Grand-Louis l’innocent/26

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 148-156).

XXVI


Il eut un ami.

C’était l’abbé Alain, le vicaire.

Dans le pays, on avait de l’indulgence pour l’abbé. Quand on le voyait passer, sa barrette à la main, hâtant le pas, sa soutane toujours un peu crottée battant ses fortes jambes, chacun disait d’une voix placide : « Voilà l’abbé Alain qui va à la côte. » Sur le passage des précédents vicaires, le ton variait, suivant qu’on allât à la messe ou non. Et quand il s’agissait du curé, ces gens de mer, de langue alerte, trouvaient tou­jours à redire. Il parlait trop ou pas assez. Il était trop fier ou trop familier. On lui faisait un crime d’entrer dans la boulangerie choisir son pain lui-même. Le curé actuel soulevait le couvercle des paniers des fer­mières, au marché, et quand il n’achetait pas, bien qu’elles n’osassent rien dire, elles déclaraient derrière son dos qu’il ne se gênait point.

On prêtait moins d’attention aux vicaires, qui se ressemblaient tant par le rose de leurs joues, le blanc du liseré de leur col, et cette façon de porter un peu en arrière leur chapeau ecclésiastique, qu’on s’apercevait à peine que « le petit jeune » de l’an dernier avait été remplacé par un autre.

Lorsque le curé apparaissait et que les enfants l’avaient signalé, les femmes se penchaient entre les pots de géranium des croisées. On baissait la voix : « Tiens, le Curé qui passe »… Et on faisait des suppositions sur le but de sa visite.

Dans le cas de l’abbé Alain, on disait d’une voix naturelle : « Allons, voilà l’abbé Alain ! » Il devait même entendre prononcer son nom. La repasseuse qui amidonnait les coiffes, assise sur une chaise, dans l’embrasure de sa porte, et qui ne manquait pas un passant, et était libre de langage avec tout le monde, lui criait en le voyant courir à la côte : « Dépêchez-vous, Monsieur Alain, vous serez en retard pour la messe ! » Car sa précipitation le faisait reconnaître aussi bien que sa soutane. Comme ils avaient tous quelque chose à voir avec la mer, ils lui donnaient au vol une indication sur la marée, le vent, et après un coup de mauvais temps, sur la position de son bateau à lui, l’abbé.

Il y avait de l’affection dans la manière dont les femmes le suivaient du regard, tandis que les hommes en parlaient avec une camaraderie mêlée de fierté. C’était la première fois qu’on voyait parmi eux un curé qui se moquait pas mal de l’appa­rence de sa soutane. Les jours où l’heure de la messe coïncidait avec la marée, les vieux disaient en clignant de l’œil que l’abbé allait avaler la moitié des pater pour ne point manquer celle-ci.

Il semblait plus marin que prêtre. Il avait un bateau qu’il avait baptisé « Le Rescapé. » Pendant des années il avait pourri dans la vase du golfe, venu on ne sait d’où. Les enfants jouaient autour, et personne n’avait eu l’idée de le mettre en état de reprendre la mer. Un beau jour on vit l’abbé, un vieux macfarlane verdâtre enfilé par-dessus sa soutane, qui était couché tout de son long près du bateau de plaisance et qui en examinait les blessures.

Cet hiver-là, il vint chaque jour à la côte, muni d’un marteau, de clous, d’étoupe, de coaltar, et on n’entendait que lui dans le silence de la petite baie. Le douanier de service, le paludier qui gardait sa vache sur les digues, en attendant le sel de l’été suivant, donnaient un conseil par ci, un encourage­ment par là. Et comme l’hiver était plu­vieux, et l’abbé bien des fois trempé malgré le macfarlane, ils disaient : « Le pauvre diable en a son content ! » Mais il y avait dans leur voix plus d’amusement que de commi­sération. C’était un solide gaillard, et chacun d’eux savait par expérience que la pluie de la mer ne tue pas son homme. Ils avaient comme lui reçu bien des averses et éprouvé une sorte de joie mêlée de défi à les sentir ruisseler entre leurs épaules sans que la besogne en fût interrompue. Quelques-uns, bien sûr, n’étaient pas fâchés que la pluie traversât une soutane aussi bien qu’une veste de toile.

Ce fut dans cette crique, au pied du promontoire de la lande, que se noua l’amitié de l’abbé Alain, vicaire de première classe, et de Grand-Louis l’Innocent.

Aux premiers coups de marteau, un matin qu’Ève et lui retenus à la maison par la pluie se penchaient avec ferveur sur le syllabaire, ils n’avaient pas eu besoin de se consulter pour galoper jusqu’au bout du promontoire, et aller voir ce qui menaçait la paix de leur domaine.

L’envahisseur était l’abbé Alain, nu-tête, couvert de vase, et qui regrettait à ce moment-là de n’être point un simple matelot pour pouvoir soulager son humeur par quel­que vif parler. Il n’était pas arrivé assez tôt pour que le flot l’aidât à remettre le bateau sur sa quille, et il s’acharnait à vouloir le soulever d’un coup d’épaule.

Grand-Louis dégringola les rochers. Il ne donna pas de conseil, lui. Il s’arcbouta sans rien dire aux côtés de l’abbé, et quand ils furent prêts, les deux hommes poussèrent ensemble le ahan des travailleurs, la barque se redressa, l’abbé pouvait maintenant recommencer ses coups de marteau sans perdre de temps.

