Grand-Louis l’innocent/25

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 141-147).

XXV


Un silence fluide et vivant était le plus souvent entre eux, un chemin d’eau qui portait leur pensée l’une vers l’autre, un beau silence transparent qui ne cachait rien, ni reproche non formulé, ni désir insatisfait, ni volontés contradictoires.

Ève évoquait le silence qui avait pesé sur les tête-à-tête d’autrefois, le silence qui n’était qu’une robe de mendiant sous laquelle le cœur affamé se cachait, n’osant crier tout haut sa misère, le silence qu’on déchirait d’une parole blessante, ou que l’on occupait, au fond de soi, à se donner raison et à rassembler ses griefs contre l’autre. Silence plus dou­loureux qu’un langage, où l’on mesure mieux le gouffre, où celui-ci s’approfondit à mesure que celui-là se prolonge.

Silence tendu entre deux âmes, rigide, métallique, qu’on veut et ne veut pas briser, gardé à une extrémité par la peur des mots qu’on va dire ; à l’autre par celle des mots qu’on fera dire. Un silence est au commencement d’un amour, un silence est à sa fin : l’un et l’autre sont suivis de paroles définitives.

Chez Grand-Louis, le silence n’était ni une tactique, ni une arme, ni un refuge, ni une défense. Il était un moyen d’expression. Ne pouvant se faire comprendre par les mots, il les rejetait comme inutiles, il n’en gardait que la pauvre substance, il s’appliquait à tenir en dedans le troupeau de ses pensées, au lieu de le laisser franchir en désordre la barrière de ses lèvres.

Un jour, Ève l’aperçut près d’une fontaine, non loin d’une petite chapelle où elle entrait parfois au cours de ses promenades pour respirer l’atmosphère de paix ancienne et de foi naïve que des générations de marins venus là en pèlerinage solitaire y avaient créée. Elle ne l’avait pas vu tout d’abord. Il était assis sur la margelle, sa vareuse décolorée par le temps se confondant avec le granit bleuté de la fontaine auquel s’appuyaient ses grandes épaules. Il tenait une longue gaule entre ses mains pendantes et croisées, mais il ne faisait pas un mouvement… …Quels rêves légers avait-il menés devant lui, du bout de cette gaule, en effleurant les ajoncs et les bruyères de la route ?

Ève lui trouva, curieusement, l’air d’un saint de pierre. La fontaine en ogive met­tait un capuchon d’ombre sur son visage, qu’il tenait droit, mais dont les paupières étaient abaissées.

Lorsqu’il réalisa sa présence, une onde légère, lente, presque invisible s’étendit peu à peu sous les traits qu’on aurait pu croire un relief du granit, et dont la palpitation tenait du miracle. Son regard monta jus­qu’au bord des yeux, si frais et si profond, qu’elle fut tentée de faire un vœu, comme les pélerins qui se penchaient sur l’eau de cette fontaine.

Elle lui prit la baguette des mains, et assise sur l’herbe à ses pieds, elle se mit à tracer des arabesques.

Le saint de pierre était, bien sûr, sorti de sa chapelle pour venir boire à la source et humer l’air, dans la lande déserte. Alors, elle posa la main sur la main du saint. La grande main n’eut pas un tressaillement. Elle n’eut pas de recul non plus. C’était une main de pierre, polie et rugueuse en même temps, chauffée du soleil, une main qui garde des années le bouquet de fleurs qu’on y dépose en offrande. Elle servait d’assise à la main vivante dont elle sentait la chair douce sur ses veines gonflées. C’était une main de saint, elle ne fit pas un geste pour emprisonner l’autre. La caresse ne palpita qu’au bout des doigts, elle ne se prolongea pas en ramifications obscures dont on n’est plus maître.

Seulement, comme tous les saints, du moins ceux des petites chapelles tendres au marin, qui abaissent leurs yeux sur le gars qui est là, tout seul, à leurs pieds, et qui, sauvé du naufrage, est venu de si loin et si vite, encore tout trempé d’embruns, pour dire merci, celui-ci qui soutenait sur sa main rigide la main ployante, laissa tomber son regard sur le visage d’Ève, la rescapée.

D’un commun accord, ils entrèrent dans la chapelle. Il n’y eut qu’à soulever le loquet de la porte qui s’ouvrit lentement avec une plainte sourde. Le gravier qui parsemait les dalles cria sous leur pas. Des étoiles étaient peintes dans la voûte bleue, et cela faisait un ciel de bergerie qu’on pouvait toucher de la main. On voyait l’eau mouvante à travers la petite fenêtre. L’air sentait la bougie consumée, le bois poli, les fleurs séchées, et surtout la brise marine.

Le saint de pierre s’était assis aux côtés d’Ève, dans un banc. Elle regardait les autres saints, un peu narquoise en les com­parant au sien, ceux taillés dans le bois par les marins du pays, hirsutes comme eux, avec de la hardiesse dans leurs yeux noirs et ronds, et aux pommettes, un vermillon qui représentait le hâle de la mer.

Le soir arrivait, et c’était le soir qu’il se rapprochait d’elle. Le jour, elle regardait vers lui. Il s’enveloppait de sa douceur distante. Des deux, il avait l’air le plus méditatif. La nature prenait dans ses pré­occupations la place d’un métier chez les autres, peut-être d’un art. Il ne fallait pas le distraire au moment où il étudiait la marche d’un nuage ou la direction d’un coup de vent. Un matin de beauté ensoleillée sur la baie faisait trembler ses lèvres. Il était poète à sa façon. Ève reconnaissait les symptômes.

Du haut du promontoire, il suivait la manœuvre d’un bateau de pêche surpris par le mauvais temps, avec une passion qui le prenait tout entier, et abolissait le monde autour de lui. Il serrait les lèvres, les veines de son cou se gonflaient, ses yeux plongeaient dans les écumes, exprimant la volonté de la lutte et de la victoire, ses bras raidissaient leurs muscles, comme ceux du matelot à la barre. Ève assistait sans rien dire au drame qui se jouait en lui.

Le soir, on l’eût pris pour un homme normal, qui rentre au logis las de la journée, cherchant un refuge. Elle ne pouvait croire que ces yeux si proches des siens fussent ceux qui erraient tout à l’heure sur les choses, parfois sauvagement.

Ah ! qu’ils étaient maintenant suspendus à son regard, avec une certaine ardeur angoissée à le retenir. Ils parlaient le langage équilibré qui était refusé aux lèvres. Ils disaient le long effort de la journée, la journée de l’homme d’action qui en raconte les incidents à son foyer. Et c’était d’un regard égal qu’elle rencontrait le sien, sans attendrissement, sans perplexité. Il n’était plus l’homme surnaturel. Ils devenaient égaux. Des yeux, elle conversait, discutait avec lui, se livrait parfois au jeu des taquineries amicales.

Il fallait rompre le silence avec précaution, en faire le tour pour trouver la brèche par où pénétrer dans le beau jardin lisse.

Elle chuchotait : « Grand-Louis »…

La réponse était toujours prête : « Ève »… Et la voix restait suspendue sur ce nom, légèrement questionneuse, chargée d’attente.

Cela suffisait. À ce moment, elle le situait dans le passé. Les modulations de sa voix, cette note qui se prolongeait sans se briser, qui s’achevait dans ce souffle, et dans ce soupir, dans ce silence, dans cette tendresse et cette méditation, ne pouvaient appartenir à une brute. Grand-Louis avait déjà dû, par des soirs de demi-obscurité pareils à ceux qu’il recherchait aujourd’hui, et où il se révélait le mieux, prononcer de cette façon un nom de femme.