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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/— 2e PÉRIODE. Les municipes depuis l’invasion jusqu’au XIIe siècle.

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 3p. 741-742).

— 2e période. Les municipes depuis l’invasion jusqu’au XIIesiècle. L empire s’écroule. Les Suèves et les Vandales ont envahi l’Espagne. Les Visigoths s’établissent dans l’Aquitaine et sur les deux versants des Pyrénées. Les Burgondes jettent leur dévolu sur les contrées voisines des Alpes. L’Armorique chasse les garnisons romaines et proclame son indépendance. Hostile à toutes les autres, la confédération des francs s’avance graduellement du nord au midi et n’impose point de limites à ses conquêtes. L’Italie enfin accepte sans trop de répugnance la domination d’un chef hérule, puis d’un chef ostrogoth, en attendant le joug plus dur des Lombards. L’état politique des sociétés ainsi bouleversé, que vont devenir les municipes ?

L’obscurité des temps et l’incohérence des témoignages historiques ont laissé place à de nombreuses hypothèses. Pour juger du plus ou moins de persistance du régime municipal après l’invasion, il faut, ce nous semble, apprécier d’abord les éléments divers qui, en s’agrégeant, doivent à la longue créer une société nouvelle, puis tenir compte des temps et des lieux, faire à la puissance des traditions sa part légitime, enfin ne pas confondre de vaines formules devenues lettre morte avec la vie réelle des cités : on verra clairement alors le pouvoir municipal se concentrer peu à peu dans les mains du clergé, suivre le sort et partager les vicissitudes de cette puissance nouvelle, résister où elle résiste, succomber où elle succombe, s’effacer enfin tout à fait, ici sous la tyrannie d’un comte d’origine barbare, là sous la domination d’un évêque féodal, jusqu’à ce que, par un effort héroïque et presque simultané, en Italie, en France et dans les Flandres, la cité brise ses étreintes et recouvre son ancien éclat. Telle est, du Ve au Vesiècle, l’histoire des municipes dans l’Occident.

Le monde romain était assez homogène : Rome avait tout nivelé sous son empire. Mais les envahisseurs se ressemblaient peu, et de leurs divers degrés de culture individuelle et morale devaient naître tout d’abord des législations plus ou moins favorables aux municipes.

Grâce à un long contact avec l’empire qui achetait leurs services militaires, les Goths s’étaient imprégnés des mœurs et de la civilisation romaine. Aussi traitaient-ils de barbares les Burgondes qui, à leur tour, qualifiaient de même les membres de la farouche confédération franque. Les rois visigoths sont aussi romains que les Romains eux-mêmes. Alaric avait même rêvé la restauration de l’empire. Moins ambitieux, ses successeurs se contentent de se tailler des royaumes au centre des plus belles provinces, la Narbonnaise et l’Aquitanique, et les gouvernent si sagement que, malgré la perte d’une moitié de leurs terres, les habitants ne paraissent pas regretter la domination romaine. Les cités sont florissantes. Tour à tour capitales et résidences royales, Toulouse et Bordeaux atteignent au plus haut degré de splendeur. On peut en croire sur ce point Sidoine Apollinaire, ce Romain d’esprit et de cœur qui, tout meurtri encore de la chute de sa patrie, nous fait un éloge pompeux de la cour du roi Euric. Administrateurs autant que guerriers, les rois visigoths jettent les fondements d’une monarchie de courte durée, mais dont les débris leur survivront, et c’est au droit romain qu’ils empruntent la meilleure part de leur législation. Ce sont des jurisconsultes gallo-romains qui la rédigent ; ce sont les anciens habitants du pays, clercs et laïques, qui s’assemblent pour en délibérer. Il est dès lors certain que les vieilles institutions seront respectées.

Le code visigoth, édicté par le roi Euric en 480, règle tout ce qui concerne le droit civil et criminel, les formes de la procédure et jusqu’à la police rurale, et reste muet sur l’organisation des cités. Mais le code d’Alaric (506), connu sous le nom de Breviarium Aniani, et qui n’est qu’un abrégé du code Théodosien, contient à ce sujet des dispositions expresses. La curie est maintenue dans son intégrité ; les bases en sont même élargies. Les suffrages du peuple, qui auparavant n’étaient requis que pour l’élection du défenseur de la cité, concourent désormais à la nomination de quelques autres officiers municipaux. Les magistrats élus conservent toutes leurs attributions. Leur juridiction est même agrandie ; elle s’étend désormais à toutes les causes civiles et criminelles et s’exerce, soit par la curie elle-même, soit par des jurés choisis dans son sein. Le comte, représentant du roi, ne se réserve que les intérêts généraux et l’exécution des jugements criminels. Dans ce nouveau partage de la puissance publique, c’est la municipalité qui, en somme, obtient la meilleure part.

