Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Baudin (PROCÈS DE LA SOUSCRIPTION) (Supplément 1)

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Administration du grand dictionnaire universel (16, part. 1p. 308-309).

Baudin (PROCÈS DE LA SOUSCRIPTION). Dix-sept ans s’étaient écoulés depuis la mort du représentant du peuple Alphonse Baudin. L’Empire avait accompli son œuvre d’étouffant despotisme. Cependant l’esprit public commençait à se réveiller de sa longue torpeur. Un ardent besoin de liberté se manifestait dans la partie intelligente de la nation. Le gouvernement, né dans le crime et dans les proscriptions, avait accumulé faute sur faute, et les moins clairvoyants commençaient à comprendre vers quelles catastrophes marche un peuple qui, volontairement ou non, abdique entre les mains d’un seul. Ce fut au milieu de cette disposition des esprits que M. Ténot publia sur le coup d’État, sous le titre de : Paris en décembre 1851 (1868), un remarquable ouvrage, dans lequel il mit en relief la grande figure de Baudin. Tous les journaux libéraux reproduisirent le passage de ce livre où sont relatés les événements de la rue Sainte-Marguerite. Aussi pouvait-il sembler naturel que les démocrates parisiens songeassent, à l’occasion de la fête des Morts, à déposer des couronnes sur le tombeau de Baudin. Cependant le bruit se répandit qu’en prévision de manifestations politiques les cimetières de Paris devaient être fermés le 2 novembre. Le journal le Réveil, du 29 octobre 1868, déclarait, dans une note signée Ch. Quentin, qu’un pareil bruit devait être sans fondement, et il ajoutait : « On ne peut empêcher un peuple de s’honorer lui-même en honorant la mémoire de ceux qui lui ont légué de grands exemples, de ceux qui, comme Godefroy Cavaignac, ont usé leur vie aux luttes de la liberté, de ceux qui, comme Baudin, sont tombés martyrs en défendant la loi. »

Les cimetières restèrent ouverts le 2 novembre 1868.

Comme d’habitude, une foule nombreuse se porta au cimetière Montmartre ; la grande ombre de Godefroy Cavaignac reçut les hommages accoutumés. Le nom de Baudin fut prononcé ; on parla de se porter à sa tombe… Mais grand fut l’étonnement : on ignorait où reposait le corps de ce héros. Un gardien du cimetière y conduisit les visiteurs, et arracha de ses mains les herbes parasites qui cachaient le nom de l’ancien représentant du peuple.

Une fois découvert, le tombeau fut bientôt entouré d’une foule compacte. M. Émile de Girardin, qui se rendait à une sépulture de famille, ayant été aperçu, est accosté et invité à prononcer quelques paroles. Il s’y refuse. M. Ch. Quentin, rédacteur du Réveil, reçoit la même invitation ; il décline tout d’abord, mais, sur de nouvelles instances, il consent à dire quelques mots chaleureux sur la tombe de Baudin. Après lui, un inconnu prêche hardiment l’insurrection et fait appel à la violence ; puis M. Gaillard fils lut une pièce de vers, et M. Abel Peyrouton, avocat, dit quelques paroles, dont les suivantes seules furent entendues : « Que la vie de Baudin nous serve d’exemple, et qu’au moment du combat son nom nous serve de stimulant ! »

Le lendemain, l’Avenir national publiait quelques lignes de M. Peyrat, son rédacteur en chef, et une lettre de M. Delescluze, du Réveil, annonçant qu’une souscription était ouverte dans les bureaux de ces deux journaux pour l’érection d’un monument à Baudin. Le ministère public intervint alors (7 novembre). Des poursuites furent dirigées contre M. Peyrat ; l’Avenir national contenant les premières listes de souscription fut saisi. Ces rigueurs n’arrêtèrent pas ce journal. Le Réveil, la Revue politique, l’Électeur, la Gironde, l’Indépendant du Centre, le Démocrate de Vaucluse et plusieurs autres feuilles de Paris et de la province publièrent également des listes de souscription. Les hommes les plus considérables du parti libéral, sans distinction de drapeau, envoyèrent leurs adhésions. C’est ainsi qu’on vit figurer sur les listes les noms de Victor Hugo, de Louis Blanc, de Quinet, de Jules Favre, de Prévost-Paradol, de Berryer, etc. L’adhésion de ce dernier produisit surtout une vive sensation. Le 11 novembre, il adressa à l’Électeur la lettre suivante :

« Monsieur le Rédacteur,

« Le 2 décembre 1851, j’ai provoqué et obtenu de l’Assemblée nationale, réunie à la mairie du Xe arrondissement, un décret de déchéance et de mise hors la loi du président de la République, convoquant les citoyens à la résistance contre la violation des lois dont le président se rendait coupable.

