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Grand-Louis l’innocent/01

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-4).


GRAND-LOUIS
L’INNOCENT

I


Il ne restait rien dans cette lande perdue qu’une femme.

La maison était étouffante avec ses ombres superposées comme des étoffes unies pliées au fond d’une malle. On eût voulu crier là-dessous, déranger les plis et retrouver le souffle.

Ève n’osa. D’un mouvement craintif, elle tourna la tête pour explorer la chambre des yeux, tandis que son corps, appuyé des coudes à la table, demeurait rigide. La peur, comme une bête, gîtait au creux des genoux, et il semblait qu’à les tenir serrés, on l’empêchât de sortir de sa somnolence.

La lande recommençait sa mauvaise magie de chaque soir. Elle se peuplait de bruits étouffés de pas, de murmures de voix, coupés d’affreux silences. Le suaire de la brume remuait. On entendait par intervalles le gémissement de l’Océan, et tout le paysage vêtu de noir, poussé par le vent dans la même direction, avait l’air d’un cortège funèbre. Les panaches des tamariniers ondulaient en tête.

La maison même était étrange, significative, agrippée au rocher, percée d’étroites et hautes fenêtres. Elle avait servi, au siècle précédent, de dépôt de poudres. À l’extérieur, un escalier de pierre terminé par une guérite donnait accès au toit en terrasse.

La lande s’avançait en éperon sur la mer. Aux temps de grandes marées, elle devenait pendant quelques heures une île. Au haut de la falaise, se dressaient les ruines d’une redoute.

Ève regarda son papier. Elle n’y vit que des traits de plume, des mots épars, des phrases informes. La pensée ne déroulait plus son arabesque. Elle procédait par hachures et taches. Et c’était ainsi chaque soir.

La lande, la nuit et la mer se jetaient sur elle, démolissaient la maison fortifiée. Pourtant, elle l’avait délibérément choisie, un jour, grâce à la complicité du soleil.

Elle essaya d’oublier la tempête noire, évoqua les tempêtes blanches dont elle avait l’habitude, dans un passé tout proche encore.

Le grand pays du Nord se dressa devant elle, étincelant, formidable et magique. La terre craqua sous les pas d’un grand fauve. L’un était fait pour l’autre.

Elle entendit le vent qui accourait du fond d’espaces inconcevables, ivre de sa propre vitesse, houleux, chargé de neige, et où le visage humain s’enfonçait comme une proue de navire dans les écumes. Les flocons fondirent sur ses lèvres et au bord de ses cils. Elle revit l’horizon enflammé, gonflé de feux rouges, où la ville nocturne faisait entendre son grondement de forge en travail.

Une fois de plus, elle fut plongée dans le délire de la tempête, l’âme à l’unisson, soulevée de fureur et de violences, le corps devenu de métal.

Ou bien ce fut l’enchantement des matins d’hiver exquis et transparents, la forêt retenant son souffle pour ne pas fêler le cristal de ses branches. Ce fut la paix des soirs, les ombres veloutées qui se projettent sur la neige bleuâtre. Le monde entier avait un visage fragile et poudré. Aux bornes du ciel et de la terre, le fleuve géant reposait, immobile, dans sa cotte de mailles, une épée de lune à ses côtés.

Tout à coup, la jungle blanche s’anima. Une race inconnue qui avait face humaine ébranla la terre cuirassée. Les regards flam­baient d’une soif de plaisir. Un furieux besoin d’action faisait craquer les charpentes.

Ève franchit le noir cordon de la lande et passa à l’ennemi.