau à la table, couverte cette fois, non plus de romarin, mais des mets de la fête et de gâteaux. Les garçons avaient pris leurs places au côté de leurs filles d’honneur. La fiancée était entre la première fille d’honneur et la respectable intermédiaire de fiançailles ; la fiancée, entre le premier garçon d’honneur et la seconde des filles d’honneur, qui lui tranchait les aliments et les lui servait. La première des demoiselles d’honneur en faisait autant au fiancé. Le bavard ne faisait que tournoyer autour de la table, se laissant servir et verser à boire par les filles d’honneur ; mais elle devaient tolérer chacune de ses plaisanteries, lors même que le sel en était un peu gros.
Quand on eut fini de desservir complètement, le bavard vint déposer sur la table trois plats, présent qu’il offrait lui même à la fiancée. Le premier contenait du froment ; en le lui présentant, il lui fit le souhait qu’elle devînt féconde. Le second contenait, mêlée à des porreaux, un peu de cendre que la fiancée dut en séparer pour s’exercer à la patience ; le troisième était un plat mystérieux ; et partant, il était bien couvert. Il va sans dire qu’elle n’aurait pas dû montrer de curiosité, et qu’elle aurait dû accepter le plat sans regarder en l’intérieur. Mais qui aurait donc été celle qui s’en fût abstenue ? Christine en perdit son repos d’esprit. Saisissant le moment où personne n’y faisait plus attention, elle leva une petite corne de la serviette blanche qui le recouvrait, et — frrr — le passereau qui s’y trouvait voleta vers le plafond. « Tu vois, chère demoiselle, notre fiancée, ce que c’est que la curiosité, » lui dit grand’mère, en lui appliquant un petit coup sur l’épaule : la vérité est qu’on aimerait pourtant mieux mourir que de ne pas regarder ce qu’il y a là dedans ; et une fois qu’on a soulevé un coin du voile, on n’a pourtant rien attrappé du tout. »
Toute cette jeunesse se tint réunie encore assez avant dans la nuit, car on dansa encore après le souper. Le fiancé et un garçon d’honneur reconduisirent chez elle l’intermédiaire des fiançailles, et la prièrent en la quittant, de venir le lendemain matin de bonne heure. Ce fut de bonne heure en effet que les habitants de la vallée et de Žernov se trouvaient déjà sur pied. Une partie se rendirent à l’église ; d’autres étaient invités au repas des noces ou à la danse ; mais ceux-là même qui n’avaient point d’invitation ne purent résister à la curiosité d’aller voir cette noce, dont on avait parlé plusieurs semaines à l’avance. On avait dit que la noce ferait beaucoup de bruit ; que la fiancée se rendrait à l’église avec une voiture et des chevaux du château ; qu’elle porterait un collier de grenats précieux, un tablier blanc admirablement brodé, et une jaquette de taffetas rose avec la jupe, couleur bleu de ciel. Or, on savait tout cela à Žernov, avant que la fiancée eut peut-être eu le temps d’y penser.
Ils connaissaient aussi tout le menu : le nombre et la qualité des mets du festin ; puis, le trousseau de la fiancée : combien de pièces de linge de corps ; combien d’objets de literie ; combien de meubles entraient dans sa dot ; et ils savaient tout, comme si elle leur en eut donné l’écrit. Or, ne point aller regarder une noce de tant d’importance ; ne point savoir comment la couronne allait au front de la jeune mariée ; si elle versait beaucoup de larmes ; quelles étaient aussi les toilettes et la mise des invités, c’eut là chose qu’on n’eut jamais pardonné à personne. C’était là aussi un événement qui faisait époque dans leur histoire. Il y aurait bien matière à défrayer les conversations pendant six mois au moins : comment rester indifférent, et ne point aller voir ?
Quand la famille du chasseur qui était descendue à la Vieille Blanchisserie, et celle des Proschek arrivèrent à la maison d’auberge, ce ne fut qu’avec peine qu’elles purent fendre la foule qui se pressait, assemblée déjà dans la petite cour.
Les invités de la fiancée, et ceux qui étaient de sa parenté y étaient déjà réunis : le meûnier était en grande toilette, ses bottes étaient luisantes comme un miroir. Il était témoin pour la fiancée. C’était une tabatière d’argent qu’il tenait en main. Madame la meûnière était en robe de soie ; de fines perles ornaient son cou blanc. Sur sa tête brillait un bonnet en brocart d’or.
