Grand-Louis l’innocent/04

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IV


Une ombre était sur le seuil. Elle la sentit peser sur ses paupières abaissées.

On n’avait pas entendu la barrière s’ouvrir. La lande, complaisamment, livrait passage au vagabond nocturne. Tout le soleil de ce tiède midi de novembre éclairait sa face. Un vague sourire entr’ouvrait les lèvres, que démentait, par intervalles, l’application pénible du regard.

Il passa devant elle, pénétra dans la maison. Il tenait serré sur sa poitrine son béret de marin. Il s’avançait ainsi, les mains croisées, le pas léger, les yeux haut levés sur les murs, comme s’il visitait une chapelle.

Ève ne bougea pas. Le somnambule allait se réveiller de lui-même.

Il regardait la lanterne chinoise suspendue au plafond, les cretonnes éclatantes du divan et des petites fenêtres, le rideau de l’alcôve, le miroir verdi, la bibliothèque luisante.

Il s’arrêta devant la cheminée où le feu de chêne brûlait, en dégageant une odeur de clairière d’automne. Ses fortes épaules frissonnèrent sous la toile de la vareuse. Il parut se rappeler qu’il avait froid. Il jeta un regard craintif vers le seuil. Il n’y vit personne, sans doute, tendit ses mains à la flamme d’un air d’intense contentement. La porte ouverte sur la pièce voisine attira son attention. Il la regarda un long moment, puis se dirigea vers elle, de son grand pas d’automate.

Il entra dans l’arrière-salle. La table n’était pas encore desservie. Une odeur de café flottait dans l’air.

Ève, étonnée de son immobilité, s’appro­cha.

Il était debout devant les mets restants, les mains toujours croisées sur sa poitrine, crispées sur son béret de marin. Un air de souffrance, de perplexité et de convoitise creusait sa face.

Elle poussa devant lui le pain et les fruits. Ses mains se portèrent dessus. Pendant qu’il mangeait, elle regardait la nuque puissante inclinée, le cou dégagé dans la vareuse, brûlé de soleil et d’eau de mer. Les pauvres vêtements étaient d’une propreté surpre­nante.

Il ne la voyait pas. La lumière tombait sur le pain. Tout le reste disparaissait dans l’ombre.

Quand il eut fini, elle versa le café encore chaud qu’elle remua avec une cuiller d’argent, lui tendit la tasse. Il avança les lèvres, et il but de ses mains, comme un convalescent, et elle vit de près les ombres amassées sous les paupières. Le grand corps osseux trem­blait. Il venait de fournir une longue traite.

Ayant bu, il leva la tête. Il parut réaliser la présence d’Ève à ses côtes. Les yeux au regard extraordinaire se posèrent sur les siens, prirent contact avec tout le visage. Il y flottait une douceur à la fois désarmée et puissante. On eût dit que cet homme n’avait jamais vécu parmi les hommes. Il possédait le regard neuf d’une créature des bois. Et pourtant une inquiétude était au fond, faisait une tache dans ce regard liquide. Elle remonta à la surface, par degrés. Alors la lèvre un peu pendante trembla, la gorge émit un son rauque, sans paroles, et l’homme auquel on avait jeté un sort s’éloigna par la lande.

Ève à son tour s’appuyait des deux mains à la table, en silence, et ses yeux regardaient très loin, par-dessus la mer.