« Ce décret a été rendu aussi public dans Paris qu’il a été possible.

« Mon collègue, M. Baudin, a énergiquement obéi aux ordres de l’Assemblée ; il en a été victime, et je me sens obligé de prendre part à la souscription ouverte pour l’érection d’un monument expiatoire sur sa tombe.

« Veuillez accepter mon offrande et agréer…

               « Berryer. »

En même temps la souscription se couvrait de signatures aux Écoles de droit, de médecine, à l’École polytechnique. Enfin des journaux qui jusque-là avaient trouvé la souscription impolitique, le Siècle, le Temps, la Tribune, le Journal de Paris, lui ouvrirent leurs colonnes lorsque le gouvernement en poursuivit les promoteurs.

Le 13 novembre, MM. Delescluze, Ch. Quentin, Peyrat, Duret, gérant du journal la Tribune, Challemel-Lacour, directeur gérant de la Revue politique, Gaillard père, Gaillard fils et Abel Peyrouton étaient traduits devant la sixième chambre du tribunal correctionnel, comme prévenus de manœuvres à l’intérieur, dans le but de troubler la paix publique ou d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement de l’empereur. Le tribunal était présidé par M. Vivien ; l’avocat impérial chargé de requérir était M. Aulois. Les défenseurs étaient : Me  Gambetta pour Delescluze, Me  Crémieux pour Quentin, Me  Emmanuel Arago pour Peyrat, Me  Laurier pour Challemel-Lacour, Me  Leblond pour Gaillard père et Gaillard fils, Me  Hubbard pour Peyrouton. Me  Jules Favre, défenseur de Duret, se trouvant retenu à Nîmes où il plaidait dans une affaire de réunion électorale, le tribunal refusa la remise demandée au nom de Duret et donna défaut contre ce dernier.

Les débats s’ouvrirent le 13 novembre, en présence de nombreux auditeurs qui se pressaient dans l’étroite enceinte de la 6e chambre. L’avocat impérial Dubois, dans un assez faible réquisitoire, prit d’abord la parole. Il essaya de justifier l’accusation de manœuvres à l’intérieur, en soutenant qu’on ne pouvait séparer le coup d’État de décembre du régime qui en était issu, et qu’il fallait « respecter le gouvernement que le pays s’était librement donné. » Me  Crémieux, avocat de M. Charles Quentin, répliqua le premier au ministère public et prononça un vigoureux réquisitoire contre le coup d’État. Son plaidoyer remplit toute la fin de l’audience. Le lendemain 14, Me  Emmanuel Arago, défenseur de M. Peyrat, prit à son tour la parole et se montra non moins vigoureux et éloquen. Lorsqu’il eut fini, Me  Gambetta, défenseur de Delescluze, se leva au milieu d’un redoublement de silence et d’attention dans l’auditoire. Nous allons emprunter à l’Histoire du second Empire de M. Taxile Delord le compte rendu de cette partie du procès, qui devait faire du jeune avocat, alors inconnu, un des hommes les plus populaires de France.

Me  Gambetta avait à cette époque une voix sonore, pénétrante, forte et douce à la fois, qui s’emparait de l’oreille et du cœur de l’auditoire. On l’écoutait avant de l’entendre. Il commença par déclarer que le véritable terrain du débat se trouvait pour lui dans le réquisitoire même du ministère public. La question terrible qu’il faut soumettre a des hommes chargés de faire respecter la justice est celle-ci : existe-t-il un moment où, sous prétexte de salut public, on puisse renverser la loi et traiter comme criminels ceux qui la défendent au péril de leur vie ? « Le dernier endroit qu’on eût dû choisir, dit-il, pour plaider une cause comme la cause actuelle était l’enceinte dans laquelle siègent des magistrats. On ne peut ignorer (et ici sa voix commença à s’élever) le trouble apporté dans les consciences par l’acte du 2 décembre. À cette date se sont groupés autour d’un prétendant des hommes sans talent, sans honneur, perdus de dettes et de crimes, de ces gens complices à toutes les époques des coups de force, de ces gens dont on peut répéter ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait Catilina, ce que César a dit lui-même de ceux qui conspiraient avec lui : éternels rebuts des sociétés régulières. Avec ce personnel, on sabre depuis des siècles les institutions et les lois, et malgré ce défilé sublime des Socrate, des Thraséas, des Caton, on écrase le droit sous la botte d’un soldat. »