En Italie, le sage Théodoric ne cesse de rappeler ses agents au respect des lois et de la justice : « Que les peuples, écrit-il à ses préfets, reconnaissent en vous les mandataires d’un prince qui est tout Romain. Après de longs malheurs, ce qu’il leur faut avant tout, ce sont des magistrats intègres. Traitez-les si généreusement qu’ils en viennent à se féliciter d’avoir été vaincus. » Les actes de ce grand prince répondaient à ses paroles. Sa protection, aussi active qu’éclairée, s’étendit jusqu’aux cités de la Narbonnaise, qui ne firent que passer sous son empire, et de ses lois nombreuses aucune n’altère le régime municipal.

Chez les Burgondes, plus étrangers à l’empire, l’influence des idées germaniques combinées avec le droit romain produisit, en l’an 502, la loi de Gondebaud, dite loi Gombette, qui ne fut abolie que trois siècles après par Louis le Débonnaire. Point caractéristique : la compensation pour meurtre y est admise (chez les Goths, le meurtre était puni de la peine capitale), mais la vie du Romain y est tarifée au même prix que celle du Burgonde. Les terres y sont partagées par égales parts entre les vainqueurs et les vaincus, mais avec réserve au profit de ces derniers d’un droit de préemption sur le lot dont ils sont dépossédés. Au reste, sauf l’importation de quelques offices d’outre-Rhin, l’administration générale reste toute romaine, et les rois eux-mêmes s’honorent du titre de patrice. Enfin la loi Gombette ne déroge pas au régime municipal. La curie fonctionne comme auparavant, et ce n’est pas sans raison que la cité de Lyon fait remonter jusqu’au delà de l’invasion la jouissance non interrompue, du moins en principe, de ses franchises et de ses libertés.

Ainsi, jusqu’au commencement du VIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’établissement définitif des Francs dans les Gaules, le municipe, maintenu dans certaines contrées, régénéré dans d’autres, n’a rien perdu à la dissolution de l’empire. Il semble même, au contraire, qu’en voyant s’évanouir sans retour ses grandes institutions politiques, la société romaine ait ressenti d’instinct la nécessité de concentrer dans les institutions civiles ce qui lui restait de force morale et d’énergie. L’impôt dû au fisc étant levé par le comte seul, et le décurionat cessant ainsi d’être une charge ruineuse, les honneurs curiaux sont plus recherchés. Jamais on ne vit tant prodigués les noms de sénat, sénateurs, familles sénatoriales, etc. La curie, élargie par l’extension du suffrage, admet dans son sein les chefs des corps de métiers et de marchands, qui la fortifient de tout leur ascendant sur les classes laborieuses. Ce n’est plus l’oligarchie romaine, c’est une démocratie informe sans doute, parce qu’elle est dépourvue de lumières, mais qui, en se perpétuant, conservera pour des temps meilleurs le dépôt des traditions. Il s’opère enfin dans les esprits, à la chute de l’empire, le même mouvement qu’à sa création. Refoulée dans l’enceinte des cités, la vie locale y gagne en éclat tout ce qu’a perdu la vie générale. Et comme nous aurons encore plus d’une fois l’occasion de le remarquer, la perte des libertés politiques n’entraîne pas toujours celle des libertés civiles. C’est dans celles-ci, au contraire, qu’on se retranche en attendant le moment de ressaisir les autres, qui n’en sont après tout que la garantie toujours imparfaite et souvent illusoire.

Mais voici venir d’autres guerres que précède l’épouvante et qu’accompagnent le pillage, le massacre et la dévastation. Soit qu’ils se trouvassent jusqu’alors satisfaits des avantages que leur procuraient leurs traités d’alliance avec Rome, ou trop faibles en nombre pour tenter de vastes entreprises, les Francs n’arrivèrent que les derniers au partage de l’empire. Le dernier Romain, Syagrius, perd sa dernière bataille contre Clovis. Audacieux, rusé, sans scrupules, heureux enfin, le chef franc étend ses conquêtes jusqu’à la Loire, où il ne s’arrête un instant que pour en méditer de plus belles : temps d’arrêt mémorable dans l’histoire. La lutte entre Clovis et Alaric, c’est la lutte entre la barbarie et la civilisation. Les pasteurs des peuples, qui ont été assez puissants pour convertir à leur foi le chef sauvage, vont prendre ici une grave responsabilité. Mais les Francs sont encore païens pour la plupart, et les Goths professent la doctrine d’Arius. Or, entre païens et schismatiques, l’Église n’hésite pas. Les évêques ouvrent les portes à l’ennemi, et, en l’an 506, la bataille de Vouglé décide du sort des peuples en les vouant à une longue et intolérable oppression.

