Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/abbé s. m. (supplément)

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Administration du grand dictionnaire universel (16, part. 1p. 11-12).

* ABBÉ s. m. — Encycl. L’histoire des abbés est en grande partie faite avec celle des abbayes ; mais nous avons à ajouter ici, sur la personnalité de ces dignitaires et sur celle des abbés sans abbaye, ou petits collets, quelques détails qui ne seront pas sans intérêt.

Au début, chaque maison de moines avait son chef particulier, son abbé, lorsqu’il s’agissait d’une abbaye. Plus tard, certaines maisons importantes fondèrent d’autres maisons dont elles retinrent le gouvernement ; la maison mère conserva seule alors le titre d’abbaye, son chef eut seul le titre d’abbé, et les succursales furent administrées par des prieurs, sous l’autorité de l’abbé. Le premier exemple de cette organisation est fourni par l’histoire de l’abbaye de Cluny.

La puissance des abbés se développa avec les richesses et les privilèges des abbayes. L’abbé, véritable seigneur féodal, obtint le droit de lever des troupes, de faire la guerre, de battre monnaie, de lever des impôts. Il eut, dans le ressort de son abbaye, c’est-à-dire sur un territoire souvent très-étendu et contenant ordinairement de nombreux villages, parfois de grandes villes, droit de basse, moyenne et haute justice. Il eut son tribunal spécial, ses prisons, presque toujours établies sous le clocher de son église. Plusieurs abbés, devenus de véritables prélats, des évêques au petit pied, se firent conférer le droit de porter la crosse et la mitre, partagèrent même les privilèges épiscopaux jusqu’à donner la tonsure et les ordres mineurs. Ces abbés, crosses et mitrés, qui sont désignés dans les anciens titres sous les noms de præsules, antistites prælali, obtinrent d’abord cet honneur à titre personnel, en récompense de leurs services ou de leur capacité ; plus tard, le même privilège s’étendit à leurs successeurs, et telle abbaye ne put plus être administrée que par un abbé crossé et mitré. Tant d’honneurs ne suffirent pas à certains abbés ambitieux : trois d’entre eux, les abbés de Mont-Cassin, de Marmoutier et de Cluny, se disputèrent longtemps le titre d’abbé des abbés. Un concile, tenu à Rome en 1126, décida la question en faveur de Mont-Cassin, dont le chef eut dès lors le droit exclusif de s’intituler abbé des abbés ; mais Cluny ne se tint pas pour battu et, ne pouvant usurper un titre définitivement accordé à son adversaire, tourna la difficulté en donnant à son chef le titre d’archi-abbé.

Mais les abbés, dont l’ambition grandissait avec leur puissance, ne limitèrent pas leur influence à l’étendue de leur cloître et de leurs domaines. Ils briguèrent les plus hautes fonctions civiles, et le titre d’abbé conduisit bientôt aux premières dignités de l’État. Suger, abbé de Saint-Denis, gouverna la France sous Louis VII ; Mathieu de Vendôme, également abbé de Saint-Denis, fut ministre d’État sous Louis IX et Philippe le Bel. Les abbés de Saint-Denis siégeaient au parlement de Paris, celui de Cluny au parlement de Dijon.

Tant d’honneurs rendirent la dignité d’abbé enviable à tous, d’autant plus que, arrivés à ce point de puissance, les abbés, absolument indépendants, ne se regardaient plus guère comme tenus à l’observation des règles monastiques, peu faites pour obliger d’aussi hauts personnages. Les immenses richesses dont ils disposaient sans contrôle, le luxe de leur maison et de leurs équipages ne pouvaient manquer de séduire des seigneurs hors d’état bien souvent de trouver dans leur fief de quoi mener un pareil train, plusieurs d’entre eux réussirent à se faire élire abbés ; quelques-uns même administrèrent à la fois plusieurs abbayes, c’est-à-dire s’en approprièrent les revenus. C’est ainsi que Hugues le Grand, surnommé aussi Hugues l’Abbé, administra les abbayes de Saint-Denis, de Saint-Martin de Tours, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Riquier. C’est peut-être en souvenir de ce fait curieux que les rois de France, descendants de Hugues l’Abbé, s’intitulaient abbés de Saint-Martin de Tours.