Grand’mère, elle aussi, portait son antique robe de noce, et elle était coiffée de ce bonnet blanc, à ailes de pigeon, qu’elle ne portait qu’aux fêtes. Quant aux filles d’honneur, aux garçons d’honneur et au bavard, ce n’était point à la maison d’auberge qu’ils se trouvaient. Ils étaient allés à Žernov chercher le fiancé. La future n’était pas non plus dans la grande salle : elle se tenait retirée dans sa chambre particulière.
Soudain retentit, dans la petite cour, ce cri : « Les voici, les voici qui viennent ! » Et les sons des instruments, clarinettes, flûtes et violons se faisaient entendre à partir du moulin. C’était le fiancé que ce cortège amenait. Et alors les spectateurs de se chuchoter entre eux : « Regardez, regardez ! » C’est la sœur de Mila, c’est Thérèse qui est la seconde demoiselle d’honneur, et c’est une des Tichanek qui est la première. Nul doute que la charge n’eut été remplie, si elle n’eut pas été encore mariée, par l’autre amie de Christine, la femme de Thomas.
« Thomas, lui, est témoin pour le fiancé.
« Et où est-elle donc, la femme de Thomas, que je ne la vois point ? »
« Elle aide la fiancée à sa toilette. Elle n’ira point à l’église, car elle est sur son terme ; tels étaient les propos des commères. »
« Alors la fiancée peut préparer tout de suite son présent de baptême ; elle ne prendra, certes, pas d’autre marraine, car elles sont liées ensemble comme deux doigts de la main. C’est ce que l’on sait très-bien. »
Eh ! mais ! « Voici venir le maire ! c’est une affaire bien étonnante que la famille de Mila l’ait invité ; car c’est bien lui qui a été la cause de l’enrôlement de Jacques. »
« Le maire, après tout, n’est pas un méchant homme ; c’est Lucie qui l’a poussé ; et l’administrateur a encore salé la chose. Jacques, lui, a bien fait de ne se venger ni sur lui, ni sur Lucie, elle en tombera malade de colère.
« Mais elle est fiancée, » dit une autre voix.
« Et avec qui donc ? Je n’en ai pas entendu parler, » dit encore une autre.
Oui, elle est fiancée depuis avant-hier avec Joseph Nyoltovitz.
Il y avait déjà longtemps qu’il la recherchait. C’est vrai. Mais elle n’en voulut jamais entendre parler, tant qu’elle conserva l’espoir d’être épousée par Jacques.
Voyez quel beau garçon c’est que le fiancé : et comme il fait plaisir à voir !
« Regardez quel beau foulard il a reçu de sa fiancée, à qui il n’a pas dû en coûter moins de dix florins, disaient ces femmes.
Tels étaient les propos qui s’agitaient dans la petite cour, quand le fiancé s’avança vers le seuil de la porte, où le père de Christine l’accueillit, son verre plein à la main. Lorsque le fiancé eût trouvé sa fiancée dans la chambre où elle avait dû pleurer, ils s’avancèrent ensemble vers leurs parents. Martinetz prit, en leur nom, la parole, les remercia assez longuement de la bonne éducation qu’ils leur avaient donnée, et finit par leur demander leur bénédiction.
Tout le monde pleurait. Cette bénédiction donnée, le garçon d’honneur offrit son bras droit à la fiancée ; l’autre, à la seconde demoiselle d’honneur ; le fiancé conduisit, lui, la première demoiselle d’honneur ; les témoins prirent rang avec l’intermédiaire des fiançailles ; chaque garçon d’honneur offrit son bras à une fille d’honneur ; et ce fut ainsi que, conduits par le bavard, qui marchait seul en tête du cortège, ils sortirent, par couples, du bâtiment, pour joindre les équipages et les voitures qui les attendaient.