L’histoire des rois francs de la première race n’est pour les peuples qu’un tableau de désolation, et pour les rois eux-mêmes qu’une série de guerres, de surprises, de parjures et d’assassinats de famille, dont leur illustre chef, le glorieux fils aîné de l’Église, avait donné l’exemple. Mais cette histoire n’appartient pas à notre sujet. Nous n’avons à rechercher que ce que devint sous leur règne le régime municipal.

En se fixant dans les Gaules, les Francs y renouvelèrent-ils toutes les institutions préexistantes ? Non, certainement : ils n’y avaient d’abord aucun intérêt. De la conquête, ce qu’ils recherchaient, c’étaient les profits et non les charges. Mettre la main sur l’or et l’argent, les vêtements, les meubles, les bestiaux, les hommes et les femmes, puis se partager entre eux les esclaves et le butin, fut d’abord leur principale affaire. La propriété du sol les tentait même moins que les richesses mobilières. On ne voit pas que les propriétaires aient été dépossédés en masse. Seul, l’ager publicus, qui à la vérité était considérable, passa tout entier dans le domaine royal ou fut réparti à titre de part de prise entre les conquérants. Quant à imposer leurs propres lois aux vaincus, les Francs n’y songèrent même pas. Ils y eussent été d’ailleurs impuissants. Leurs lois, toutes personnelles et faites pour des camps plus que pour des cités, étaient trop grossières pour s’appliquer à des peuples d’une civilisation plus raffinée. Les ordonnances des successeurs de Clovis, Thierry, Clotaire Ier, Childéric, laissent à chaque contrée, ses coutumes particulières. La loi salique et la loi ripuaire ne régissent que les Francs ; le Romain continue à être jugé selon la loi romaine. En ce qui concerne l’administration proprement dite, le comte franc se substitue à l’officier romain, et tout est dit.

Du silence que gardent les ordonnances royales de la première race sur le sort des cités, l’un de nos historiens les plus érudits, l’abbé Dubos, infère que rien d’essentiel ne fut chargé à leur organisation. L’un de ses successeurs, M. Raynouard, va plus loin. Partout où il trouve, dans le cours du VIIe et du VIIIe siècle, des noms, des titres, des formules, des familles curiales et sénatoriales, il voit le municipe romain tout entier. Pour lui, l’invasion n’est qu’un fait accidentel, bien mieux un fait providentiel dont il accepte sans regret toutes les conséquences. Avec l’autorité d’un savoir plus étendu et d’une critique plus sûre, M. de Savigny conclut dans le même sens. Mais ne se font-ils pas illusion ? Et ce qu’ils prennent çà et là pour le municipe romain, ne serait-ce pas ses débris, des ombres plutôt que des réalités ? Si les villes n’eussent rien perdu de leurs anciennes franchises, comment s’expliquerait-on le mouvement spontané et les efforts héroïques d’où sortirent en Italie, en France et dans les Flandres, les communes du moyen âge ?

Ce qui prête jusqu’à un certain point un air de vérité à la théorie de l’abbé Dubos, c’est que l’état social ne fut point bouleversé partout en même temps, ni au même degré. Il faut donc distinguer les époques et les lieux.

Du Rhin à la Seine, où des invasions désordonnées se succédèrent pendant plusieurs siècles, les violences furent sans bornes et les spoliations sans limites. Saccagées, dévastées (Trêves l’avait été jusqu’à sept fois), les cités perdirent, avec leurs richesses, toute leur indépendance. Seuls, deux municipes célèbres, Arras et Cologne, surnagent dans ce naufrage, et deviendront dans le nord, à l’époque de la Renaissance, le type des communes nouvelles.