À côté de cet abus des abbés laïques ou comtes-abbés, comme on les appelait, il en existait un autre, presque aussi grave que le premier, et qui lui survécut, c’était celui des abbés commendataires. On sait comment l’abus des commendes s’introduisit dans l’administration ecclésiastique ; on voulut d’abord pourvoir, par une administration provisoire, à une vacance ; on fut ensuite empêché de pourvoir à la vacance par les troubles politiques, ou plus souvent on fit durer la vacance pour favoriser le commendataire, si bien que les abbayes en vinrent à n’être plus administrées que par des abbés provisoires par leur titre, mais perpétuels par le fait et par l’usage désormais établi. Ces commendataires furent souvent des laïques, jusqu’au moment où Hugues Capet supprima les abbés laïques. Les papes auraient voulu aller plus loin et supprimer les commendataires eux-mêmes ; mais les rois, qui avaient d’abord nommé les commendataires à titre provisoire et continuaient à les nommer à titre définitif, ne voulurent jamais se dessaisir de ce droit important. Il fut même réglé par le concordat de François ler que le roi pourrait nommer des abbés commendataires laïques, à charge de se faire ordonner dans l’année de la provision, sauf dispense de Rome de non promovendo.

Les commendataires considérèrent de bonne heure leur charge comme une sinécure. Dispenses de la résidence, mais astreints à des visites, ils se firent bientôt remplacer dans ces faciles fonctions par des custodinos. Ils auraient accepté plus aisément la visite des abbayes de femmes ; mais les constitutions les excluaient, et pour cause, de ces fonctions délicates. Cette sage exclusion était amplement justifiée par les mœurs des abbés commendataires et par la légèreté que mettaient les rois à distribuer autour d’eux le titre d’abbé, sans autre vue que de doter des courtisans de bénéfices ecclésiastiques. On créait alors des abbés plus aisément qu’on n’accorde aujourd’hui une pension. Ronsard était abbé de Bellozane ; Philippe Desportes, abbé de Bonport, etc. On sait à quels singuliers noms on vit plus tard accolé ce titre d’abbé ; qu’il nous suffise de rappeler les abbés Lattaignant, Chaulieu, Prévost, Voisenon, de Bernis, Delille, etc. Toutefois, le titre d’abbé, si peu sérieux qu’il fût devenu, imposait le célibat ecclésiastique, et c’était un autre grave inconvénient, car il favorisait ainsi les plus scandaleux dérèglements de mœurs. On ne peut songer aux petits collets, comme on les appelait alors, sans se rappeler les vers égrillards, les propos licencieux, débités par eux et autour d’eux dans des ruelles de femmes galantes.

Cette chute profonde des abbés commendataires donne un certain lustre d’austérité aux abbés titulaires. La gravité relative du caractère de ces derniers est moins due à la résidence, qu’ils ne gardèrent pas toujours, bien qu’elle fut pour eux obligatoire, qu’au mode de nomination qui les portait à la première dignité monastique. Ce ne fut, en effet, que par exception qu’ils furent, pendant un certain temps, nommés par l’autorité civile. Au début, ils sont élus par leurs moines, dans des formes variables, suivant la communauté. Sous la première race, les maires du palais s’attribuèrent la nomination des abbés ; mais Charlemagne mit fin à cet abus et rendit aux moines le droit d’élire leur chef. Les papes, de leur côté, s’occupèrent de régler le mode des élections des abbés, et l’on trouve pour la première fois, dans les décrétales, des détails plus ou moins précis sur la procédure à suivre dans ces élections. C’est ainsi que le chapitre Quia propter reconnaît trois modes différents d’élection des abbés : 1° par scrutin. Trois scrutateurs demanderont secrètement à chaque moine le nom de celui qu’il entend choisir pour abbé et recueilleront les votes. On devine sans peine les abus auxquels pouvait donner lieu ce singulier scrutin. 2° Par compromis. Un ou plusieurs délégués, nommés par la communauté, seront chargés de choisir l’abbé ; le délégué pourra se choisir lui-même. C’est le vote à deux degrés. 3° Par inspiration. L’abbé, en ce cas, est nommé par acclamation, par la voix publique, lorsqu’elle se manifeste nullo reclamante. Il n’est pas difficile de découvrir les imperfections grossières de ces trois modes d’élection ; mais, tels qu’ils sont, ils avaient l’avantage d’exclure toute ingérence extérieure, tout en laissant la plus large part à la pression intérieure. Les abbés ainsi élus furent d’abord élus à vie, puis pour trois ans ; mais ils ne pouvaient, dans les deux cas, être déposés nisi manifesta et rationabili causa. Ils étaient chargés de la discipline de la communauté, disposaient librement de ses revenus, pouvaient déposer le doyen et le prieur dans des cas prévus, ou même ad nutum, selon les constitutions de Cîteaux.

