Grand-Louis l’innocent/22

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 116-128).

XXII


Une lettre arriva, adressée d’une écriture appliquée, sur une enveloppe tracée au crayon. Vincente écrivait :

« Ma chère Demoiselle,

J’espère que vous recevez bien les lettres et les journaux que je vous fais suivre. Le facteur les met sous votre porte, mais comme il pleut beaucoup ces temps-ci, l’eau entre un peu dans le corridor, et vos papiers sont quelquefois mouillés. Toute cette pluie est bien ennuyeuse à cause du linge. Je mets ma lessive à sécher au Landier comme vous me l’aviez dit et je ne sais combien de fois il faut retourner les affaires. Avec votre filleul sur les bras et le petit Jean qui devient si remuant, ce n’est pas commode. Heu­reusement que Madec, le pauvre homme, vient avec moi quand il n’est pas de service et m’aide à plier les draps et roule la brouette. Notre aînée reste à l’étude pour le certificat l’année prochaine, et on n’aime pas trop la déranger quand même on a besoin d’elle. Pourtant elle est bien courageuse. Nous sommes tous en bonne santé, ma chère Demoiselle, mais beaucoup de gens n’ont pas la même chance, à cause de l’épidémie de grippe. Deux de la douane sont morts, enlevés en quelques jours, les deux jeunes que vous ne connaissez pas. Heureusement qu’ils n’étaient pas mariés. Allanic est parti aussi, le vieux qui avait cassé votre bois de corde l’hiver dernier. C’est surtout sur les hommes que ça tombe. On dit qu’à l’hôpital maritime de Lorient il y a des enterrements tous les jours, des jeunes gens de dix-huit à vingt ans, ça fait pitié. À Sarzeau et à Vannes, c’est la même chose. Le docteur de Pontbihan a dit à Madec que c’était comme une peste, après la guerre. Alors, ma chère Demoiselle, quand même nous avons hâte de vous voir, c’est bien mieux de rester encore à Paris. Un mauvais rhume est si vite attrapé. Le vent corne tellement sur la lande cet hiver. On s’oc­cupera de votre maison comme si vous étiez là. J’ouvre dès qu’il y a un moment de soleil. Yvonne vient avec moi quand elle n’est pas à l’école, mais elle a bien soin de laisser ses sabots à la porte. Grand-Louis a encore découché ces temps-ci. Je ne sais pas s’il est venu au Landier depuis votre départ. Il n’a pas mangé chez nous depuis plusieurs jours. Nous ne sommes pas tranquilles. Enfin, vous savez comment il est »…

Le reste de la lettre flottait dans les brumes.

Mais quelques phrases précises étaient devant ses yeux : « C’est sur les hommes que ça tombe… Il n’a pas mangé chez nous depuis plusieurs jours »…

Ce qui l’inquiétait surtout était qu’il ne couchât plus dans le grenier, devenu sa chambre, où il avait ses affaires à lui, où il venait se raser. Bien sûr, il avait pu être repris par ses habitudes vagabondes, tout simplement.

La vision d’autrefois revint, les lettres dorées sur le marbre, qu’elle chassa comme laide et brutale et dénuée de fondement. Elle se reconnut dans ce besoin de tout dramatiser.

Elle partit le soir même, chercha en vain à prendre un peu de repos pendant la longue nuit, à la cadence broyée du train à laquelle elle s’efforça de ne point prêter de lugubres prophéties. Son cerveau s’étirait aussi en longs rails d’acier que martelait une seule pensée : « Ici repose ». La voie semblait toute en descentes affreuses. Il fallait se cramponner on ne savait à quoi, et chaque tunnel était un supplice. Une catastrophe allait arriver… Elle regardait avec stupeur les physionomies ensommeillées des autres voyageurs.

Le cauchemar se dissipa avec le jour. À sept heures le train entrait en gare de Vannes. Il y avait encore un long trajet jusqu’à Port-Navalo par le chemin de fer d’intérêt local qui parcourait la campagne comme un propriétaire qui fait admirer son domaine et dont la lenteur exaspérait ceux qui avaient hâte d’arriver. Mais cette lenteur était bienfaisante après la course folle de la nuit, et aux portières les genêts caressaient comme des doigts fins les visages douloureux.

À onze heures, Ève était au but. La cour de la petite gare était déserte entre ses romarins ébouriffés par le vent. Elle prit le sentier qui longe la côte bordée de villas inhabitées qui, elles, ne pourraient lui jeter à la face de mauvaises nouvelles.

Elle monta tout droit l’escalier de pierre. Le grenier était vide, la couverture soigneusement pliée, un béret de marin abandonné sur le pied du lit. Elle redescendit, le cœur un peu lourd et rassuré en même temps, entra dans la grande pièce, rejeta vivement les battants des volets, et ayant changé ses vêtements de voyage, elle tira la porte après elle et se rendit chez les Madec.