Dans la Gaule centrale, la conquête, sous la conduite d’un seul chef, prend un caractère plus politique. Déjà plus clair-semés, les conquérants durent composer avec leurs auxiliaires, les évêques, protecteurs naturels des peuples et défenseurs légaux des municipalités. On voit, en effet, même longtemps après la conquête, les villes métropolitaines, telles que Bourges, Orléans, Tours, Angers, Périgueux, etc., s’administrer elles-mêmes, battre monnaie, armer des milices, soutenir des sièges, livrer des batailles, vivre enfin comme de petites républiques, sous la tutelle de leurs évêques, élus des peuples et seuls assez puissants pour contrebalancer l’autorité du gouverneur royal. Dans sa lutte contre le comte Linduste, Grégoire de Tours, l’illustre père de notre histoire, en donne un remarquable exemple. Mais, quoique aussi libres en droit, les villes moins importantes et moins protégées étaient-elles aussi libres en réalité, quand aucun acte de la puissance législative ne limitait les pouvoirs du comte et qu’aucune force publique ne garantissait les droits des citoyens ? Municipalité, curie, magistrats, défenseurs de la cité, tout cela subsiste encore. On tient toujours registre des actes municipaux, et les citoyens continuent à y faire insérer leurs actes : les formules de Marculfe et de Lindenbrog ne laissent aucun doute à ce sujet ; mais recueillir des testaments et leur donner la forme authentique était la moindre des attributions municipales ; et lorsque, à Paris même, Chilpéric Ier pouvait impunément enlever de force à leurs familles trois ou quatre, mille bourgeois et artisans pour en composer le cortège de sa fille Ragonthe, on se demande quel frein devait s’opposer ailleurs aux violences d’hommes cupides, féroces, irresponsables et tout-puissants.

Au delà de la Loire et vers le Rhône, les flots de l’invasion, affaiblis dans leur cours, vinrent se heurter aux débris de l’État romain, d’autant plus consistants qu’ils avaient été reliés et restaurés par deux gouvernements réguliers. La résistance y fut longue et opiniâtre. Depuis Clovis jusqu’à Pépin le Bref, les Francs ont fait quatre fois la conquête de la Gaule méridionale ; mais ils y ont plutôt campé qu’ils ne s’y sont établis. Quand les quatre fils de Clotaire Ier, et plus tard les trois survivants d’entre eux, se partagent une à une les villes de l’Aquitaine et de la Provence, c’est d’une possession nominale qu’il s’agit plus que d’une souveraineté réelle. Jusqu’au démembrement de l’empire de Charlemagne, les cités restent indépendantes. On en a des preuves nombreuses. Lors de la conspiration de Gondowald, en 582, comme plus tard sous l’invasion arabe, c’est le corps municipal, l’évêque en tête, qui, à Bordeaux, à Dax, à Bazas, etc., etc., délibère et traite des conditions de la soumission. À Marseille, l’évêque lui-même ne jouit que d’un pouvoir limité. L’évêque Théodore et le duc austrasien Gondulfe ne pénètrent dans la ville qu’après avoir sollicité la curie et les citoyens. Mais Marseille était une ville à part. La cité opulente et sage, aux six cents sénateurs, qui avait mérité l’honneur d’être proposée par Cicéron comme modèle à Rome même, ne céda jamais ni à roi ni à comte la moindre parcelle de ses libertés.

Mais cette diversité de situations dura peu, et le régime municipal finit par se transformer, au Midi comme au Nord, sous l’influence des institutions d’origine germanique. Au VIIIe siècle, à l’avènement des rois francsde la seconde race, la curie romaine n’existe plus qu’à l’état de souvenir et de regrets. Çà et là d’obscurs magistrats se parent encore du titre de sénateur ou de décurion ; mais ils ne figurent même pas dans la nomenclature des pouvoirs publics, et dans leurs fonctions, autrefois si nombreuses, voici le changement qui s’est opéré.

La juridiction a passé au pouvoir souverain, et c’est un comte, représentant du roi, qui rend la justice en son nom. Il en devait être ainsi ; car s’il est un principe incontesté du droit ancien comme du droit moderne, c’est que la justice, cet attribut suprême de la souveraineté, appartient au prince qui gouverne. Et les rois francs étaient d’autant moins disposés à abandonner ce droit, qu’ils en recueillaient les bénéfices, les peines criminelles se traduisant en amendes au profit de leur trésor.