Le concordat de François Ier porta une grave atteinte à l’élection des abbés titulaires. Leur nomination fut, en principe, accordée à l’autorité royale, mais avec les nombreuses exceptions qui suivent : les abbayes chefs d’ordre, savoir : Cluny, Cîteaux, Prémontré, Grammont, Val-des-Écoliers, Saint-Antoine-en-Viennois, la Trinité ou les Mathurins, Val-des-Choux ; les filles de Cluny : Saint-Edme de Pontigny, La Ferté, Clairvaux, Morimont, et quelques autres communautés : Chazal-Benoît-en-Berry, Saint-Sulpice de Bourges, Saint-Allyre de Clermont, Saint-Vincent du Mans, Saint-Martin de Séez. Toutes ces communautés conservèrent le droit d’élire leur abbé. Il faut y ajouter Saint-Honorat de Lérins, les Feuillants de Toulouse et Sainte-Geneviève de Paris, à qui le même droit fut reconnu en 1599, 1600 et 1626.

Nous n’avons rien dit jusqu’ici des abbesses, et nous avons peu de chose à en dire. Elles partagèrent, dans une certaine mesure, la puissance, les richesses, le luxe et, hélas ! les dérèglements des abbés. Quelques-unes même, comme les abbés, obtinrent un privilège incompatible, en apparence, avec leur sexe : le privilège de la mitre et de la crosse. Les premiers siècles de l’Église avaient connu les diaconesses, le moyen âge inventa les prélatesses (prælatæ). Il ne paraît pas, cependant, que ces abbesses mitrées aient jamais conféré aucun ordre, même mineur. Les abbesses, comme les abbés, furent, depuis le concordat de 1516, à la nomination du roi, sauf les abbayes de femmes de la première règle de Saint-François, du tiers ordre de Sainte-Elisabeth et des religieuses de l’Annonciade, qui conservèrent le droit d’élire leur abbesse.

Le sens du mot abbé fut parfois dénaturé d’une façon assez bizarre ; c’est ainsi que certains magistrats de la république de Gènes portaient le titre d’abbés du peuple. D’autre part, l’esprit satirique du moyen âge ne manqua pas de s’exercer sur les mœurs des abbés et abusa souvent de leur nom en l’appliquant à des personnages burlesques. Les cérémonies et les processions grotesques qu’on faisait dans certaines villes comptaient presque toujours un abbé pour rire. Les jeux de la Fête-Dieu, à Aix-en-Provence, avaient leur abbé de la jeunesse ; la confrérie des Cornards ou Conards, à Rouen, était gouvernée par un abbé qui figurait, mitre en tête et crosse en main, dans une procession de carnaval ; à Arras, les magistrats municipaux, les juges et le peuple nommaient, chaque année, un abbé de liesse, qui portait, appendue à son chapeau, une crosse d’argent de 4 onces pesant ; enfin, les étudiants novices choisissaient, chaque année, à Paris, un abbédécoré du titre d’abbé des béjaunes.

Toutes ces tentatives pour ridiculiser les abbés contribuèrent sans doute à les déconsidérer ; mais ce qui les perdit surtout dans l’esprit public, ce fut, comme nous l’avons dit, la vie oisive, les habitudes efféminées et les mœurs licencieuses des petits abbés de cour et de ruelles, qui eurent une si grande part dans la dépravation du dernier siècle. Aujourd’hui, il existe encore des abbés, tous titulaires, mais le monde les ignore et ils vivent renfermés dans leurs abbayes. Le mot abbé est pourtant encore d’un usage assez fréquent dans la pratique ordinaire de la vie, mais il a changé de sens et il n’est plus qu’un terme de politesse employé pour désigner un prêtre quelconque, ou même tout individu portant l’habit ecclésiastique, comme les élèves des séminaires, diacres, sous-diacres, ou simples tonsurés.