Chose curieuse, il n’avait plus l’air pressé. Ève, du haut de la lande, observa les deux hommes assis côte à côte sur le bord du bateau, présentant deux grands dos sem­blables, puissants et courbés. Elle ne savait point ce qu’ils se disaient, leurs faces étant tournées vers la mer, mais elle dut reprendre seule le chemin de la maison.

Quand le Grand-Louis revint un peu plus tard chercher ses outils, elle remarqua l’ex­pression nouvelle de ses traits, cet air d’indépendance et de force renouvelées que revêt le visage d’un homme qui vient de quitter un autre homme, après avoir échangé avec lui des idées qui ne sont point du domaine des femmes.

Au printemps, « Le Rescapé » fut prêt. Pour son premier voyage, ses deux capitaines firent le tour de l’Île-aux-Moines. Dès lors, l’abbé s’en fut au golfe chaque jour. On le voyait au loin, silhouette noire et agile, occupé à la manœuvre de la voile. Les jours où il y avait plusieurs cérémonies à l’église, peut-être un enterrement et un baptême à la fois, les gens qui en étaient avertis par les différentes sonneries des cloches s’écriaient : « Pauvre Monsieur Alain, comme il doit se faire du mauvais sang ! »

Grand-Louis ne l’accompagnait qu’aux jours de danse, comme disait l’abbé. Étant un homme sérieux, il avait compris qu’un bateau de plaisance n’était point fait pour lui, surtout qu’Ève n’y avait pas de place, qu’il fallait continuer la pêche dans les chenaux déserts, en croisant parfois l’autre obstiné, celui qui chevrotait perpétuellement. La récompense, quand il faisait un temps de demoiselle, était la compagnie d’Ève.

L’été, pendant les vacances, l’abbé traînait après lui une bande de gamins, élèves de la laïque ou de l’école des Frères. Il n’y avait plus de distinction de partis. Pour le village, ils étaient « les mousses à Monsieur Alain. » Le claquement de leurs sabots les annonçait de loin. Il leur fallait « haler » dur pour se tenir sur les talons du prêtre qui dégringolait le sentier éboulé avec une sorte d’énergie furieuse. Les plus petits, tout en courant, s’étouffaient avec leurs tartines de saindoux. L’abbé ne ralentissait le pas qu’en recon­naissant de loin la coiffe des bonnes sœurs qui venaient quelquefois prendre l’air sur la butte, entre midi et une heure. Alors il prenait son bréviaire d’une main, sa barrette de l’autre, le diable seul sait de quelle poche il les avait sortis. On voyait aller et venir ses lèvres qui mettaient les bouchées dou­bles. Puis au moment opportun, il levait les yeux au ciel, l’air de découvrir les cornettes, et s’inclinait devant elles avec une courbe onctueuse. Quand il les avait passées, — il savait bien que les cornettes ne se retournent jamais, — il tirait l’oreille d’un traînard dont les sabots étaient maintenant en ligne avec ses souliers à clous, l’appelait lambin d’un air de ressentiment, et descendait quatre à quatre les dernières rampes.

Il empruntait un canot pour se rendre à son bord. Il n’y en avait que deux ou trois de disponibles, appartenant à de vieux retraités de la marine, qui étaient générale­ment derrière quelque brousse à surveiller leur bien. Il arrivait que les mousses de Monsieur Alain, à lutter de vigueur, fissent craquer une rame en deux comme une allumette, dans les tolets. En apprenant le dommage que le prêtre promettait de réparer aussitôt que le mauvais temps serait venu, et le retiendrait à son établi du presbytère, du moins il le croyait, ils ne grognaient pas trop. Il avait de la force à revendre, Monsieur Alain, et peut-être son service à l’église l’avait-il mis en retard ce jour-là, le pauvre !

Au retour, il rencontrait dans les sentiers le Grand-Louis qui rentrait aussi, portant son coffre à poisson en équilibre sur sa tête et qui se tournait de trois-quarts avec pré­caution, tout d’une pièce, se défiant de la bourrade que l’abbé ne manquerait pas de lui envoyer. Il fallait plier les jarrets, descendre le coffre, soupeser, palper, flairer la pêche.

Ils continuaient à se consulter pour les choses de la mer et il n’était point de jour où l’abbé ne traversât leur lande, et quand la marée ne permettait pas d’embarquer, ils s’assoyaient tous deux sur le banc de pierre, et leur conférence coupée par les coups de vents et les bouffées de leurs pipes valait mieux pour le Grand-Louis que les rêveries oisives.

Ève, de la fenêtre, approuvait.

Comme ils s’entendaient bien ces deux-là, celui qui avait appris le latin et celui qui n’avait pas lu les livres ! À les voir rire, elle constatait avec étonnement qu’ils devaient se livrer à quelque plaisanterie enfantine. Grand-Louis sortait de sa réserve.

Hélas, le pauvre abbé savait que la catastrophe le guettait, qu’un jour ou l’autre le facteur le hélerait, et qu’au lieu de lui lancer le Bulletin paroissial qu’il enfouirait dans sa vaste poche à côté de son bréviaire, ce serait une lettre imposante au seau de l’évêché qu’il lui tendrait en silence, dans laquelle il apprendrait sa nomination à une cure perdue dans les terres, puisqu’il paraît qu’il était vicaire de première classe, que c’était son tour, et qu’il n’aurait qu’à s’in­cliner. Il viendrait une dernière fois au haut du promontoire dire adieu à son bateau au mouillage, qui aurait l’air de s’enfoncer dans les eaux, et il voyait déjà sur le plat-bord une main portant l’anneau épiscopal.