En Germanie, le comte (graf) était juge au civil et au criminel. Il se faisait assister par les principaux chefs de familles réunis en assemblées (mâl, placitum), grossière image de nos jurys modernes. En transportant dans les Gaules cette institution propre à la race germanique, le graf choisit tout naturellement pour assesseurs les anciens décurions, souvent désignés alors sous les noms de bons hommes. de fortes cautions, etc. La curie participe donc encore aux jugements ; mais sa voix n’y est pas prépondérante. Le comte ou son agent se borne à recueillir les suffrages et décide seul.

C’est aussi le comte qui recouvre l’impôt d’après les indications de ses assesseurs.

Quant à l’administration intérieure des cités, il est permis de croire que les bons hommes n’en sont pas exclus ; mais le vrai magistrat, c’est l’ancien défenseur de la cité, l’élu du peuple, l’évêque. Aux évêques du VIe et du VIIe siècle sont dus un grand nombre de travaux d’utilité publique, édifices, ponts, canaux, aqueducs, exécutés sans doute à l’aide des revenus des villes qu’ils administraient.

L’état précaire et mal défini dans lequel vécurent les cités sous les rois francs de la première race ne pouvait convenir au grand organisateur qui poussa jusqu’à la manie le génie de la réglementation. Avec Charlemagne apparaît, sous le nom d’échevins (scabini), une institution nouvelle, qui diffère peu de l’ancien municipe. En effet, les échevins sont tout à la fois administrateurs et juges, et le peuple concourt à leur élection. Mais, comprimés entre la juridiction jalouse des comtes et la puissance toujours croissante des évêques, les échevins sont bientôt condamnés à l’impuissance, et, dans le chaos qui suit le démembrement de l’empire de Charlemagne, c’est à peine s’il reste trace de leur autorité.

Chacun sait comment se termina la guerre engagée depuis les premiers temps de la monarchie entre les rois francs et les leudes ou comtes. Ceux-ci visaient à l’indépendance absolue. Dans leurs mains, les domaines concédés à titre précaire, les bénéfices, les offices mêmes, tendaient à devenir héréditaires. Les droits régaliens étaient usurpés. À la mort de Dagobert Ier, la royauté n’était déjà plus qu’une ombre. Obligés d’appuyer leur ambition sur l’ambition de tous, les maires du palais ne parvinrent au trône qu’en en vendant les débris à leurs auxiliaires. Contenues un instant par le bras vigoureux de Charlemagne, les prétentions des comtes se font jour de nouveau sous ses faibles successeurs, et sont enfin reconnues par le traité de Kiersy (855), véritable abdication de la royauté au profit de la féodalité.

Par un chemin différent, le pouvoir spirituel était arrivé au même but. À l’exemple de son aïeul Chilpéric, Dagobert avait bien pu ressaisir une partie des biens trop libéralement distribués aux églises ; mais, quand Charles Martel voulut entreprendre de longues guerres pour restituer à la monarchie les provinces qui s’en étaient détachées, il ne put se procurer des armées qu’en donnant à ses leudes les bénéfices ecclésiastiques. De là les évêques possesseurs de grands fiefs, barons et soldats. Dès lors, ne cherchez plus en eux cet ancien défenseur de la cité qui la protégea dans les mauvais jours. Le défenseur est devenu un comte féodal, et, dans l’éclipse de la royauté, pendant trois siècles, il n’y a plus que deux pouvoirs, absolus, sans règle et sans frein : le comte dans son château fort et l’évêque dans sa ville métropolitaine.

Il ne nous appartient pas de décrire tous les maux que déchaîna sur le monde la tyrannie féodale. Nous nous bornerons à rechercher ce qu’était devenu dans ces temps de misère et d’humiliation le régime municipal.

Dans les campagnes, le joug est écrasant, l’oppression sans mesure. L’immense majorité des propriétés rurales appartient au roi, au clergé ou aux seigneurs. Çà et là quelques propriétaires libres, et encore sont-ils contraints, pour se soustraire aux ravages des gens de guerre, de se vendre, eux et leur postérité, à quelque tyranneau qui achèvera leur ruine et ne les protégera nullement. Les habitants sont serfs. Au centre d’un bourg s’élève la tour crénelée du seigneur ; alentour, les maisons occupées par la classe nombreuse de la domesticité ; plus loin, éparses et non groupées en village comme de nos jours, les chaumières des serfs, chacune entourée du lot que peut cultiver une famille. Là, nuls vestiges de liberté. Les liens sociaux sont rompus. L’homme y est étranger à l’homme : non, il n’y a plus d’hommes, il n’y a que des choses. D’administration, pas de trace ; il n’y a rien à administrer. La justice civile, s’il est besoin de justice où il n’y a ni droits ni intérêts à détendre, la justice est rendue par l’homme du comte, major villœ. La haute justice est réservée au comte lui-même ou à ses baillis et sénéchaux. L’espèce humaine tombe à un tel degré d’abrutissement qu’on peut douter qu’elle s’en relève jamais.