Une fois montées en voiture, et leurs robes rangées, les filles d’honneur chantèrent, et les garçons les accompagnaient de leur voix. Seule, la fiancée pleurait, se retournant, de temps en temps, du côté du fiancé, qui la suivait dans une autre voiture, avec les témoins et l’intermédiaire des fiançailles. Les spectateurs s’en allèrent et la grande salle demeura vide. Il n’y eut que la vieille mère qui, assise derrière la fenêtre, regarda encore, par derrière, les voitures qui disparurent bientôt à ses yeux ! et alors elle fit des prières pour cette unique enfant, qui, depuis tant d’années, la remplaçait et qui supportait avec une sainte patience cette mauvaise humeur de sa mère ; humeur qu’elle n’attribuait qu’à sa maladie longue et incurable.
Bientôt on se mit à dresser et à garnir les tables ; la cuisinière et l’aide de cuisine allaient et venaient sans cesse, se multipliant partout. Celle qui était en chef, pour la gouverne générale, était la jeune femme de Thomas. Elle s’était prêtée à prendre ce soin, avec la même complaisance qu’avait déployée la femme du meûnier, à la soirée des bouquets et des couronnes.
À leur retour de l’église, les conviés furent reçus par le maître du logis qui les saluait, le verre à la main, sous le petit vestibule de la porte d’entrée. La fiancée alla changer de toilette, puis l’on se mit à table. Au haut bout de la table étaient assis les fiancés ; le garçon d’honneur avait soin des filles d’honneur, qui reconnaissaient ses attentions en mettant les meilleurs morceaux sur leurs assiettes pour les lui présenter. Le bavard lui fit aussi le reproche d’être ainsi traité « comme le bon Dieu dans le paradis. » Grand’mère était aussi en pleine gaité et répondit par plus d’un bon mot, et fort spirituellement, au bavard dont les oreilles et la langue étaient partout, qui se mêlait à tout, et qui, avec sa grande taille et sa forte carrure, pouvait tout atteindre ou heurter.
Dans la maison des Proschek, grand’mère n’eut, certes, pas permis qu’un seul grain de pois eût été jeté à terre ; et pourtant, quand les conviés eurent commencé à se jeter entre eux des pois et des grains de froment, elle en prit elle-même une poignée qu’elle jeta aux fiancés en disant : « Que Dieu vous comble d’autant de ses bénédictions ! » Toutefois, ni les pois, ni les grains de blé, ne se trouvèrent foulés aux pieds. Grand’mère vit très-bien qu’ils se trouvaient aussitôt becquetés sous la table par des pigeons apprivoisés.
Le festin était fini : plus d’une tête, devenue lourde, branlait appesantie, de côté et d’autre. Chacun avait devant soi une grande part à emporter ; et à celui qui ne l’eut pas prise ainsi, nul doute que la femme de Thomas ne la lui eut faite : car il eut été honteux de revenir de la noce, sans en rien rapporter. Il y eut de tout à foison. Quiconque se trouvait à passer près de l’auberge recevait à manger et à boire, et les petits enfants que la seule curiosité attirait alentour, reçurent des brassées de gâteaux. À la suite de festin, on donna à la fiancée pour un berceau : et elle s’effraya presque, quand elle vit tomber sur elle une pluie de thalers. Et lorsque les garçons d’honneur, à leur tour, eurent apporté de l’eau dans des cuvettes avec de blancs essuie-mains, pour donner à laver aux filles d’honneur, chacune d’elles jeta dans l’eau de la cuvette une pièce d’argent. Chacune d’elles aurait rougi d’être en reste de générosité ; c’est pourquoi, dans l’eau, on ne voyait briller que des pièces d’argent. Elles firent, pour les garçons et pour les filles d’honneur, les frais de la danse et de la boisson du second jour des noces.
Là-dessus, la fiancée et ses demoiselles d’honneur allèrent revêtir d’autres robes, en vue de la danse qui suivait. Grand’mère profita de ce moment de répit, pour reconduire à leur maison ses petits-enfants qui venaient d’avoir leur festin, à part, dans la chambrette de Christine. Elle ne s’en trouva pas moins obligée de retourner à la noce, car sa présence était nécessaire pour cette heure plus avancée dans la nuit, où devait se faire à Christine l’imposition du bonnet de femme mariée. Elle devait apporter elle-même, de sa maison, ce bonnet qu’elle avait acheté, elle-même, en compagnie de dame Thérèse, sa fille ; toutes choses qui revenaient de droit à l’intermédiaire des fiançailles. Lors donc que chacun se trouva avoir dansé tout son soûl, ce qui avait mis hors d’haleine la pauvre jeune mariée, obligée de danser avec un chacun, n’eût-ce été que pour une tournée, grand’mère avertit les femmes qu’il était déjà l’heure de minuit, à laquelle la jeune mariée n’appartient plus qu’aux femmes. Ce fut le commencement d’une sorte de débat, et même de chamailleries à son sujet, entre elles d’un côté, et le fiancé, soutenu du garçon d’honneur, qui voulaient s’opposer à l’enlèvement de la belle couronne de-dessus la tête de la jeune mariée ; les femmes l’emportèrent et l’emmenèrent dans la petite chambre.
