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Grand-Louis l’innocent/02

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 5-7).

II


Ce fut pour peu de temps. La lande la reprit.

Quelqu’un était là derrière les volets… La mer et le vent suspendaient leur plainte entrelacée, qui montait de la fosse des ténèbres comme un double gémissement, et dans le silence, quelqu’un respirait.

Cela se passait tout près d’elle, à travers le mur. Il y avait là un géant d’ombre et de malfaisance. Il tâtait chaque panneau de bois, essayait ses ongles sur les rainures. Aucune violence. Mais la ruse était plus redoutable.

Ève porta la main à sa gorge. Inutile d’appeler. Le lointain village dormait.

Elle souffla la lampe. Son cœur battait avec violence contre la table. Le feu faisait une tache rouge dans la cheminée.

Le bruit se rapprocha. Les mains pal­pèrent son visage, pressèrent son crâne. Les volets étaient massifs, les fenêtres hautes, la porte à peu près impossible à forcer. Qu’avait-elle à craindre ?

C’était la lande qui se personnifiait ainsi dans le rôdeur invisible. C’était la peur accumulée au fond de ses veines, depuis tant de soirs, qui maintenant prenait cette forme. Elle se sentit paralysée de tous les membres, dans le tombeau de pierre de la maison, et cette peur seule vivait en elle.

On faisait le tour des fenêtres, on essayait chaque volet l’un après l’autre. Un souffle passait par les fentes. Mille mains se pla­quaient sur les murs. Une lenteur prudente et féline commandait aux mouvements de l’inconnu. Il s’arrêta à la porte, l’ébranla doucement, tourna la poignée, tâta la serrure et les gonds. Puis le silence se fit. On ne bougeait pas.

Ève ralluma la lampe. La bête de la peur gisait à ses pieds. La jungle blanche, inspi­ratrice d’énergie, avait vaincu. La lande mâtée reculait vers la mer. À pas un peu rigides, elle alla à la porte, tourna d’un seul mouvement la clef.

La lumière tomba sur une haute silhouette. L’homme n’eut pas un geste de recul. Ses bras pendaient à ses côtés. La lande enca­drait un portrait immobile.

Il était vêtu d’une vareuse de pêcheur, aux manches trop courtes, d’un pantalon de toile descendant à mi-jambes. Il avait de longues moustaches d’un blond décoloré, des joues creusées, des yeux qui regardaient droit devant eux avec une grande simplicité, une face sculptée par le vent. Sa tête aux cheveux grisonnants et rejetés en arrière était découverte.

Quelques instants s’écoulèrent. La sur­prise clouait Ève sur le seuil. Le corps bardé de fer qu’elle avait eu brusquement tout à l’heure s’amollissait. L’apparition ne comportait aucune malfaisance.

Car c’était une apparition. Une sorte d’effarement passa dans le regard du vaga­bond, la haute silhouette qui remplissait le cadre de la porte tourna lentement sur elle-même, fut happée par la nuit, le vent recommença à faire son bruit de toiles secouées, gonflées et déchirées, Ève rentra.