Vincente taillait la soupe pour le repas du midi dans une grande soupière. Le dernier-né dormait dans son berceau, mais le gros Jean trépignait en tirant sa mère par le tablier.

— Mademoiselle Ève !… Quelque chose me disait que vous ne tarderiez pas. Si on avait su, on serait allé à la gare. Vous devez être bien fatiguée. Il faut rester manger avec nous. Justement, je taillais la soupe, mais le pain est encore si mauvais qu’il détrempe.

Elle essuyait une chaise, l’avançait vers Ève.

— Non, non, je ne peux pas rester. Je suis venue vous dire bonjour et embrasser mon filleul. Il est superbe, et Maître Jean a grandi… En deux semaines… Avez-vous vu Grand-Louis ?

Vincente laissa tomber son couteau sur la table, ramassa d’un coup de main les miettes qu’elle mit dans la soupière. Elle baissa un peu la voix.

— Le pauvre !… Il est malade. La grippe sans doute, Mademoiselle. Nous allions vous écrire. Nous l’avons su hier seulement. Comme je vous disais dans ma lettre, on ne le voyait plus. Le douanier de service sur la côte l’a trouvé dans l’ancien poste, vous savez, près du sémaphore, cou­ ché dans le varech. Au moins, il est à l’abri. Madec y est allé hier soir. On ne peut pas l’abandonner comme un chien, même s’il faut être prudent, vous comprenez, à cause des enfants. Il parait qu’il tousse. J’allais lui porter à manger aujourd’hui.

— J’y vais moi-même, Vincente. En reve­nant, je vous dirai ce qu’il y a. J’aurai sans doute besoin de vous.

— C’est cela, Mademoiselle. Je vais toujours vous donner un peu de bouillon qui lui fera du bien.

Elle partit. L’ancien poste était à une demi-heure de marche. C’était une petite maisonnette massive qui avait appartenu à la douane. On y arrivait en suivant la côte, par un sentier envahi de lande et de genêt. Il n’y avait plus de porte. Une fenêtre en oeil-de-boeuf donnait sur la mer. À l’intérieur, le long du mur, était une sorte de banquette recouverte de varech où les hommes dormaient en attendant leur tour de prendre le quart. La table qui autrefois supportait le registre était restée. Il y avait une lanterne sur la cheminée, des bouées de sauvetage dans un coin.

Ève le vit allongé tout habillé. Il dor­mait sans doute. Sa pèlerine le recouvrait. Elle ne pouvait voir son visage tourné du côté du mur.

Elle entra, entièrement maîtresse d’elle-même, et posa la main sur son épaule.

Il se retourna. Une barbe légère enva­hissait le bas de son visage, qui était rose aux pommettes et cireux des joues. Les longues moustaches pendaient de chaque côté de la bouche.

La fièvre était tombée sans doute, car le regard ne révélait qu’une grande lassitude.

Il se posa sur Ève, longuement. Nulle joie ne s’y manifestait. Mais la compré­hension de sa présence y filtrait goutte à goutte. Quand les yeux s’en furent emplis jusqu’aux paupières, ils se refermèrent un instant, comme pour ne point l’en laisser déborder.

Il avait dû se réfugier là depuis quelque temps, depuis le départ pour Paris peut-être. Il y avait des cendres dans le foyer. Sur la table, à côté d’un pain moisi, était posé le bol à fleurs, le bol de son déjeuner, à la lande.

La maisonnette ne donnait pas une sen­sation de misère. Quoique abandonnée de­puis quelques années, elle était encore propre avec ses murs blanchis à la chaux. La mer toute bleue s’encadrait dans la fenêtre ronde. On eût dit une petite chapelle de pélerinage. Un trois-mâts, œuvre d’un ancien matelot, pendait à la voûte, en ex-voto, et ajoutait à cette illusion.

Ève versa le bouillon dans le bol, souleva Grand-Louis par les épaules, l’appuya contre elle et le fit boire. Puis elle remonta la pélerine jusqu’à son cou.

Il n’avait pas l’air très malade, mais plutôt dans un état de faiblesse extrême.

Il fit un effort pour parler, mais il balbutiait encore plus que de coutume.

— Chut !… Il faut rester bien tranquille. Ève est revenue, mon Grand-Louis, tout ira bien. Dormez.

Quand elle voulut s’éloigner, il lui saisit la main, avec l’ancienne expression de détresse et d’interrogation.

— Je vais revenir, mais il faut chercher des remèdes, des couvertures… Il nous faut du feu… Madec sera ici dans un instant… Vous comprenez ?

Il était retombé sur le dos, rassuré sans doute, et ses deux mains se croisaient sur sa poitrine.

Il n’y avait pas de médecin à Port-Navalo. Celui de Sarzeau venait deux fois par semaine. Ce n’était pas son jour.