Comme elles s’y enfermaient, les jeunes filles s’arrêtèrent derrière la porte, pour demander, dans une chanson, dite par elles sur un ton plaintif, qu’on ne lui enlevât pas la verte couronne ; « si elle la laisse ôter, chantaient-elles, elle ne la reverra jamais plus. »
Réclame impuissante ! La fiancée était déjà assise sur une escabelle ; elle avait déjà ses cheveux dénoués par la femme de Thomas. La couronne de fleurs, la petite couronne étaient déjà déposées sur la table, et grand’mère tenait préparé le bonnet garni de rubans. La jeune mariée pleurait ; mais rien n’y fit. Les femmes chantaient ou poussaient des cris joyeux, à l’exception de grand’mère qui demeura sérieuse ; seulement un sourire de bonheur glissait par moments sur son doux visage ; puis son œil se mouillait : elle pensait à sa fille Jeanne, qui, dans ce moment là peut-être, célébrait aussi son mariage. La jeune mariée avait donc le bonnet sur la tête ; il lui seyait à ravir, et la meûnière affirmait qu’il lui donnait l’air d’une reinette de Misnie. »
« Et maintenant, dit grand’mère, allons chercher le jeune marié. » Quelle est celle de vous qui va le taquiner ?
« Ce sera la plus âgée, proposa la meûnière. »
« Attendez, je vais lui en conduire une ! » dit la femme de Thomas, et elle sortit vite pour ramener une vieille fileuse qui lavait dans la cuisine. On lui ajusta un fichu blanc par-dessus la tête ; l’intermédiaire des fiançailles la prit par-dessus le bras, et la conduisit au fiancé, « pour qu’il l’achetât. » Le fiancé tourna autour d’elle, en cherchant à la reconnaître, usqu’à ce qu’il eut réussi à lever le fichu ; sous lequel il aperçut un visage ridé et tout couvert de cendre. On en riait bien un peu ; le fiancé ne pouvait que renier une fiancée pareille ; l’intermédiaire dut la remmener ; mais elle lui en conduisit une autre. Celle-ci parut être plus jolie, et au fiancé, et au bavard ; déjà ils voulaient l’acheter, lorsque le bavard se désista, en disant d’un ton décidé : « Mais allons donc ! qui est-ce qui achèterait un lièvre dans le sac ? » Et comme il eut levé un coin du fichu, on aperçut dessous la bonne et gaie figure de la meûnière, qui souriait sournoisement au bavard.
« Achetez-la, achetez-la, je vous la donnerai à bon marché, » disait le meûnier avec force grimaces et en faisant encore tourner la tabatière entre ses doigts ; mais bien lentement cette fois, soit qu’elle fût assez lourde ; soit qu’il n’eut plus les doigts aussi souples que d’habitude.
« Taisez-vous, mon cher, » répliqua la bonne meûnière en riant. « Ce que vous vendriez aujourd’hui, vous seriez bien heureux de le ravoir demain à beaux deniers comptant. Pour insulter, il faut aimer encore. »
La troisième fois devait être la bonne. C’était bien en effet la haute et svelte prestance de la fiancée. Le bavard n’en offrait, répétait-il, qu’un vieux sou ; mais le fiancé répandit l’argent et l’obtint. Ce fut alors que les femmes, envahissant la chambre, se prirent par les mains, pour faire le cercle et y enfermer le fiancé ; puis, elles se prirent à chanter : « C’est fait ! Voilà que c’est terminé : la fiancée a le bonnet ; les gâteaux sont mangés, etc. » Dès lors, la fiancée appartenait aux femmes. L’argent que le fiancé en avait donné, fut dépensé le lendemain dans la matinée, quand elles vinrent pour monter le lit ; et alors, nouveaux chants et nouvelle explosion de gaité.