Le représentant du ministère public s’était levé à ces mots de « gens perdus de dettes et de crimes, » pour déclarer que ce n’était pas là de la plaidoirie et qu’il allait se voir obligé de requérir du tribunal qu’il retirât la parole à Me  Gambetta ; mais celui-ci, sans presque lui donner le temps de finir sa phrase, continue son discours avec une nouvelle véhémence de voix et de pantomime : « Mais devant la justice, devant les magistrats, il ne saurait en être ainsi. On a prétendu que l’on sauvait la France par le coup d’État. Mais, pour témoins de la vérité, n’avons-nous pas Michel de Bourges, Charras et tant d’autres morts loin de leur pays ; Ledru-Rollin exilé, et Berryer, ce mourant illustre, qui a prouve par une lettre que tous les partis se tiennent pour la conservation de la morale ? Où étaient, le 2 décembre, M. Thiers, M. de Rémusat, M. Dupont de l’Eure, tous les honnêtes gens ? À Mazas ! à Vincennes ! et en route pour Cayenne, pour Lambessa, les victimes spoliées d’une frénésie ambitieuse ! »

La voix de l’orateur s’élève de plus en plus. Le président essaye de le calmer : « Me  Gambetta, mesurez vos forces, vous n’irez pas jusqu’au bout ; vous voulez dire que les auteurs du coup d’État ont commis un grand crime, ; cela ne peut-il pas se dire tout simplement ? » Cette façon de calmer l’orateur en répétant froidement ses phrases les plus vives donne au débat une tournure malicieuse qui n’échappe pas à l’auditoire et qui rend la scène plus piquante. Me  Gambetta recommence. On voit qu’il cherche à suivre les conseils du président ; mais bientôt sa fougue l’emporte ; ses mouvements brusques et répétés portent le désordre dans sa toilette. Sans prendre garde à ce détail, il continue : « Il est donc clair qu’on n’a pas sauvé la société en mettant la main sur te pays. Le pays a approuvé, dit-on, le coup d’État. Oui, grâce aux moyens de communication, la vapeur, le télégraphe, on a trompé Paris avec la province et la province avec Paris. Paris est soumis, affichait-on, quand Paris était assassiné, mitraillé ! » Ces mots soulèvent un frémissement dans la salle. Me  Gambetta reprend : « Que parle-t-on de plébiscite, de ratification par la volonté nationale ? La volonté d’un peuple ne saurait changer la force en droit, pour détruire ce peuple lui-même. Après dix-sept ans, on cherche à interdire la discussion de ces faits. Mais on n’y réussira pas. Ce procès a été jugé hier, il le sera demain, toujours, jusqu’à ce que la conscience universelle ait reçu sa suprême satisfaction. Depuis dix-sept ans, vous qui êtes les maîtres de la France, vous n’avez jamais osé célébrer le 2 décembre comme un anniversaire national ; en bien ! cet anniversaire, c’est nous qui le prenons… »

L’avocat impérial se lève et proteste de nouveau contre des paroles qui vont bien au delà des limites fixées à la défense. Me  Gambetta continue comme s’il n’entendait pas M. Aulois. Une lutte s’engage entre ces deux hommes, l’un s’efforçant de parler, l’autre couvrant la voix de son adversaire, lutte inégale, car M. Aulois tombe épuisé sur son siège pendant que Me  Gambetta continue avec une nouvelle vigueur. « Il a voulu me fermer la bouche, dîsait-il au sortir de l’audience en parlant du ministère public, mais je l’ai submergé. » Le mot était vrai ; l’avocat impérial avait en quelque sorte disparu sous le flot des phrases de Me  Gambetta, lorsque celui-ci lui répondit en finissant : « Vous avez dit : nous aviserons ! Nous ne redoutons ni vos menaces ni vos dédains ; vous pouvez frapper, vous ne pouvez ni nous déshonorer ni nous abattre. » Accablé par la chaleur, par la fatigue, par l’émotion, il retombe sur son banc au milieu des applaudissements que le président essaye mollement de réprimer et qui vont se répercutant de la salle dans l’escalier et de l’escalier dans la cour. Les prévenus se jettent dans les bras de Me  Gambetta, dont l’éclatant triomphe était le lendemain salué par la France entière.

