Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abbé tigrano (l') fabre (supplément 2)

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Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 7-8).

Abbé Tigrano (l', par Ferdinand Fabre(1873, 1 vol.). M. Fabre a entrepris d’écrire, à côté de la Comédie humaine, ta Comédie ecclésiastique. Dans ce volume, il nous montre, en l’abbé Ru fin Capdepont, — Tigrane n’est qu’un surnom, dérivé de tigre, — un farouche représentant de l’orgueil sacerdotal qui, chez le prêtre, se complique presque toujours d’ambition.

L’abbé Capdepont était un homme grand, sec et maigre. Il avait cinquante ans environ. Ses yeux étaient profondément enfouis ; son nez, renflé comme celui de Pascal, avait une ampleur monumentale ; sa bouche, aux lèvres minces, sinueuses, était sévère. Une abondante chevelure grisonnante et crépue, où ia tonsure blanche produisait l’effet d une lune vue dans les nuages, enveloppait, pour ainsi parler, cette belle tête sculpturale, dont le ton d’ivoire jauni rappelait les beaux portraits d’ascètes que nous a légués le sombre génie des maîtres espagnols. »

Voila l’homme au physique ; au moral, instincts dominateurs, tempérament violent et colérique, qui n’exclut en rien une surprenante habileté a parvenir au gouvernement des choses de ce monde. Capdepont, né dans le petit village d’Harros, sur la frontière d’Espagne, est un montagnard d’une énergie sauvage, un ambitieux féroce ; il fut autrefois gardeur de pourceaux, et, lorsqu’il devint prêtre, il était hanté par le souvenir de Sixte-Quint. Il nous le ditlui-même, en nous apprenant ce qui l’a le plus frappé dans l’histoire de l’Église : • Les papes, rois effectifs de l’univers, donnant l’investiture des royaumes ; les papes pétrissant en quelque sorte l’Europe et tirant du type divin du gouvernement de l’Eglise toutes les monarchies terrestres. Puis quel rêve ! Dire que jusqu’à ce trône de la papauté, le plus haut de tous et le plus’éclatant, Sixte-Quint, un simple gardeurde pourceaux, avait pu s’élever un jour I •

Donc l’abbé Tigrane voit très loin et très haut. Il est devenu supérieur du grand séminaire de Lormières ; mais qu’est-ce que cela ? Il faut commencer par être évêque I M. Fabre peint magistralement l’humeur sombre de ce dominateur en soutane, ses rages, ses désespoirs, ses bonds de bête, lorsque, confiné entre les murs de son séminaire comme un loup dans une cage, il guette de l'œil, du croc et de la griffe, Ta crosse, la mitre et l’anneau que l’Église est trop lente à lui jeter. Il va sans dire que l’abbé Tigrane renversera tous les obstacles qui se rencontreront sur son passage ; fragiles obstacles d’ailleurs ; quels sont, en effet, les adversaires que l’auteur dresse en face de ce lutteur redoutable î un évêque débonnaire, Mgr de Roquebrun ; l’abbé Ternisien, l’abbé Lavernède, deux prêtres humbles et doux comme l’évêque lui-même, enfin un vieux gentilhomme, M. de Castagnerte. Contre ces faibles ennemis, l’abbé Tigrane marche tantôt seul, tantôt avec l’appui de personnages officiels dont ilasu se faire des alliés, tantôt sous l’égide de MmeThévenot, femme d’un pair de France, qui s’est attachée à lui avec les élancements et les ardeurs d’un cœur de dévote, et qui n’est à ses yeux qu’un escabeau indigne de ses pieds, tcabellum pedum tuorum. Dans une scène violente, il insulte son malheureux évêque, qui est frappé d’une attaque d’apoplexie. Le prélat n’en meurt pas cependant, et aussitôt rétabli part pour Paris, où il va ; dénoncer Rufin Capdepont. Celui-ci l’a prévenu ; non seulement il ne sera pas disgracié, mais on ne parle que de lui comme successeur possible à Mgr de Roquebrun. L’évêque n’y résiste pas, il a une nouvelle attaque, et cette fois il tombe foudroyé. On ramène son corps à Lormières ; l’abbé Capdepont va le recevoir, parce qu’il ne peut faire autrement ; mais il refuse de le laisser exposer dans la cathédrale ; le cercueil s’arrêtera à la porte, sur le gravier, sous l’inclémence du ciel. Prêtant avec impudence ses propres sentiments au défunt, il s’écrie : «Un évêque doit prêcher même après sa mort, a dit saint Grégoire le Grand ; or, je vous le demande, que pourraient prêcher au peuple les traits bouleversés dal évêque Roquebrun, sinon la violence, la colère, toutes les mauvaises passions dont son âme était remplie T

