Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Amphitryon, comédie de molière

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Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 1p. 300-301).

Amphitryon, comédie de Molière en trois actes et en vers libres, représentée pour la première fois le g janvier 1668, imitation de la pièce de Plaute.

« Peu d’ouvrages, dit La Harpe, sont aussi réjouissants qu’Amphitryon. On a remarqué, il y a longtemps, que les méprises sont une des sources de comique les plus fécondes ; et comme il n’y a point de méprise plus forte que celle que peut taire naître un personnage qui paraît double, aucune comédie ne peut faire rire plus que celle-ci ; mais comme le moyen est forcé, le mérite ne serait pas grand si l’exécution n’était pas parfaite. » La pièce repose en effet tout entière sur une double méprise.

Pendant qu’Amphitryon, général des Thé-> bains, est allé combattre les ennemis, Jupiter, épris’d’Alcmène, épouse d’Amphitryon, prend la forme de celui-ci et trompe Alcmène à la faveur de cette métamorphose. Il s’est fait accompagner dans cette expédition de son fidèle Mercure, qui lui-même a pris les traits de Sosie, valet du général. De là les méprises les plus réjouissantes.

La pièce s’ouvre par un prologue, dans lequel Mercure commande à la nuit de ralentir sa marche afin de permettre à Jupiter de resT ter plus longtemps auprès d’Alcmène. On sait que cette intrigue du volage maître des dieux donna naissance à Hercule. Dès la première scène, Sosie, envoyé par son maître, s’arrête devant la maison de celui-ci et prépare le discours qu’il doit tenir à Alcmène, en le répétant devant sa lanterne. Rien de plus plaisant que sa stupéfaction en voyant apparaître sous ses propres traits Mercure, qui, non content de lui voler sa figure, lui vole son nom et le roue de coups de bâton. Amphitryon, à son retour, n’est pas moins étonné d’apprendre, de la bouche d’Alcmène elle-même, qu’il a eu la nuit précédente un rival reçu par son épouse comme le véritable Amphitryon. Ses reproches, la peur comique que cause à Sosie son autre moi, donnent lieu aux scènes les plus divertissantes. Molière ne pouvant mettre dans ce sujet à cause de sa nature extraordinaire, autant de vérités caractéristiques et d’idées morales que dans d’autres pièces, y a semé, plus que partout ailleurs, les traits ingénieux, agrément et les jolis vers. Enfin, les deux Amphitryon se trouvent en présence, et le général thébain, en voyant son image si parfaite, entre dans une colère très-légitime, mais que ses amis refusent de partager, dans l’impossibilité où ils se trouvent de distinguer le vrai du faux Amphitryon. Jupiter prend alors la parole ; il annonce qu’il va bientôt éclaircir ce mystère aux yeux de tous les chefs, qu’il invite en même temps à un festin ; et Sosie de s'écrier :

Je ne me trompais pas, messieurs, ce mot termine
Toute l'irrésolution ;
Le véritable Amphitryon
Est l'Amphitryon où l'on dîne.

Enfin Jupiter disparaît, emporté par un nuage.

La pièce de Molière est de nature à plaire aux esprits les plus simples comme aux plus délicats. Le sujet d’Amphitryon, étant pris dans le merveilleux mythologique, ne saurait blesser la morale, puisqu’il est en dehors de l’ordre naturel : On a toléré ce qu’il y a d’un peu licencieux dans le sujet, parce qu’il était donné par la Fable et reçu sur les théâtres anciens ; et on a pardonné ce que les métamorphoses de Jupiter et de Mercure ont- d’invraisemblable, parce qu’il n’y a point do pièces où l’auteur ait eu plus de droit de dire au spectateur : « Passez-moi un fait que vous ne pouvez pas croire, et je vous promets de vous divertir. »

C’est la première comédie que Molière ait écrite en vers libres. On prétendit alors que ce genre de versification était plus propre à la comédie que les rimes plates’, en ce qu’il y a plus de liberté et plus de variété. Cependant les rimes plates en vers alexandrins ont prévalu. Les vers libres sont d’autant plus malaisés à faire, qu’ils semblent plus faciles. Il y a un rhythme très-peu connu qu’il y faut observer, sans quoi cette poésie rebute.

Telle est cette pièce, où Molière a semé à pleines mains les traits d’une verve intarissable ; le rôle de Sosie est d’un comique achevé, surtout dans ce ravissant monologue (acte Ier, scène Ire), où le naïf valet fait en vers charmants la description d’un grand combat.

Voltaire assure que la première lecture d'Amphitryon le fit rire de si bon cœur qu’il se renversa sur sa chaise, tomba en arrière et faillit se tuer. « Il y a dans cette pièce, remarque M. Michelet, une verve désespérée, dans tel mot du prologue une crudité cynique que les seuls bouffons italiens hasardaient jusque-là, et qui, dans la langue française, étonne et stupéfie.

