Grand-Louis l’innocent/27

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 157-163).

XXVII


Elle se rappelait l’habitude du Grand-Louis, les premiers temps, de s’arrêter à la barrière de la petite gare, au moment où la locomotive sifflait d’une voix enrouée dans la brume, attendant pour démarrer sur les rails rongés de saumure que ses voyageurs épars eussent fini d’accourir, du fond des landes.

Il avait même fait quelques tentatives pour s’embarquer, et il s’était toujours trouvé quelqu’un pour le tirer en arrière, et lui crier aux oreilles, comme s’il était sourd, qu’il ne pouvait voyager sans billet. D’un grand geste du bras, on lui montrait la direction du Landier en répétant « À la maison ! à la maison ! Grand-Louis. » C’est ainsi qu’on remettait dans la voie les chiens errants.

À présent qu’il tâchait de se conduire comme tout le monde, il ne faisait plus de ces fugues, mais on le voyait encore souvent appuyé à la barrière à l’heure du départ, attentif au réveil subit de la petite gare qui retomberait ensuite dans sa somnolence pour la journée, et quand le train était parti, par son chemin fleuri de camomille, il le suivait des yeux, longuement, le corps penché en avant, et retournait sur ses pas la tête basse.

De quels pays avait-il la nostalgie ?

Quel mal le rongeait qui le faisait aller devant lui à grandes enjambées le long de la côte, et parfois oublier de revenir pour le soir, quel regret était au fond de ses yeux perdus dans les lointains et qui se posaient si rarement sur les choses proches ?

Il était si surexcité quand il revenait de ses croisières avec l’abbé Alain ! Il entraînait Ève sur le promontoire, lui montrait dans le golfe les îles jusqu’où ils étaient allés.

L’idée vint à celle qui avait pris entre ses mains son salut qu’il fallait le faire voyager. Le docteur et l’abbé étaient du même avis. Un jour elle consulta des horaires, déplia une carte, traça du doigt un itinéraire qu’elle expliqua à Grand-Louis, et qu’il approuvait de hochements de tête et de grands rires. Il avait compris qu’on prendrait le train le lendemain, qu’on sortirait de Port-Navalo, et il s’appliquait à répéter après elle le nom de Penmarch.

Quatre heures du matin… Ils se rendirent en trébuchant à la gare, se soutenant l’un l’autre. Les billets étaient distribués à la lueur d’une bougie. Une seule lanterne éclairait la voie. Des femmes attendaient, immobiles dans leurs robes noires. Elles ne parlaient pas à tue-tête comme dans le plein air des landes. Leurs voix étaient réduites à des chuchotements.

Dans le wagon, tout était noir. Grand-Louis s’assit en face d’Ève. Le train démarra avec un huhulement triste. On sentait l’odeur vive de la mer qui réveillait peu à peu le paysage. Une buée claire commença à marquer les carreaux.

Grand-Louis ne disait rien, mais de temps en temps le contact brusque et tremblant des grands genoux révélait à Ève qu’il était ému.

À Vannes, il faisait jour. L’aventure commençait. Il y avait un changement de train, de l’agitation, du monde. Il ne fallait pas le brusquer. Elle plaça fermement la main sur son bras. Quelques minutes plus tard, ils étaient installés dans un compartiment, en route pour Penmarch. Ils se regardèrent comme s’ils venaient de traverser une grande épreuve.

On les regardait aussi, furtivement. Ève s’en rendait compte. C’était d’abord sur lui que s’arrêtaient les regards. On ne s’expli­quait pas ce qu’il avait d’étrange. Il était ce jour-là vêtu comme tout le monde, bien qu’il eût refusé avec obstination de prendre un chapeau. Mais l’immobilité des traits, la fixité des yeux, la tension du corps rendu plus rigide par l’agitation intérieure, éton­naient.

Elle n’en avait point de gêne. Elle sortait, elle aussi, triomphante de l’épreuve. Elle se rendait compte maintenant qu’il n’était pas, qu’il ne serait sans doute jamais, l’hom­me normal. Mais elle était de part dans son infirmité. Il lui semblait guider les pas d’un aveugle.

