Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHAMP-DE-MARS à Paris

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 890-891).

CHAMP-DE-MARS à Paris, vaste emplacement de terrain mesurant 1,028 m. de long et occupant une superficie d’environ 42 hectares 68 centiares, situé dans le quartier de Grenelle, entre la façade septentrionale de l’École militaire et la rive gauche de la Seine. Le Champ-de-Mars, qui vient de servir de campement à l’Exposition universelle, est mêlé par de nombreux épisodes aux pages les plus glorieuses de notre histoire, et la Révolution surtout y a gravé son souvenir d’une manière ineffaçable. Le premier événement marquant dont le champ-de-Mars ou plutôt l’emplacement qui plus tard a porté ce nom, fut le théâtre fut la défaite des Normands par Eudes, fils de Robert le Fort, comte de Paris. Dès 888, les Normands, sous prétexte de venger la trahison de Charles le Gros, étaient venus infester les rives de la Seine de leurs ravages. Le célèbre Rollon les commandait. Paris ne consistait alors que dans la Cité, et tous les historiens rapportent la belle conduite de l’évêque Gozlin, ce prélat homme de guerre, qui, à force de vigilance, de courage et de prudence, parvint à repousser les redoutables hommes du Nord. Quelque temps après, les Normands se retirèrent sur un terrain situé sur la rive gauche de la Seine, jadis couvert de forêts et qui avait été déboisé par Eudes dans l’intention déjà d’en faire un champ de manœuvre. La paix honteuse que fit avec eux Charles le Gros excita contre ce monarque l’indignation générale, et le roi, abandonné des siens, dut se retirer chez Luitpert, archevêque de Mayence, pauvre et manquant presque de pain. Eudes, resté maître du terrain, poursuivit sans relâche la défaite des Normands. Il parvint, en les harcelant, en leur livrant de continuels combats d’escarmouches, à les refouler bien au delà de leurs campements. Les Parisiens, voyant une semaine écoulée sans que les dangereux étrangers eussent reparu, crurent à leur départ définitif ; en conséquence, ils résolurent, avant de rentrer dans Paris, de fêter leur triomphe dans la grande plaine d’où naguère encore les Normands menaçaient la ville. La fête joyeuse avait commencé, quand soudain, au loin, venant de la direction d’un monastère, apparaît une armée innombrable de capucins. Ils approchent, et on reconnaît qu’ils portent un corps enveloppé dans un linceul. Les Parisiens s’écartent sans méfiance ; la procession traverse leurs lignes ; mais tout à coup une clameur s’élève, les moines jettent le froc, le mort se dresse, et les Normands, car c’étaient eux qui jouaient leur va-tout sur ce stratagème, tombent avec furie sur les Parisiens. Ces derniers, désarmés, surpris, fuient jusqu’aux portes de la ville, poursuivis par les Normands. C’en était fait de Paris, quand Eudes fait une sortie furieuse, accable à son tour les étrangers qui se croyaient déjà sûrs du succès, les refoule dans la plaine, les met en déroute et poursuit les fuyards. La place où eut lieu leur défaite fut nommée champ de la Victoire. Tel est le premier grand souvenir du Champ-de-Mars.

Paris s’étendit peu à peu. Nous franchirons plusieurs siècles pendant lesquels le champ de la Victoire, oublié, ne joua aucun rôle, et vit passer successivement les vassaux révoltés contre le roi de France, et plus tard les huguenots qui, on le sait, avaient élu domicile sur la rive gauche de la Seine. La Saint-Barthêlemy les fit traverser, éperdus, le vieux champ de la Victoire. — Nous arrivons d’un bond au règne de Louis XV. En janvier 1751 fut décrétée la fondation d’une école militaire en faveur de cinq cents jeunes gentilshommes, pour y être entretenus et élevés, disent les lettres patentes du roi, « dans toutes les sciences convenables et nécessaires aux officiers. » C’était une conséquence de l’édit qui fermait aux roturiers l’accès des grades militaires. On choisit l’emplacement situé au nord du Champ-de-Mars actuel : cet emplacement avait été longtemps occupé par une garenne appartenant à l’abbaye de Saint-Germain, et qui, par corruption, donna son nom à toute la plaine environnante (garenne, grenelle). L’architecte Gabriel commença les travaux de l’École militaire en 1753, et les élèves, provisoirement placés à Vincennes, l’inaugurèrent en 1756. Mais ce ne fut que plus tard que l’on songea à tirer parti du terrain situé au-devant de la nouvelle école, et dont les maraîchers s’étaient emparés depuis un temps immémorial. Vers 1770, on les expulsa et on traça un parallélogramme de 1,000 m. de long sur 500 m. de large pour servir aux évolutions des élèves. L’ancien champ de la Victoire devint une immense esplanade entourée d’un fossé revêtu de pierre, qui, du côté de la rivière, servait d’avenue à l’école et faisait partie de la plaine de Grenelle ; quatre rangées d’arbres plantés sur les côtés, tant en dedans qu’en dehors des fossés, y formaient de belles allées ; cinq grilles de fer en ouvraient les entrées. Ce champ, destiné surtout, comme nous venons de le dire, aux élèves de l’école, fut affecté également aux exercices du régiment des gardes françaises. Il pouvait contenir 10,000 hommes rangés en bataille. À gauche, du côté de Grenelle, se trouvait le château de Grenelle, dont la Révolution fit une poudrière, et qui sauta en 1793 avec un bruit et un fracas épouvantables. Un grand nombre de citoyens furent victimes de la catastrophe.