« La comédie d’Amphitryon, dit M. Philarète Chasles, est une allusion transparente aux amours de Louis XIV avec madame de Montespan. La jeunesse volage et passionnée de ce monarque continuait de fournir sa carrière triomphale ; à Hortenso Mancini avait succédé mademoiselle de la Vallière, et bientôt madame de Montespan. Le marquis de Montespan, noble provincial, s’accommodait peu de cet honneur que lui faisait le roi, et recevait une lettre de cachet qui l’envoyait vivre dans ses terres. La cour, éblouie et attentive, prosternée aux pieds du monarque, séduite d’ailleurs par grâce, l’élégance, les qualités supérieures, le don de commander et de gouverner les hommes, était prête a tout admirer et a tout approuver. Molière se fit courtisan à son tour.

« Amphitryon ressemblait fort à M. de Montespan, Louis XIV à Jupiter. Déjà Rotrou, dans les Sosies, avait emprunté il Plaute la plupart de ses traits comiques, et Molière ne se fit pas faute de reprendre son bien. De là, une œuvre puissante, infiniment supérieure, quant à la portée, à celle de l’auteur latin, œuvre d’une gaieté de ton et d’une richesse d’éloquente audace que l’on admire surtout quand on la compare a son modèle, car Plaute laissait tout à faire à Molière, quant au développement de l’idée principale : la destruction de toute morale, devant la force ; l’adultère lui-même consacré par une volonté souveraine ; le faible obligé de plier la tête et d’attacher une espèce d’honneur à ce qui déshonore dans une autre situation. Quand il s’agit d’un dieu ou d’un monarque, on ne doit faire aucune attention à l’infidélité conjugale, et M. de Montespan, comme Amphitryon, ne doit pas lutter avec Jupiter.

» Était-ce l’avis de Molière ? excusait-il cette brutalité du fait qu’il signalait avec tant de génie ? Nous ne le croyons pas. Les anciens eux-mêmes, auxquels il empruntait leur caricature, voyaient dans Jupiter devenu coupable d’adultère la puissance créatrice ravalée dans son excès ; ils ne l’approuvaient pas, puisqu’ils se moquaient à la fois d’elle et de l’humanité, et ce qui prouve que Molière, dont la gaieté est si triste, pensait absolument comme eux, ce sont les dernières paroles que Sosie adresse aux courtisans, avertis par Vexil que M. de Montespan venait de subir :

Que chacun chez soi doucement se retire ;
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire. »

Voilà qui est très-bien, mais nous ferons remarquer au savant commentateur que cette conclusion s’accorde difficilement avec ses prémisses : « Molière se fit courtisan a son tour. » Cette opinion que Molière aurait obéi à l’inspiration de Louis XIV, qui voulait ainsi affaiblir le scandale de ses désordres par la poétique allégorie des y amours de Jupiter, a été celle d’un grand nombre de critiques. Nous aurions quelque peine k la partager ; elle est aussi peu flatteuse pour le prince que pour l’écrivain, et elle répugne également à ridée que l’histoire nous inspire de Ta fierté du grand roi et à l’élévation de caractère de l’auteur du Misanthrope.

Parmi tes vers de l’Amphitryon qui sont restés dans la mémoire de tous, ceux-ci :

Le véritable Amphitryon
Est l’Amphitryon où l'on dine,

ont passé en proverbe, et, dans l’application, ils servent à exprimer ce sentiment d’égoïsme et d’intérêt qui pousse à encenser la force et la puissance. En voici quelques exemples :

« Aux yeux de bien des gens, l’usurpateur est le prince détrôné ; le roi légitime est celui qui dispose de la faveur et des emplois : l’Amphitryon de Sosie est celui où l’on dîne. » Napoléon (Pensées).

« Les paysans, en quelques endroits, étaient descendus sur la ville. Mais à peine la nouvelle se répand qu’à.. Paris les Rouges ont le dessous, vite les paysans se retirent et se prononcent pour Bonaparte. Le véritable Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dine ! Il n’y a pas de gens plus à leur aise, dans les moments critiques, que nos Sosies gaulois. »

P.-J. Proudhon.

« Nommez-les, Parisiens, nommea-les pour vos représentants. Flagorneurs du peuple, flagorneurs de la bourgeoisie, flagorneurs des rois, toujours prêts à saluer. Y Amphitryon où l’on dine ; ce qu’ils vous demandent au nom de la patrie, du travail, de la famille, de la propriété, c’est de l’or, du luxe, des voluptés et des honneurs. » P.-J. Proudhon.

Ils ont tous, franchement, et purs de tels excès. L’intérêt’ pour principe et pour dieu le succès ; Changerions-nous cent fois de chef et de cuisine. Ils tiendront pour seul vrai le César où ton dine. V. de Laprade.