À mesure qu’on approchait de Penmarch, le pays devenait plus clair, les villages et les hommes se faisaient plus rares. Il ne restait plus, aux environs des hameaux, qu’une frange d’arbres pélerins, penchés dans le même sens, qui s’en retournaient vers les terres après avoir rendu hommage à la mer éternelle.

Le visage du Grand-Louis se détendait. On ne le regardait plus. Il humait le large à la portière. Il se sentait dans son élé­ment parmi ces Finistériens aux grands traits sévères. Ceux qui montaient dans le wagon disaient en manière de salutation : « Beau temps aujourd’hui ! » comme tous les gens de mer qui voient dans une belle journée un don spécial, et Grand-Louis était si habitué à cette exclamation que lui jetaient ses amis de la lande qu’il la retournait d’un ton chaleureux.

Arrivés à Penmarch, ils se hâtèrent de prendre le sentier de la côte, après que Grand-Louis eut fait envoler d’un seul coup d’œil la nuée de gamins qui se dispu­taient pour les mener aux pierres trem­blantes. Ève riait de voir reculer les jeunes pirates.

Grand-Louis exultait maintenant, débarrassé de la contrainte où il avait été depuis le matin, à cause de ces faces curieuses.

Ils s’assirent sur les rochers que la mer avait creusés en dessous et soulevés et qui paraissaient plus hauts que le reste du monde. À l’horizon, on voyait la courbe dorée de la baie d’Audierne, fermée de deux pointes granitiques entre lesquelles la mer suspen­dait ses filets bleus où reluisaient les écailles du soleil.

De loin en loin apparaissaient des sil­houettes de jeunes filles, les dentellières, qui règnent, frêles princesses aux frêles doigts, aux frêles besognes, dans le domaine du granit et des écumes. On les voit rarement par groupes. Chacune est satisfaite d’être seule avec la mer. Chacune choisit son trône de rochers, et dans sa pose hiératique, avec son visage régulier sous les multiples arcades de la coiffe, s’harmonise sans qu’elle s’en doute au royal paysage. La barrière de ses songes la sépare du monde réel.

Ève aussi était une solitaire d’âme. L’amour même ne pouvait empiéter. Mais elle avait besoin, comme les autres, d’apercevoir une silhouette dans la solitude.

Jeunes filles de Penmarch, clair symbole du sombre pays, dentelle sur granit, batte­ment d’aile au haut des rochers, regard bleu qui tombe comme une eau pure de la falaise, Lemordant a dû les voir ainsi de sa cabane maintenant abandonnée, avec son unique volet rabattu. On s’en approche, on appuie l’oreille à la porte fermée, le souffle de l’Océan en fait le tour, on dirait qu’un cœur vivant bat à l’intérieur qu’on ne peut ima­giner tout ténèbres.

Ève s’allongea sur le sol tiède. Au-dessus d’elle, il n’y eut plus que l’espace où la lumière bleue ondoyait comme un champ de lin en fleur, borné par des rocs géants qui dressés d’un jet sur leur base étroite ressem­blent à des bergers dans leur houppelande. Ceux-ci défendaient la terre.

On n’avait point d’autre désir que de se confondre avec elle, d’entendre frémir autour de soi la grande voile invisible de l’air secouée par le vent. L’énorme panorama se réduisait à ces deux éléments : la mer, la terre, car le ciel n’était que la gaze légère qui en atténuait le saisissant relief.

Grand-Louis et elle étaient deux pélerins en marche, sur une terre de solitude et de grandeur. Elle avait le sentiment qu’ils n’atteindraient pas le but en ce monde.

Comme au temps des vacances chez le grand-père et des processions à travers les landes où les cordons noirs de la foule flot­taient après les bannières fleuries, où à la fin du cortège il y avait souvent une femme conduisant par la main quelque simple d’esprit, elle croyait entendre se disperser dans l’espace la grande litanie : « Sainte-Marie de-la-Mer, protégez-nous ! »

Elle posa sa tête sur le genou du saint de pierre, et au bourdonnement des insectes affaibli de chaleur, elle s’endormit. Pour combien de temps ? Quelques moments, une éternité ? Quand elle ouvrit les yeux, rien n’avait changé : les nuages, nonchalam­ment, traversaient le ciel que soutenaient les arches robustes des rochers, et l’homme éternel, penché au-dessus d’elle, attentif à lui protéger le visage de ses grandes mains dressées contre le soleil, la regardait.