Le Champ-de-Mars fut ouvert par une revue des élèves, des gardes françaises et des suisses, passée par le roi, accompagné de Mme de Pompadour ; toutes les troupes étaient en armes. Un événement signala cette revue : un jeune officier, neveu du contrôleur des finances Orry, disgracié par l’influence de la favorite, venait, après un échec subi par nos armes en Allemagne, d’être appelé en France sous l’accusation de trahison et consigné à l’École militaire. Le jour de la revue, il est mandé et interrogé par le roi. Il allait être livré à une commission militaire, quand un exprès, envoyé par le colonel Chevert, son ancien chef, accourt bride abattue et remet à Louis XV un rapport circonstancié constatant que non-seulement Robert Orry n’est pas un traître, mais que l’armée, compromise par une faute grave du maréchal de Maillebois, a dû son salut à sa présence d’esprit et à une vigoureuse charge organisée par lui. Louis XV sut résister à Mme de Pompadour, qui poursuivait d’un regard de haine le neveu du contrôleur, comme elle avait fait de l’oncle ; il fit le jeune homme lieutenant et inaugura ainsi par un acte de justice ce Champ-de-Mars qui devait bientôt être le théâtre de tant de grandes choses.

L’École militaire ayant été supprimée en 1787 et convertie en caserne de cavalerie, le Champ-de-Mars fut dès lors, et il est resté jusqu’à nos jours, l’emplacement où se font les évolutions militaires de toute sorte.