Le bavard avait dit que des noces en règle devaient durer huit jours ; et c’était l’ordinaire poul ies mariages un peu huppés.
La préparation des bouquets et des couronnes à la veille du mariage, sa célébration, l’arrangement du lit nuptial, le festin des parents et amis chez la jeune mariée, celui des parents et amis chez le jeune époux, des réunions dont les frais se trouvaient couverts par l’argent des couronnes, tout cela finissait par prendre aux nouveaux époux huit jours, avant qu’ils pussent respirer une bonne fois et se dire : « Enfin, nous voici seuls ! »
Quelques semaines après le mariage de Christine, madame Proschek recevait d’Italie, et de la femme de chambre de la princesse, une lettre qui lui annonçait que comtesse Hortense allait célébrer son mariage avec un jeune peintre, son maître des années précédentes ; qu’elle en était fort heureuse, que les roses fleurissaient à nouveau sur ses joues, et que madame la princesse était entièrement satisfaite. En apprenant l’heureuse nouvelle, grand’mère inclina la tête en disant : « Dieu soit loué ! toutes choses se sont bien arrangées. »
Le but de cette composition n’est pas de dépeindre la vie de cette jeunesse qui vivait autour de grand’mère, et je ne veux pas non plus ennuyer le lecteur, en le promenant, à nouveau, de la vénerie au moulin, et du moulin, encore dans cette petite vallée, où régnait la même vie uniforme.
Les jeunes enfants devenaient grands ; quelques uns restèrent à la maison, se marièrent, et leurs vieux parents leur cédèrent la place, et de même que la vieille feuille tombe du chêne, quand la jeune, en croissant, la repousse. D’autres quittèrent la paisible vallée, pour aller chercher le bonheur ailleurs, et de même, aussi, que les graines, transportées par le vent, ou emmenées par les eaux, vont poser, sur d’autres rivages, et en d’autres prairies, le fondement de leurs racines.
Grand’mère ne quitta pas la petite vallée où elle avait trouvé une seconde demeure. D’un regard d’âme tranquille, elle considérait comment tout croissait et fleurissait autour d’elle, se réjouissant du bonheur de son prochain, consolant les affligés, leur venant en aide selon son pouvoir, et quand ses petits-enfants la quittèrent l’un après l’autre, s’envolant comme les hirondelles de-dessous son toit, elle les suivait des yeux mouillés de larmes, et pour se consoler, se disait : « Dieu m’accordera peut-être de les revoir ! Et ils se revoyaient. Ils revenaient, tous les ans, voir la maison paternelle, et leur vieille grand’mère les regardait de ses yeux brillants ; les garçons lui faisaient des tableaux, peints souvent avec une imagination ardente, de leur vie au milieu du monde ; ils étaient heureux de l’entendre, ou approuver leurs plans, ou pardonner à des fautes de jeunesse dont ils ne savaient pas lui faire un secret ; et lors même qu’ils n’en tenaient pas assez de compte dans la pratique, c’était toujours avec plaisir qu’ils écoutaient les conseils de son expérience, et qu’ils respectaient sa parole et sa manière. Devenues grandes, les jeunes filles lui confiaient leurs secrets, leurs rêves, leurs soupirs, sachant bien qu’avec de l’indulgence ils trouveraient, auprès d’elle, une parole qui les réconforterait. Ce fut ainsi que la fille du maître-meûnier, Marie, trouva son refuge, pour sa peine de cœur, auprès de grand’mère, après que son père lui eut défendu de penser à un jeune homme bien fait, mais pauvre. Ce fut elle qui vint à bout, selon l’expression dont il se servait lui-même, de lui remmancher la tête sur son droit sens. Et lorsque, plusieurs années après avoir fait cette opposition, il reconnut encore que sa fille était toujours heureuse, et la meûnerie, florissante par les travaux et les efforts d’un gendre qui l’aimait et le respectait, il aimait à redire : « Oui, grand’mère avait bien raison. Le bon Dieu marche, avec une bourse pleine, derrière le pauvre, dans la maison où il entre. » Et grand’mère aimait les enfants de ces jeunes femmes, comme s’ils eussent été ses propres petits-fils : au reste, ils ne la nommaient pas autrement que grand’mère. Quand, après deux ans d’absence, la princesse fut de retour dans sa terre, elle manda tout aussitôt grand’mère, et lui