Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHARRIÈRE (Joseph-Frédéric), fabricant d’instruments de chirurgie et de coutellerie

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 1034).

CHARRIÈRE (Joseph-Frédéric), fabricant d’instruments de chirurgie et de coutellerie, * né à Cerniat (canton de Fribourg) en Suisse, le 19 mars 1803. Il vint à Paris en 1S15, et y travailla comme simple apprenti coutelier jusqu’en 182&. À cette époque, il acquit, quoique tout jeune encore, moyennant la modique somme de 2, 500 fr., l’établissement de son patron, situé dans la cour.de Saint-Jeande-Latran, et se livra dès lors sérieusement à l’étude de son art, qu’il éleva bientôt à un haut degré de perfection.

Avant lui, la fabrication des instrument ;  ! de chirurgie n’occupait à Paris que quarante ouvriers environ, et la plupart de nos grands praticiens s’adressaient en Angleterre lorsqu’ils avaient besoin d’outils à trempe fine et à pointe acérée. M. Charrière, en novateur intelligent, se mit à étudier la chirurgie dans ses applications quotidiennes ; il devint l’hôte assidu des.amphithéâtres et des cliniques-, il suivit pas à pas les différentes phases des opérations difficiles, et les plus illustres opérateurs trouvèrent en lui un aide tellement précieux, que l’un d’eux, Roux, disait après 1851 ; « Un homme s’est trouvé surtout, et d’autres sont venus après lui qui marchent hardiment sur ses traces et sont devenus ses émules, un homme, dis-je, s’est trouvé en France, qui, jeune, actif, impatient de produire, et doué d’une grande intelligence, a opéré presque à lui seul ces premières innovations dans la fabrication des instruments.

CHAR

Est-il besoin de nommer M. Charrière, qui bientôt devait se montrer si habile, si ingénieux dans la construction d’instruments nouveaux, et sans l’assistance duquel certaines conceptions chirurgicales auraient pu être Comme non avenues, ou du moins rester momentanénientjàtériles ? »

Cet éloge dé l’inventeur et du fabricant consciencieux était toutefois suivi d’un reproche adressé à la chirurgie moderne, qui devenait peut-être trop instrumentale, même dans les œuvres ordinaires et faciles, par suite de l’emploi d’instruments remarquables par leur mécanisme ingénieux, mais très-compliqués, faisant ainsi perdre à la chirurgie sa Délie et noble simplicité, et lui faisant trop oublier que ses actes n’ont quelque chose de grand et d’élevé que par l’intelligence de la main qui les exécute.

Il suffit, en effet, de parcourir les nombreux brevet3 d’invention concernant les instruments de chirurgie, pour se convaincre combien souvent le mécanisme de l’outil a surpassé l’habileté de l’opérateur, réduit parfois a confier à l’inventeur lui-même la mission délicate de manœuvrer l’ostéotome, la soude ou le trépan.

Malgré ce léger reproche adressé aux trop féconds inventeurs qui cèdent à l’esprit industriel du siècle, en parcourant les différents comptes rendus des expositions industrielles depuis 1834, où M. Charrière se présenta pour la première fois, on peut se rendre compte de toute l’influence que cet habile constructeur a eue sur l’industrie de la coutellerie chirurgicale. Dès ses débuts, il produisit des aciers d’une qualité tellement parfaite, que le monopole des fabriques de Sheffield et de Londres se trouva fortement ébranlé ; certains objets que l’Angleterre nous fournissait exclusivement devinrent, au contraire, pour la France un produit d’exportation assurée. La finesse des tranchants, l’élasticité des ressorts, les combinaisons chimiques des alliages et des soudures, les matières compressibles ou élastiques, lé ramollissement de l’ivoire, etc., furent pour M. Charrière un sujet d’études continuelles, de recherches patientes toujours couronnées de succès.