L’heure de la Révolution sonna. On sait quels en furent les débuts : union, concorde, fraternité, voilà les premiers mots qu’elle proclama. Paris, afin de cimenter la paix générale et l’accord de tous, songea à cette grande chose : recevoir la France. Idée sublime qui laisse loin derrière elle la prétendue hospitalité donnée aux nations voisines par la dernière exposition. Un comité de fédération, formé au sein de la municipalité, décida que les districts des départements seraient invités à envoyer à Paris des députés ayant mission de conclure avec les Parisiens le pacte de la fédération nationale. Ces députés étaient ceux de toutes les gardes nationales de la France et des corps de l’armée. Le même comité arrêta que cette fête aurait lieu le 14 juillet 1790, jour anniversaire de la prise de la Bastille, dans le Champ-de-Mars. « Dix mois sont à peine écoulés, disait une adresse aux Français, publiée en même temps au nom des habitants de Paris, depuis l’époque mémorable où, des murs de la Bastille reconquise, s’éleva ce cri : Nous sommes libres ! Qu’au même jour un cri plus touchant se fasse entendre : Nous sommes frères ! » Alors se passa un fait unique dans l’histoire : les travaux à accomplir au Champ-de-Mars étaient considérables ; il fallait de chaque côté relever les terres en talus propres à porter la masse des spectateurs, creuser le sol, le retourner ; de plus, le plan adopté prescrivait l’érection, entre l’amphithéâtre et la rivière, d’un arc de triomphe égal en dimension à celui de la porte Saint-Denis ; enfin, au milieu du Champ-de-Mars, il fallait construire l’autel de la Patrie. L’Assemblée mit en réquisition 15,000 ouvriers ; mais, malgré ce nombre considérable de manœuvres, on reconnut, le 7 juillet 1790, que les travaux ne seraient jamais terminés pour le 14, jour fixé pour la fête de la fédération. Un garde national, nommé Carthui, eut alors une inspiration d’un patriotisme touchant. Il écrivit au journal la Chronique de Paris une lettre dans laquelle il proposait simplement à toute la population parisienne de se transformer en ouvriers pour arriver à temps. L’appel est entendu, et alors on voit cette chose unique, sans précédent : la ville entière, hommes, femmes, enfants, s’élancer vers le Champ-de-Mars. « Qu’on se figure, dit un illustre historien, 300,000 ouvriers volontaires de tout âge, de toute condition, revêtus des costumes les plus divers, et du matin au soir, dans la douce ivresse d’un commun désir, avec cette harmonie qui naît d’elle-même de l’accord des âmes sous la loi d’une cordiale égalité, au bruit des chansons, creusant, roulant, reversant la terre avec autant d’ardeur que des soldats en mettent à ouvrir une tranchée. Courage ! courage ! c’est la fête de la patrie qu’il s’agit de préparer. Que les vieillards se raniment ! que les jeunes garçons accourent ! que les fiancées viennent par leur présence faire de la fatigue un enchantement et sourire aux plus braves ! Ce fut un prodige. » Les étrangers en ce moment à Paris demeuraient pétrifiés d’étonnement : « J’ai vu, écrivait l’un d’eux, attelés au même chariot, un bénédictin, un invalide, un moine, un juge, une courtisane. » Sieyès, en manches de chemise, piochait le terrain à côté du premier venu. Les chartreux, conduits et dirigés par dom Gerle, travaillaient silencieusement. L’abbé Maury ayant protesté par son absence, un ouvrier endossa le rabat et le petit collet, se fit lier et transporter gaiement à travers les lignes des travailleurs, criant : Voilà Maury ! — Oui, un écrivain a eu raison de voir dans cet élan prodigieux un des plus touchants, des plus charmants souvenirs de cet âge d’or de la Révolution, la solution du problème du travail attrayant, cette sublime idée, ou plutôt ce rêve, de Charles Fourier. Écoutez, en effet, ce qui suit, raconté par une actrice dans ses mémoires : « Les théâtres eux-mêmes se signalèrent : chaque cavalier choisissait une dame à laquelle il offrait une bêche bien légère, ornée de rubans ; et, musique en tête, on allait au rendez-vous universel. Il fallut inventer un costume qui résistât à la poussière : une blouse de mousseline grise, des bas de soie et des brodequins de même couleur, une écharpe tricolore, un large chapeau de paille, telle fut la tenue d’artiste. » C’est ainsi que, hommes, femmes, enfante, ouvriers, jeunes gens de la noblesse patriote, militaires, prêtres, moines, artistes, écrivains, etc., tous accoururent manier la pelle et la pioche, et malgré des pluies fréquentes, travaillaient, au chant du Ça ira, avec cette furie et cette jovialité qui caractérisent le génie national. En quelques jours, tout fut achevé. Le résultat fut ce double rang de tertres en pente qu’on voyait encore avant les derniers remaniements sur les côtés de la vaste plaine. Ces amphithéâtres étaient réellement un monument historique qui rappelait le souvenir déjà lointain de notre régénération.

On éleva au centre du Champ-de-Mars ce colossal autel dont nous avoua donné la description à l’article autel de la patrie. C’est autour de cet autel que prêtèrent solennellement le serment civique les députés de toutes les gardes nationales de France et des corps de l’armée, mêlés à la population de Paris et à tous les pouvoirs publics. Louis XVI y jura d’employer le pouvoir que lui avait délégué l’acte constitutionnel de l’État à maintenir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par lui. Pour les détails de la fête, v. fédération (fête de la).

Le lieu sacré où la nation entière avait envoyé ses délégués jurer la foi nouvelle à la liberté fut dès lors appelé le Champ de la Fédération.