Après lui, MMes  Laurier, Leblond et Hubbard prirent successivement la parole pour défendre MM. Challemel-Lacour, Gaillard et Peyrouton, et le tribunal rendit son jugement.

M. Delescluze fut condamné à 2,000 francs d’amende et à six mois d’emprisonnement et interdit pendant le même temps de l’exercice des droits civiques. MM. Quentin, Peyrat, Challemel-Lacour et Duret furent condamnés chacun à 2,000 francs d’amende ; Gaillard père, à 500 francs d’amende ; Gaillard fils et Peyrouton, à 150 francs d’amende et un mois de prison.

Bien que, dans ce procès, le véritable condamné eût été l’Empire, qui se vit flétri et déshonoré dans son origine, le gouvernement ne craignit point de faire un nouveau procès, pour manœuvres à l’intérieur, à des journaux qui avaient également ouvert des souscriptions ou continué à recevoir des offrandes depuis le jugement du 14 novembre ; ce fut ainsi que MM. Hébrard du Temps, J.-J. Weiss du Journal de Paris, Duret, gérant de la Tribune, Peyrat de l’Avenir national, Delescluze du Réveil furent traduits, le 28 novembre, devant le tribunal correctionnel, qui les condamna à 1,000 francs d’amende. Delescluze fut de plus frappé de six mois de prison, qui devaient se confondre avec les six mois de la condamnation précédente.

MM. Delescluze et Duret, seuls, interjetèrent appel de ce jugement. La cour décida qu’il sortirait son plein et entier effet, sauf en ce qui concernait l’amende prononcée contre Delescluze, laquelle fut réduite à 50 francs. Me  Jules Favre, qui prit la parole pour M. Duret, put dire avec vérité : « De ce procès ressortira un enseignement considérable… C’est que la figure de celui pour la mémoire duquel la souscription a été ouverte est restée pure et à l’abri de toute espèce d’agression. Quelles que soient les opinions divergentes qui se sont donné rendez-vous pour se livrer bataille, il n’a pas été prononcé un mot qui puisse porter atteinte au rôle qu’il a joué… » L’illustre orateur ajouta : « La leçon qui se dégage au-dessus de ce débat et qui restera dans la conscience publique, c’est que la première des vertus, celle qui doit être honorée, non pas seulement parce qu’elle se rapproche de cet idéal vers lequel nous devons tous tendre, l’idéal de perfection et de dévouement, mais encore parce qu’elle est avant tout la seule protection des sociétés qui veulent se gouverner, cette vertu, c’est le courage civique, c’est le sacrifice de soi-même, c’est l’immolation de l’individu à la loi et au devoir ! »

Les grands débats judiciaires auxquels donna lieu la souscription Baudin contribuèrent à ébranler l’Empire, qui croula moins de deux ans après, en livrant la France à l’invasion étrangère. L’argent de la souscription avait été recueilli par un comité, qui put alors faire exécuter le monument funéraire de l’ancien représentant du peuple de l’Ain. Ce monument, dû à MM. Aimé Millet et Léon Dupré, fut inauguré le 2 décembre 1872. Un large socle, formé de deux marches de granit gris, supporte une sorte de lit funéraire sur lequel est étendue la statue en bronze de Baudin. M. Millet l’a représenté au moment où il vient d’expirer. Sa main gauche froisse convulsivement la rosette de représentant du peuple ; l’habit et la chemise déboutonnés, en désordre, montrent la poitrine nue. Le bras droit, déjà roidi, retombe le long du corps et le doigt s’appuie sur la table de la loi écornée par les balles. La partie inférieure du corps se dessine sous les plis d’un grand manteau. La tête renversée en arrière regarde le ciel, C’est le morceau le plus remarquable de cette belle composition. Les yeux ont le vague regard de la mort ; la bouche entr’ouverte semble sourire à l’immortalité. Le front est troué d’une balle. Sur la face principale du monument, qui, par le sentiment général de la composition, rappelle le monument de Godefroy Cavaignac, on voit ces mots : « La loi ; » sur le piédestal, on lit : « À Alphonse Baudin, représentant du peuple, mort en défendant le droit et la loi, le 3 décembre 1851. »