— Vous mentez, monsieur, vous mentez ■ ! s’écrie l’abbé Ternisien révolté ; et, se baissant avec vivacité, il repousse les crochets qui fermaient le cercueil, fait glisser le couvercle de la bière, et la noble figure de Mgr de Roquebrun apparaît dans la sereine majesté de la mort. L’abbé Tigrane lui-même est forcé de reculer. Mais qu’importe, en vérité, cet échec secondaire ? L’essentiel pour lui c’est de devenir évêque à son tour ; il le sera, il l’est, quelqu’un lui télégraphie de Paris la nouvelle officielle. Et alors on assiste à une métamorphose apparente ou réelle, qui s’opère chez le fougueux lutteur ; l’élévation lui procure l’apaisement, l’homme d’opposition, comme cela se voit chez d’autres que des prêtres, devient soudainement un homme de gouvernement, prudent et sage, presque un diplomate. Le clergé du diocèse ignore encore sa nomination signée la veille aux Tuileries ; l’aumônier des prisons, qui ne voit toujours en lui qu’un directeur de séminaire, lui tance d’injurieux sarcasmes : lui se tient immobile et demeure silencieux.

î Quelle lutte, si le montagnard de Harros, un moment pacifié par le sentiment de son ambition satisfaite, en arrivait à ne pouvoir plus tenir en bride ses passions, qui s’élanceraient pareilles à des bêtes féroces, gueule béante et griffes déployées.

î II était manifeste qu’à cet instant même Rufin Capdepont livrait à ses instincts en révolte la plus acharnée bataille de sa vie. Ses genoux, si assurés, avaient maintenant, sous la soutane, de petits mouvements convulsifs. Ses deux mains s’étaient fondues par une étreinte nerveuse en un poing unique, quelque chose de formidable comme une massue. Sa tête, cette tête ti Ûère, retombait sur sa poitrine.

«... Enfin, il releva son beau front et laissa

ABBE

voir, à l’étonnement de tous, un visage tranquille, presque souriant : < Que vous ai-je « fait pour ma persécuter ainsi T ■ demanda-t-i). •

L’abbé Ternisien, scandalisé, désespéré, part pour Rome : c’est au pape lui-même qu’il s’adressera et qu’il montrera le nouvel évêque sous son véritable jour. Poverot il se

Ïierd là-bas dans les intrigues du Gesù, carabbé Tigrane a des alliés partout, et son voyage n’aboutit à rien.

Pendant ce temps Mgr Capdepont courbe sous son bâton pastoral un clergé dont la majorité d’ailleurs se range promptement du côté de la force, de la robustesse, pour employer une expression de M. Fabre. Il peut bientôt dire ce que le cardinal archevêque de Rouen disait un jour dans le Sénat de l’empire : ■ Mon clergé est un régiment : il doit marcher.et il marche.» Le redoutable montagnard ne s en tient pas à ce premier succès : il monte toujours, il devient archevêque, il touche au cardinalat ; mais ce n’est pas assez encore pour cet homme, qui rajeunit le quo non ascendant de Fouquet, et, dans un accès de délire ambitieux, il lève les yeux jusqu’à la tiare : l’ancien porcher rêve de glisser à son doigt noueux l’anneau d’or du Pêcheur... comme Sixte-Quint 1 II faut bien se garder de croire que M. Fabre ait fait de l’abbé Tigrane un mauvais prêtre ; l’auteur, au contraire, par un trait de profonde habileté, nou3le montre toujours bon prêtre, prêtre croyant, prêtre se sentant élu de Dieu... en l’ayant, il est vrai, singulièrement aidé dans l’élection. Parfois il parle au Seigneur t avec une lueur de bon sens et une profonde humilité : Moi, né dans une hutte au hameau de Harros, je pourrais gravir les marches du trône pontifical 1... moi, pécheur 1... (tu le sais, je péchai souvent en ta présence, malum cOram te feci, comme dit le roi David...), > etc. N’importe 1 nous laissons Rufin Capdepont cardinal à un moment où il se recueille, où il se rassemble, comme on dit d’une bête qui va bondir : c’est la tiare que Tigrane couve de ses yeux ardents. Qui saitî...

Telle est, rapidement analysée, cette oeuvre magnifique ; nous n’y trouverions à critiquer que des détails insignifiants, comme l’intervention malheureuse de la lune dans le portrait de l’abbé Capdepont que nous avons cité, la facilité invraisemblable avec laquelle l’abbé Ternisien ouvre un cercueil qui a été fermé pour un long voyage, etc. L’éloge est plus facile : profondeur et sincérité de conception, étonnante vigueur d’exécution, concentration et lumière à la fois, tout ce qui constitue un roman très bien fait se rencontre dans celui-là ; M. F. Fabre a produit là une œuvre de maître, presque un chef-d'œuvre.