Qui eût pu prévoir que, quelques mois après {septembre 1790), à l’horrible nouvelle des massacres de Nancy, où le jeune et héroïque Désilles trouva la mort, ce même Louis XVI écrirait à l’Assemblée nationale une lettre où il se félicitait de voir la paix rétablie dans la ville de Nancy, grâce à la fermeté et à la bonne conduite de M. de Bouillé, le chef des massacreurs ? N’oublions pas que l’Assemblée eut la faiblesse de voter des remercîments à cette lettre, et qu’un seul membre s’y opposa, Robespierre. La municipalité de Paris, en l’honneur de ceux qui avaient péri « pour la défense de l’ordre,  » n’en ordonna pas moins qu’une fête funéraire serait célébrée au Champ-de-Mars. L’enceinte en fut tendue de noir et la foule s’y rendit recueillie et en larmes ; ces larmes s’adressaient aux vaincus.

Mais le massacre de Nancy n’est qu’un prélude ; la fête funéraire n’est qu’un prologue ; voici que le Champ-de-Mars va être le théâtre d’un drame bien autrement lugubre, bien autrement sanglant (17 juillet 1791). Après la fuite du roi, une pétition demandant la déchéance du monarque avait été exposée sur l’autel pour recevoir les signatures des citoyens. Chargés d’exécuter la loi martiale (contre les attroupements), La Fayette, Bailly et la municipalité firent marcher la garde nationale et les troupes, et le sang coula sur les marches mêmes de l’autel (v. massacres du Champ-de-Mars). Mais telle était la foi inébranlable des hommes de fer de cette époque, que l’auteur des Révolutions de Paris se borna à écrire : « La pétition reste : elle repose dans une arche sainte, placée au fond d’un temple inaccessible à toutes les baïonnettes. Elle en sortira quelque jour. » N’est-ce pas digne de l’ancienne Rome ?

Or voici qu’elle en est sortie, cette pétition fameuse, et que le retentissement en a été terrible. Le roi a été fait prisonnier et attend son jugement. Mais les puissances voisines se coalisent contre la France, Un souffle d’enthousiasme anime soudain ce peuple affamé de liberté : la Convention l’appelle au secours de la patrie ; c’est le Champ-de-Mars qui sert de siège principal aux enrôlements volontaires ; des amphithéâtres y sont élevés, avec des drapeaux sur lesquels on lit : La patrie est en danger, mots magiques et qui électrisent. Sur une table supportée par deux tambours les officiers municipaux inscrivent les noms de ceux qui viennent s’enrôler. Cet élan, sans précédent dans l’histoire, donne à la France quatorze armées qui, aguerries dès le premier feu, deviendront les premières du monde, et braveront en chantant la faim et le froid au cri de : Vive la France ! vive la république ! vive la liberté !

Pendant toute la Révolution, le Champ de la Fédération fut l’un des points principaux où se célébraient les fêtes nationales. Lors de la Fête à l’Être suprême (20 prairial an III-8 juin 1794), une montagne, symbolisant celle de la Convention (v. montagnes symboliques) avait été élevée au centre, en face de l’autel ; toute la Convention prit place au sommet, pendant que l’immense cortège se rangeait autour. V. Être suprême (fête de l’).

La dernière fête républicaine de cette grande époque, célébrée au Champ-de-Mars, eut lieu à propos de la prise de Toulon sur les Anglais. Ce succès était dû à Bonaparte, obscur officier d’artillerie, et le peuple, qui se transmettait son nom de bouche en bouche, ne se doutait guère que ce soldat inconnu allait devenir son maître, et, suivant l’énergique expression de Chateaubriand, « né de la République, tuer sa mère. » Franchissons donc plusieurs années, le 9 thermidor, le Directoire. Nous voici au 3 décembre 1804, le lendemain du couronnement de l’empereur à Notre-Dame ; une nouvelle fête va avoir le Champ-de-Mars pour théâtre : la distribution des aigles. Dans la matinée, une scène curieuse la précéda : les aigles à distribuer aux régiments avaient été déposées dans une salle du rez-de-chaussée de l’École militaire ; un soldat montait la garde à la porte, avec consigne expresse d’en interdire l’entrée à qui que ce fût, quand trois officiers français se présentèrent et voulurent passer. Le factionnaire refusa. Sur quoi les trois officiers se jetèrent sur lui à l’improviste et essayèrent de le bâillonner. En tombant, le soldat parvint heureusement à faire partir son fusil en appuyant le pied sur la détente. Le bruit de la détonation fit accourir le poste de l’École, et les trois officiers s’enfuirent. C’étaient, dit-on, trois Anglais déguisés, qui avaient conçu le projet de s’emparer des aigles françaises et d’en faire un facile trophée, sans coup férir. La fidélité d’un simple factionnaire déjoua ce projet. La cérémonie commença bientôt dans cet ordre : l’empereur et l’impératrice Joséphine prirent place sur deux trônes élevés devant l’École militaire ; les corps d’armée étaient rangés en ligne faisant face au trône, musique en tête ; des députations des gardes nationales étaient placées dans l’intervalle du centre de la ligne ; les colonels portaient les aigles, rangés sur les degrés du trône. Napoléon se leva et fit cette proclamation célèbre : « Soldats ! voilà vos drapeaux ; ces aigles vous serviront toujours de point de ralliement ; elles seront partout où votre empereur les jugera nécessaires pour la défense de son trône et de son peuple. Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment par votre courage sur le chemin de la victoire. » Napoléon descendît ensuite du trône, décora de sa main le jeune factionnaire qui avait déjoué le complot anglais, puis la distribution des aigles commença et fut terminée par un défilé général.

