Aller au contenu

Grand-Louis l’innocent/23

La bibliothèque libre.
Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 129-133).

XXIII


Ève ouvrit le rideau de l’alcôve, s’allongea sur la couchette, se leva plusieurs fois, inquiète de son sommeil tranquille.

Mais le docteur l’avait dit : la crise devait être passée, et il ne se ressentait pas en apparence d’être sorti en pleine fièvre. Elle finit par s’endormir à son tour.

Quand il la réveilla en demandant à boire, il faisait presque jour.

M. de Pontbihan revint dans la matinée. La fièvre était moins forte, mais il y avait une grande dépression du pouls. Il faudrait le tenir au lit ; il avait dû rester sans soins depuis le commencement de sa maladie. La convalescence serait longue.

— Voulez-vous que je m’occupe de le faire entrer à l’hôpital de Vannes ? Je connais très bien le médecin-chef qui sur ma recommandation l’admettrait tout de suite.

— Pensez-vous que l’hôpital vaille mieux pour lui, Docteur ? Nous sommes là, Vincente et moi…

— Mais ma petite enfant, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir un malade de cette espèce sur les bras, on ne sait pour combien de temps. Et puis, le qu’en dira-t-on…

Ève haussa les épaules. Il y aurait bientôt des années que le Grand-Louis et elle vivaient sur leur promontoire, loin du monde, et elle ne s’était jamais demandé si le monde s’occupait d’eux. Les gens, depuis la guerre, avaient assez du fardeau de leurs propres affaires, de leurs soucis ou de leurs chagrins pour s’embarrasser encore de celui des autres.

Et puis, surtout, la Demoiselle du Landier n’était pas de Port-Navalo, elle avait vécu à l’étranger. Autres pays, autres mœurs. Elle n’était pas fière, en tous cas, parlait à tout le monde et avait rendu service à plusieurs. Quant au Grand-Louis, il jouissait de l’immunité accordée aux simples, bénis de Dieu, en Bretagne, sans compter que sa douceur et sa réserve mystérieuses avaient conquis le cœur des femmes. Qui oserait attirer sur soi le malheur, en faisant courir de mauvais bruits sur l’Innocent ?

— Si ce sont là vos arguments, Docteur, je garde le Grand-Louis. Avec votre aide, nous le tirerons d’affaire.

Madec vint un jour le raser et pendant qu’il y était, il s’attaqua à l’épaisse chevelure, et mit à nu une large cicatrice qui traversait un côté de la tête, de l’oreille à la tempe.

M. de Pontbihan passa le doigt dessus, l’examina.

— Ah ! voilà probablement la clef de l’énigme. Je pensais bien que je n’avais pas affaire à un loufoque de naissance. Dans son cas, c’est surtout la faculté du langage et celle de la mémoire qui paraissent touchées. Je me demande ce qu’en pense­rait mon ami Le Stanff.

Il faisait allusion à un chirurgien fameux.

Ève n’avait jamais songé à une interven­tion chirurgicale. Elle avait espéré, à force de patience et de soins, diminuer le terrible fossé, sinon ramener Grand-Louis à l’état normal.

M. de Pontbihan reprit, avec un peu plus de sympathie dans la voix qui jusqu’alors parlait de l’Innocent avec une certaine gouaillerie, due surtout à son humeur ja­louse d’homme vieillissant, cramponné à l’illusion qu’il peut encore plaire, contre un rival plus jeune, et peut-être aimé.

— Nous devons avoir devant nous un blessé de guerre. Je connais des cas de traumatisme semblable. Pourtant, il n’a rien du soldat de chez nous. On dirait plutôt le type Scandinave. À moins… Regardez cette mâchoire. Ils en ont comme cela en Angleterre. En tous cas, un vrai Northman.

Un peu mal à l’aise sans savoir pourquoi, elle détourna la conversation. Que lui importait le passé de Grand-Louis ? Elle l’accueillait dans sa vie tel qu’il était, sans rien savoir de lui, pas même son nom.

D’où venait-il ? Ève trembla. Elle avait mis fin, instinctivement, à l’épreuve des photographies, après que la vue d’un uniforme eut produit chez lui un tel trouble. Elle se souvint que le bruit courait qu’il était apparu à Port-Navalo vers le milieu de la guerre, portant du linge d’hôpital sous un manteau militaire dont les gens n’auraient pu dire l’origine. Comme les gendarmes ne l’inquiétaient pas, les femmes qui avaient leurs fils au front ou dont les maris couraient la rude aventure de la guerre sur mer, en conclurent qu’il était, comme elles disaient, « en règle ».

Ève se rappelait… Qui sait si des portraits de femmes et d’enfants n’eussent pas ramené à la surface les souvenirs sombrés ?

Et s’il était marié ?… Son devoir n’était-il pas de tenter l’impossible pour l’aider à reprendre sa personnalité antérieure et à retourner à sa famille ?

Son devoir !… Elle haussa les épaules. Tant de gens s’en font une conception fausse. Pour eux, le devoir, c’est le sacrifice. Il a une face longue, il exige sa livre de chair. Pour elle, le devoir commençait par soi-même, et le devoir était le bonheur. Grand-Louis et elle l’avaient trouvé, dans le pauvre royaume de la lande. S’il avait une femme, celle-ci avait eu le temps de se consoler. Sinon, tant pis pour elle ! À chacun son tour. Le sort avait mis l’homme de rêve sur son chemin : on ne contrarie pas le sort. On ne considère pas la vie comme un tout, on la prend par phases, comme si chacune n’était pas rattachée au passé, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Chaque moment est une vie complète. Le passé croule comme des feuilles mortes, et personne n’est sûr de l’avenir. Le présent seul compte. C’est la statue à laquelle on travaille. On en palpe du doigt la matière vivante. Grand-Louis vivait pour le présent.

Ce qui importait était de remettre celui-ci sur pied. Plus tard, beaucoup plus tard, quand il aurait son mot à dire pour les affaires qui le concernaient, on envisagerait l’aventure d’une opération.