Les villes sont moins foulées. Mais si les marchands et les artisans qui les habitent échappent au servage de la glèbe, un autre genre de servitude n’en vient pas moins les atteindre jusque dans leur demeure. Ils sont hommes de corps, et ils appartiennent si bien au seigneur, que celui-ci peut les vendre ou en faire l’objet de gracieusetés à ses voisins. On élit encore des échevins, mais les pauvres élus sont eux-mêmes hommes de corps, et il n’y a en réalité point d’autre magistrat municipal que le vicaire du comte ou le vidame de l’évêque.

L’état de choses que nous venons d’esquisser n’était point particulier à telle ou telle contrée. La servitude était universelle. La féodalité couvrait de son réseau l’Occident tout entier.

En France, elle ne rencontrait plus ni obstacles ni résistances.

En Italie, les empereurs francs faisaient presque regretter les rois lombards.

En Espagne, depuis la funeste bataille de Guadalète (507), le vali arabe avait chassé les officiers municipaux, et la liberté n’avait trouvé asile que dans les vallées étroites des Pyrénées. C’est de là que nous la verrons s’élancer pour reconquérir la péninsule, mais au profit de l’absolutisme, et huit siècles d’héroïsme aboutiront à la honteuse déroute de Villalar en 1521.

Dans la Grande-Bretagne, où d’ailleurs elles n’avaient jamais jeté de profondes racines, les institutions romaines avaient été balayées par les invasions anglo-saxonnes, et les communes sont postérieures à la conquête des Normands.

En Allemagne, enfin, les villes étaient rares, et, sauf deux ou trois municipes célèbres, tels que Cologne et Strasbourg, tout obéit et se tait.

Par un sentiment de fierté assurément très-légitime et que nous avons à peine la force de combattre, un certain nombre de villes en France prétendent avoir vaillamment défendu et précieusement conservé pendant tout le cours du moyen âge leurs antiques franchises. Ce sentiment a trouvé un organe passionné dans l’un de nos historiens les plus estimables, M. Raynouard. À l’appui de sa thèse, l’historien poète accumule un luxe de preuves, ou plutôt de fragments de preuves, à faire illusion. Nous ne contesterons point l’existence des citoyens-seigneurs de Périgueux, des prud’hommes de Bourges, des juges et chefs d’Arles, des consuls de Toulouse, des podestats de Nîmes, des bourgeois-chevaliers de Narbonne et de Perpignan. Mais la servitude peut exister sous les dehors de l’indépendance. Et, puisqu’il s’agit surtout de la France méridionale, à l’opinion de M. Raynouard nous opposerons celle du savant auteur de l’Histoire du Languedoc, dom Vaissette, qu’il invoque lui-même par la plus étrange des contradictions :

« L’usurpation des ducs et comtes acheva d’opprimer les villes municipales qui pouvaient conserver encore quelques restes des libertés dont elles avaient joui sous les Romains. Il parait que la forme de leur gouvernement avait déjà été altérée tant sous les rois visigoths que sous nos rois des deux premières races, puisque les princes les faisaient gouverner par des comtes ou officiers subalternes. Nous trouvons cependant, sous la deuxième race, dans les chartes et dans divers endroits des capitulaires, mention des échevins, quoique, à dire le vrai, ce fussent proprement des juges obligés de se trouver aux assises avec le comte (assesseurs). Mais, depuis que les comtes se furent rendus maîtres absolus, nous ne trouvons presque plus aucun vestige des anciennes prérogatives municipales, et, quoique les peuples des principales villes aient toujours conservé leur administration, ils furent entièrement assujettis au gouvernement despotique des comtes héréditaires ou de leurs officiers, jusqu’à ce que les seigneurs les rétablirent enfin dans leurs premiers privilèges, etc., etc. »

Là était le fond des choses ; mais la patience humaine a ses limites, et, après les trois siècles si justement nommés siècles de fer, nous voyons poindre enfin l’aurore du monde nouveau. Et ce qui s’annonce au son des cloches et des beffrois de Milan, de Bruges et de Laon, ce n’est point, comme semble le penser M. Raynouard, un simple changement dans les formes administratives : c’est une révolution.