Les mauvais jours arrivèrent : l’empereur abdiqua à Fontainebleau, se retira à l’île d’Elbe, et voulut tenter bientôt après la fortune une dernière fois. Il traversa la France sans obstacle et rentra à Paris. Ce triomphe fut fêté le 2 avril au Champ-de-Mars par un banquet gigantesque (15, 000 hommes, tant soldats que gardes nationaux, auxquels étaient mêlés les maréchaux et les officiers généraux présents à Paris. On se rendit ensuite sous les fenêtres des Tuileries, et l’empereur parut et salua, très-ému de l’enthousiasme du cortège. À l’avenir, il devait compter ses triomphes.

On connaît le dénoûment : la tentative de consolider son trône chancelant sur des promesses de liberté, l’acte additionnel, etc., etc. Napoléon choisit encore le Champ-de-Mars pour la proclamation de cet acte suprême. Le 1er juin 1815 eut lieu au Champ-de-Mars une fête qui rappela celle de la Fédération, du moins en apparence. Les députations de tous les corps d’armée et de tous les corps d’état furent convoquées ; cette solennité prit le nom de champ de mai, sans doute parce qu’elle avait été primitivement fixée au 26 mai. V, plus haut CHAMP DE MAI.

Après les spectacles grandioses de la République triomphante, après les scènes pompeuses du premier Empire, un spectacle, une scène grotesque ; après le drame, la parodie. Louis XVIII règne. La guerre vient d’être déclarée en Espagne, cette guerre du Trocadéro, comme on l’appela, et qui ne fut guère qu’une promenade militaire. Le duc d’Angoulême revint du pays des Espagnes couvert de lauriers faciles, et alors le gouvernement résolut de donner aux Parisiens une image réduite de ce qui s’était passé. On imagina une petite guerre ; le Champ-de-Mars servit de quartier général français, tandis qu’un certain nombre de bataillons, figurant l’armée espagnole, furent campés sur la hauteur, qui dominait le pont d’Iéna, hauteur qui eut dans cette singulière pantalonnade mission de figurer le Trocadéro, et en garda le nom. Le duc d’Angoulême joua son rôle en personne ; il chargea à la tête des troupes françaises ; les faux Espagnols résistèrent juste autant que leurs officiers en avaient reçu l’ordre, et le Trocadéro fut pris de cette manière deux fois, une fois en Espagne, une fois à Paris, victoire en partie double qui rappelle le récit de Sosie dans le prologue d’Amphitryon de Molière, et qui égaya longtemps les feuilles de l’opposition.

Charles X succède à Louis XVIII, et le Champ-de-Mars est le théâtre de la revue des gardes nationales, a la suite de laquelle elles furent supprimées. C’était en 1827, le 29 avril. Le roi parcourut les lignes aux cris de : Vive la charte ! vive la liberté de la presse ! Son sourcil se fronça ; il s’arrêta, et, d’une voix brève : « Messieurs, dit-il, je suis venu ici pour recevoir des hommages, et non des leçons. » Et, se retournant vers le maréchal Oudinot : « Commandez le défilé, maréchal ! » Le défile commença, mais cette fois aux cris non-seulement de : Vive la charte ! mais encore à ceux de : Vive la liberté ! à bas les jésuites ! à bas les ministres ! Le soir même, le conseil des ministres fut convoqué, et le lendemain la garde nationale était dissoute.