M. Charrière, qui se maria en 1824, rencontra dans Mme Charrière une femme d’élite, pouvant le seconder et le remplacer lorsque ses études l’appelaient au dehors. L’influence de la directrice de la maison se lit heureusement sentir dans chacune des parties de la fabrication, qui atteignit rapidement le plus haut degré de prospérité. Les ateliers, qui avaient été transférés rue de l’École-de-Médecine depuis 1833, occupaient en 1844 plus de quatre cents ouvriers ; aussi, aux nombreuses médailles que M. Charrière avait déjà reçues, vint se joindre, après l’Exposition de 1844, la première décoration accordée à ce genre d’industrie, décoration légitimement méritée par cet artiste, qui, de l’avis de tous, maîtres et élèves, s’était toujours prêté à exécuter, avec un véritable désintéressement, toutes leurs idées et tous leurs essais.

A différentes époques M. Charrière a publié des notices, mémoires scientifiques ou catalogues qui, sous une forme parfois commerciale, contiennent de nombreux renseignements sur l’art opératoire, sur la forme des instruments, sur leur application par les opérateurs à qui l’invention en est due ou qui les ont fait exécuter. Ces sortes de prospectus, rédigés avec la plus grande modestie, rendent à chacun, chirurgiens ou simples ouvriers, la part qui leur est due. Les figures qui les accompagnent en font presque des manuels de l’art opératoire, où les modestes praticiens des contrées éloignées peuvent puiser les plus utiles indications. Un article sur la Trempe, qui figure dans l’Encyclopédie du xixe siècle, donne une haute idée des connaissances technologiques de son auteur, M. Charrière.

Mais la phase la plus remarquable de l’existence de cet honorable industriel est celle qui a suivi l’Exposition universelle de 1851, où il alla lutter à Londres, sur le terrain même de la fabrication anglaise ; l’exhibition de ses produits atteignit alors les proportions d’un événement politique. M. Charrière avait tout d’abord été désigné comme méritant la council medal, la plus haute récompense de l’Exposition. Il fut rayé de la liste par le jury anglais, et cela malgré les protestations des membres français du jury international. Aussi, le 25 novembre 1850, au moment où le prince président de la République allait conférer de hautes distinctions à notre industrie nationale, M. le baron Ch. Dupin éleva la voix en face de tous, et dit : • Loin du sol de 1’Angleterre, je ne veux pas, je ne dois pas me souvenir par quel miracle du programme subséquent M. Charrière a pu cesser d’être inventeur, et comment l’unanimité favorable s’est transformée en suffrage négatif. J’affirme, à la face de mon pays, que dans la conscience intime des trente-six jurés français et de l’Institut national de France, comme de l’Académie de médecine et de chirurgie, M. Charrière est encore, dans sou genre, ce qu’il était avant et pendant l’Exposition universelle, le premier artiste de l’Europe…, et il sera le premier des industriels créés par vous officier de ta Légion d’honneur. •

Cette croix, que les ouvriers de ses ateliers furent heureux et fiers de lui offrir, devait encore devenir un plus précieux joyau de famille ; car le soir même, au banquet de l’Ely CHAR

sée, le prince Louis-Napoléon, ayant tenu entre ses mains l’écrin qui la renfermait, y substitua sa propre croix diamantée, en disant à M. Charrière : i "Vous permettez l’échange ; désormais je n’en porterai pas d’autre. •-Son fils, Jules Charrière, né en 1829, mort en 1865, succéda à son père après 1852, et, avec les conseils de ce dernier, devait continuer la bonne renommée de la maison. Jules Charrière, lui aussi, reçut la décoration en 1863, à son retour de Londres. Ses travaux ont augmenté le contingent, déjà si considérable, de ceux de Joseph-Frédéric Charrière. Plusieurs mémoires ou catalogues accompagnés de figures tiennent une place honorable dans les bibliothèques chirurgicales. La maison de commerce avait atteint un magnifique renom d’honorabilité et de perfection, lorsque la mort, en frappant le fils, a forcé le père a céder à de plus jeunes mains, MM. Robert et Collin, ce drapeau de l’industrie française, que pour sa part il avait tenu si vaillamment.