montra, avec larmes, un beau petit garçon, souvenir que la comtesse, morte un an après son mariage, avait laissé à la princesse et à son jeune époux affligés. Et tenant l’enfant dans ses bras, grand’mère laissa tomber des larmes sur la couverture de soie qui l’enveloppait ; elle était toute au souvenir de cette jeune mère, aussi bonne qu’elle était belle. Puis, en le remettant aux bras de la princesse, elle dit de sa douce voix : « Ne la pleurons pas, souhaitons lui le Ciel ; le monde n’était pas pour elle ; et c’est pourquoi Dieu l’a appelé à lui. Celui-là est proprement aimé du bon Dieu, qu’il rappelle près de lui, et là où il est le plus heureux. Puis, madame la princesse n’est pourtant pas restée seule ! »
Le monde ne remarqua pas les progrès que faisait, en grand’mère, la vieillesse et la maigreur ; mais elle les sentait très bien. Elle disait souvent à Adèle, devenue pour lors une belle et grande fille, et en lui montrant le vieux pommier, qui devenait, d’une année à l’autre toujours plus sec, et n’avait alors presque plus de feuilles : « Nous sommes l’un comme l’autre, et faits pour partir ensemble. » Il arriva qu’un printemps, tous les arbres se couvrirent de verdure, à l’exception du pommier. On dut l’arracher pour en faire du bois de feu. Or, ce printemps là même, grand’mère souffrait d’une forte toux, à ne pouvoir plus faire le chemin de la petite ville et de la petite église du bon Dieu, selon son expression. Ses mains se desséchaient de plus en plus ; ses cheveux devinrent blancs comme neige, et sa voix faiblit toujours davantage.
Un jour madame Thérèse adressa, dans toutes les directions, des lettres qui mandaient tous les enfants. Grand’mère s’était alitée ; elle ne pouvait plus filer. Du moulin, de la vénerie, de l’auberge et aussi de Žernov, c’était plusieurs fois par jour qu’on envoyait demander de ses nouvelles : elle n’allait pas mieux. Adèle faisait des prières avec elle. Elle devait lui rendre compte, tous les matins et tous les soirs, de ce qui se passait au verger, au jardin, et autour de la vache et de la volaille ; lui faire le compte du nombre de jours à s’écouler jusqu’à l’arrivée de M. Beyer. Peut-être, Jean viendra-t-il avec lui, ajoutait-elle chaque fois. La mémoire l’abandonnait. Elle appelait souvent Barounka au lieu d’Adèle, qui lui rappelait alors que Barounka n’était plus à la maison paternelle : elle s’en ressouvenait, et disait en soupirant : « De ce qu’elle n’est plus à la maison, je ne la reverrai plus. Est-elle heureuse ? » Et grand’mère les attendit tous.
M. Proschek et l’étudiant Guillaume avec lui arrivèrent des premiers, pour voir encore grand’mère ; sa fille Jeanne suivit ; ce fut ensuite le tour de son fils Gaspard, puis celui de M. Beyer des Géants, avec le brave chasseur Jean ; Orlik arriva aussi, mais de cette école de sylviculture, où l’avait placé la princesse, qui avait reconnu en lui de grandes dispositions pour la science forestière. Grand’mère le comptait aussi au nombre de ses petits-enfants, à raison de son inclination décidée pour Adèle, et de la noblesse de son caractère. Ils étaient tous rassemblés autour du lit de grand’mère ; mais la première accourue était Barounka, dont l’arrivée avait coïncidé avec le retour du rossignol dans le nid qu’il s’était fait, près de la fenêtre de grand’mère. Barounka s’était installée dans cette même petite chambre de grand’mère, où son lit était déjà autrefois ; là où elles écoutaient ensemble les jolis airs du meilleur chantre du bocage ; là encore où, tant de fois, grand’mère l’avait bénie soir et matin. Elles se retrouvaient ensemble comme autrefois, avec les mêmes conversations à tenir, les mêmes constellations d’étoiles à regarder ensemble ; les mêmes mains reposaient sur la tête de Barounka, pour la bénir encore ; car pour grand’mère c’était bien la même tête ; — mais d’autres pensées surgissaient en elle, et c’étaient d’autres sentiments qui faisaient couler les larmes ! — Larmes qui n’étaient plus celles que grand’mère essuyait, surtout avec son doux sourire, des joues roses de sa chère Barounka, au temps où la jeune fille dormait encore dans son petit lit ! Ces larmes de la jeunesse n’étaient que de tendre rosée ; elle ne troublaient point.