Le Champ-de-Mars fut agrandi en 1830, et la nouvelle dynastie employa un grand nombre d’ouvriers à cette besogne, qui rappelait de très-loin celle à laquelle la population entière s’était livrée spontanément lors de la fête de la Fédération. L’immense terrain revint alors à sa destination première, l’exercice des troupes. Le seul événement qui signala le règne de Louis-Philippe au Champ-de-Mars fut la catastrophe du 15 juin 1837. À l’occasion des fêtes données à propos du mariage du duc d’Orléans, on organisa au Champ-de-Mars une petite guerre, dont le sujet était la prise de la citadelle d’Anvers. Les mesures étaient-elles mal prises, ou bien une panique inconcevable fut-elle cause du désordre ? Toujours est-il que ce jour vit se renouveler les horribles scènes arrivées aux fêtes du mariage de Marie-Antoinette. Un grand nombre de personnes furent écrasées, foulées aux pieds.

Nous n’avons pas encore parlé d’un nouvel élément de curiosité, qui, dès la Restauration, était venu ajouter son attrait à la plaine célèbre. Le Champ-de-Mars vit, sinon les premières courses de chevaux en France, du moins les premières courses populaires. Disons, pour n’avoir plus à revenir sur ce sujet, qu’elles s’y continuèrent jusque dans les premières années du règne de Napoléon III, époque où le ministre de la guerre revendiqua le terrain et recommença à en faire uniquement un champ de manœuvres.

La république de 1848, voulant marcher sur les traces de son aînée, essaya de la copier. Le 21 mai, la fête de la Concorde eut lieu au Champ-de-Mars.

Un empire nouveau succéda, et, comme la république de 1848 avait imité celle de 1798, il imita son ancêtre. Le 10 mai 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, encore président de la République de nom, mais déjà empereur de fait, préluda à son changement de fortune par la distribution des aigles. Nous empruntons au Moniteur le programme anticipé de la fête : « Devant l’École militaire s’élève la tribune du prince Napoléon, président de la République ; les statues qui sont au pied du grand escalier conduisant à cette tribune représentent la Force, la Victoire, la Prudence, l’Histoire et la Paix. À côté du président de la République se tiendront le prince Jérôme, les ministres, les maréchaux et amiraux, les ambassadeurs français présents à Paris et la maison du prince. Dans les tribunes voisines se placeront : le corps diplomatique étranger, les grands corps de l’État, et tous les corps constitués… Enfin, les deux cents mâts qui formeront deux lignes et seront garnis de bannières, trophées, panoplies, porteront l’inscription de chaque numéro de régiment, avec l’indication des batailles où il a figuré. » Le prince Louis-Napoléon arriva par le pont d’Iéna, suivi du prince Jérôme et des grands corps de l’État. La cérémonie commença par une revue, après laquelle le président de la République prononça ces paroles, qui réalisaient pleinement le mot célèbre d’un fonctionnaire d’alors : L’empire est fait : « Soldats ! l’histoire des peuples est en grande partie l’histoire des armées. De leurs succès ou de leurs revers dépend le sort de la civilisation et de la patrie. Vaincues, c’est l’invasion ou l’anarchie ; victorieuses, c’est la gloire ou l’ordre. Aussi les nations comme les armées portent-elles une vénération religieuse à ces emblèmes de l’honneur militaire, qui résument en eux tout un passé de luttes et de triomphes. L’aigle romaine, adoptée par l’empereur Napoléon au commencement de ce siècle, fut la signification la plus éclatante de la régénération et de la grandeur de la France. Elle disparut dans nos malheurs. Elle devait revenir, lorsque la France relevée de ses défaites, maîtresse d’elle-même, ne semblerait plus répudier sa propre gloire. Soldats, reprenez donc ces aigles, non comme le symbole d’une menace contre l’étranger, mais comme le souvenir d’une époque héroïque, comme le signe de noblesse de chaque régiment. Reprenez ces aigles, qui ont si souvent conduit vos pères à la victoire, et jurez de mourir s’il le faut pour les défendre.» Tel fut le dernier événement politique du Champ-de-Mars. Nous ne nous occuperons pas ici de l’Exposition universelle de 1867, qui, suivant l’expression d’un homme d’esprit, n’est au Champ-de-Mars qu’un simple accident. Elle sera étudiée à son rang avec tous les détails qu’elle comporte ; ici le Champ-de-Mars cesse d’être un théâtre et n’est plus qu’un terrain. La tâche de son historien est finie.