Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes/Introduction

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DE L’INSTRUMENTATION.
INTRODUCTION.

À aucune époque de l’histoire de la musique on n’a parlé autant qu’on le fait aujourd’hui de l’Instrumentation. La raison en est, sans doute, dans le développement tout moderne de cette branche de l’art, et peut être aussi dans la multitude de critiques, d’opinions, de doctrines diverses, de jugements, de raisonnements et de déraisonnements parlés ou écrits, dont les plus minces productions des moindres compositeurs sont le prétexte.

On semble attacher à présent beaucoup de prix à cet art d’instrumenter qu’on ignorait au commencement du siècle dernier, et dont il y a 60 ans, beaucoup de gens qui passaient pour de vrais amis de la musique, voulurent empêcher l’essor. On s’efforce, à cette heure, de mettre obstacle au progrès musical sur d’autres points. Il en fut toujours ainsi, il n’y a donc rien qui doive surprendre. On n’a d’abord voulu voir de musique que dans les tissus d’harmonies consonnantes ; entremêlées de quelques dissonnances par suspensions et quand Monteverde tenta de leur adjoindre l’accord de Septième sur la dominante sans préparation le blame et les invectives de toute espèce ne lui manquèrent pas. Mais cette Septième une fois admise, malgré tout, avec les dissonnances par suspension, on en vint parmi ceux qui s’appelaient savants à mépriser toute composition dont l’harmonie eut été simple, douce, claire, sonore, naturelle ; il fallait absolument, pour plaire à ceux là, qu’elle fut criblée d’accords de seconde majeure ou mineure, de septième, de neuvième, de quinte et quarte, employés sans raison ni intention quelconque, à moins qu’on ne suppose à ce style harmonique celles d’être aussi souvent que possible désagréables à l’oreille. Ces musiciens avaient pris du goût pour les accords dissonants, comme certains animaux en ont pour le sel, pour les plantes piquantes, les arbustes épineux. C’était l’exagération de la réaction.

La mélodie n’existait pas au milieu de toutes ces belles combinaisons ; quand elle apparut, on cria à l’abaissement, à la ruine de l’art, à l’oubli des règles consacrées, etc, etc. ; tout était perdu évidemment. La mélodie s’installa cependant ; la réaction mélodique, à son tour, ne se fit pas attendre. Il y eut des mélodistes fanatiques, à qui tout morceau de musique à plus de trois parties était insupportable. Quelques uns voulaient que, dans le plus grand nombre de cas, le chant fut accompagné d’une basse seulement, en laissant à l’auditeur le plaisir de deviner les notes complémentaires des accords. D’autres allèrent plus loin, ils ne voulurent pas du tout d’accompagnement, prétendant que l’harmonie était une invention barbare.

Le tour des modulations arriva. À l’époque où l’usage était de ne moduler que dans les tons relatifs, le premier qui s’avisa de passer dans une tonalité étrangère fut conspué ; il devait s’y attendre. Quel que fut l’effet de cette nouvelle modulation, les maîtres la blâmèrent sévèrement. Le novateur avait beau dire : « Écoutez-la bien, voyez comme elle est doucement amenée, bien motivée, adroitement liée à ce qui suit et précède ; comme elle résonne délicieusement ! — IL NE S’AGIT PAS DE CELA, lui répondait-on, cette modulation est prohibée, donc il ne faut pas la faire ! » mais comme au contraire il ne s’agit que de cela, en tout et partout, les modulations non relatives ne tardèrent pas à paraître dans la grande musique, et à y donner lieu à des impressions aussi heureuses qu’inattendues. Presque aussitôt naquit un nouveau genre de pédantisme ; on vit des gens qui se croyaient deshonorés de moduler à la dominante, et qui folâtraient agréablement, dans le moindre Rondo, du ton d’Ut naturel à celui de Fa dièze majeur.

Le temps a remis peu à peu chaque chose à sa place.

On a distingué l’abus de l’usage, la vanité réactionnaire de la sottise et de l’entêtement, et on est assez généralement disposé à accorder aujourd’hui, en ce qui concerne l’harmonie, la mélodie et les modulations, que ce qui produit un bon effet est bon, que ce qui en produit un mauvais est mauvais, et que l’autorité de cent vieillards, eussent-ils cent vingt ans chacun, ne nous ferait pas trouver laid ce qui est beau, ni beau ce qui est laid.

Quant à l’instrumentation, à l’expression et au rhythme, c’est une autre affaire. Leur tour d’être aperçus, repoussés, admis, enchaînés, délivrés et exagérés, n’étant venu que beaucoup plus tard, ils ne peuvent donc encore avoir atteint le point ou parvinrent avant eux les autres branches de l’art. Disons seulement que l’instrumentation marche la première ; elle en est à l’exagération.

Il faut beaucoup de temps pour découvrir les méditerrannées musicales, et plus encore pour apprendre à y naviguer.