Grand’mère sentait bien que sa vie touchait à son dernier déclin ; c’est pourquoi elle mit tout en ordre, comme une bonne et sage ménagère qu’elle était. Elle commença par se réconcilier avec le bon Dieu et avec les hommes ; puis elle fit le partage de son petit avoir. Chacun reçut quelque chose en souvenir. Elle avait pour tous ceux qui venaient la voir une bonne parole, et un regard particulier qui les accompagnait, lorsqu’ils la quittaient. Le jour que la princesse, accompagnée du jeune fils d’Hortense, vint la visiter, son regard les suivit longtemps, comme si elle savait qu’elle ne les rencontrerait plus dans ce monde. Il n’y eut pas jusqu’à ces muettes faces de ses bons chiens, et des chats même, qu’elle ne voulut encore revoir.
Elle les caressa et laissa Sultan lui lécher la main. « Regardez-les, disait-elle à Adèle et aux deux filles de service : tout animal est reconnaissant envers qui lui fait du bien. » Elle rappela Ursule à part, pour lui faire cette recommandation : « Quand je mourrai, — et je sais que c’en sera bientôt fini de moi, car j’ai rêvé cette nuit que Georges est venu me chercher, — eh bien ! aussitôt que je serai morte, n’oublie pas de le dire aux abeilles, pour qu’elles ne meurent pas. Les autres l’oublieraient peut-être. « Grand’mère savait bien qu’Ursule le ferait par la raison qu’elle croyait, elle, ce que les autres ne croyaient point ; puis, avec la meilleure volonté d’exécuter cette recommandation de grand’mère, ils eussent peut-être oublié de la remplir à l’heure marquée par elle.
Ce fut le lendemain, sur le soir, et après le retour des enfants, que grand’mère s’éteignit doucement. Barounka lui lisait les prières des agonisants ; grand’mère pria avec elle, jusqu’au moment où ses lèvres ne remuèrent plus ; mais son regard s’attacha en haut, vers le crucifix, suspendu au-dessus de son lit ; puis, sa respiration s’arrêta… La flamme de sa vie était éteinte, comme s’éteint une lampe dont l’aliment est totalement épuisé.
Barounka lui ferma les yeux ; la jeune femme de Mila ouvrît la fenêtre, « pour que l’âme eût la liberté de son essor. » Ursule ne séjourna pas une minute de plus dans cette chambre où tout le monde pleurait : elle se rendit à la ruche que le meûnier avait disposée et peuplée pour grand’mère, quelques années auparavant. Elle y frappa, en criant trois fois : « Abeilles, abeilles, grand’mère est morte ! » — Puis, elle s’assit sur le banc établi au-dessous du peuplier, et fondit en larmes. Le chasseur suivit la route de Žernov, pour y faire sonner les cloches funèbres ; et il s’offrit lui-même à ce service. À rester dans cette maison, il avait le cœur trop serré : il avait été obligé de sortir, pour pouvoir pleurer. Je me suis lamenté à la mort de Victoire : comment oublierais-je grand’mère ! « se disait-il en chemin. Quand la sonnerie funèbre retentit, pour annoncer à tous que grand’mère n’était plus, toute la vallée pleura.
Et quand, au troisième jour, le convoi funèbre, formé de la plus grande partie de la population, — car un chacun qui avait connu grand’mère voulut accompagner ses restes au tombeau — passa près du château, on vit une main bien blanche séparer les épais rideaux de la fenêtre, et Madame la princesse apparaître au milieu. D’aussi loin qu’elle put suivre le cortège, elle l’accompagna d’un regard de tristesse, jusqu’à ce qu’enfin, abaissant les rideaux, avec un profond soupir, elle dit à voix basse :