Elle décida tout de suite qu’elle irait frapper à la porte de M. de Pontbihan. Tout le monde savait que le vieux docteur ne donnait plus de consultations, qu’il n’était d’ailleurs pas du pays, et qu’il refusait de se rendre même au chevet des mourants. Cependant, elle était sûre qu’il viendrait. Ils s’étaient souvent rencontrés dans leurs promenades, et dernièrement il revenait sur ses pas pour l’accompagner jusqu’à la lande.

Elle arriva à la maison du docteur. La barrière du jardin était ouverte. Une ser­vante robuste et fraîche, l’air hardi, tordait du linge au-dessus d’un baquet, à l’abri d’un massif d’hortensias. Elle dévisagea Ève en relevant d’un geste du bras ses cheveux blonds éparpillés sur son visage.

— Le Docteur est-il là ? Je voudrais lui dire un mot.

— Il est parti après le déjeuner, il y a un bon moment.

— Dans quelle direction est-il allé ?

— Ah ! je ne pourrais pas vous dire. On ne sait jamais avec lui.

— Et vous ne savez pas quand il rentrera ?

— Non, mais je crois qu’il va profiter du beau temps pour faire un grand tour. On ne le verra probablement qu’à la nuit, vers les cinq heures.

— C’est bien. Priez-le de passer chez moi, dites-lui que je veux le voir pour quelque chose d’urgent.

La jeune fille secoua la tête en signe d’assentiment, et Ève retourna sur ses pas. Au passage, elle frappa aux carreaux des Madec.

— Si vous avez un moment, Vincente, voulez-vous venir ? Vous m’aiderez à porter ce qu’il faut au Grand-Louis. Ça ne va pas du tout.

Elle attendit à peine sa réponse, pressée d’arriver à la maison.

Elle avait en réserve les médicaments usuels. Il faudrait vite faire un cataplasme. Les poumons devaient être pris. Il avait besoin aussi de breuvages réconfortants. Heureusement que le lait ne manquait pas. Le feu tout préparé s’alluma en crépitant. La lande sèche donna une flamme légère comme une dentelle.

La porte s’ouvrit. Elle ne se retourna pas. Vincente avait fait diligence…

— Ève…

Grand-Louis était sur le seuil, enveloppé de sa pélerine. Son vieux chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux oreilles et attaché sous le menton jetait de l’ombre sur son visage amaigri envahi de barbe.

Il tenait le bol à fleurs entre ses longs doigts.

Elle courut à lui :

— Quelle folie ! Je vous avais dit que j’allais revenir.

Elle le fit s’étendre sur le divan. Juste­ment Vincente arrivait et les deux femmes le mirent au lit. Il grelottait un peu, mais il s’enfonçait dans les couvertures avec une expression de bien-être, et après avoir bu, il s’endormit. La flamme du foyer éclairait le visage penché au bord du lit bas.

Le vieux M. de Pontbihan arriva vers la nuit, guilleret et intrigué, très content d’être appelé à la lande.

En voyant le Grand-Louis couché dans la grande salle, il fit une grimace, prêt à retour­ner sur ses pas.

Ève le prit par le bras, avec douceur, et le mena jusqu’au milieu de la pièce, sans paraître soupçonner sa mauvaise grâce. Elle le débarrassa de son chapeau, de sa canne, l’aida à retirer son pardessus, l’étourdit de paroles. Enfin, il s’approcha du lit, con­sidéra le malade, prit son pouls, l’ausculta.

— Oui, la grippe, compliquée de pneu­monie. La crise a l’air d’être passée, mais il y a une rechute à craindre, à cause de cette imprudence. Le gaillard doit être solide. Sitôt la fièvre tombée, il faudra l’alimenter. Son épuisement est incroyable.

Ève l’écoutait avec un soin profond, sous un air un peu détaché.

Quand il eut fini, elle parut oublier le malade pour ne s’intéresser qu’au sauveur, prépara le thé, qu’elle servit sur une petite table garnie d’une nappe délicate, devant le feu.

Il bavarda pendant plus d’une heure, et elle crut qu’il ne s’en irait jamais, mais il fallait qu’il eût le désir de revenir.

En prenant congé, il leva sa canne dans la direction de Grand-Louis :

— C’est vous qui allez soigner ce gaillard-là ? Il a de la chance ! Attention de ne pas l’approcher de trop près. La grippe est contagieuse.

Il disait « gaillard » avec une sorte de désinvolture méprisante, et il y avait dans sa voix un mélange de bienveillance, de curiosité, peut-être d’insinuation. Mais Ève avait trop de gratitude au cœur pour lui en vouloir.

Elle le reconduisit jusqu’à la barrière. Il plaça la main sur son épaule.

— Ma petite enfant, vous allez prendre froid, vêtue ainsi ! Petite dame en mousse­line, rentrez vite. Je reviendrai demain.

Ève remonta autour de son cou le col de la robe de laine. Elle n’analysa pas si le ton était paternel. Ce qu’elle retint, ce fut sa promesse de revenir.