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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Chanson des Albigeois (LA), poème provençal

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 928).

Chanson des Albigeois (la), poème provençal, publié par Fauriel, en 1837. L’auteur s’est retranché derrière le pseudonyme de Guillaume de Tudèle. Contemporain des faits qu’il raconte, il nous apprend lui-même qu’il a composé son ouvrage sur le plan et sur l’air de la Chanson d’Antioche. Par la forme, le poëme se rapproche des grandes épopées carlovingiennes ; par le fond, c’est moins une satire qu’une histoire écrite sous l’impression des événements, histoire curieuse, en ce qu’elle nous représente parfaitement la marche de l’opinion publique. Le récit commence à l’année 1204 et s’arrête en 1219, au moment où le prince Louis, fils du roi de France, arrive sous les murs de Toulouse ; il n’embrasse donc point la durée entière des bouleversements causés par la croisade albigeoise ; il n’en comprend guère plus de la moitié, c’est-à-dire les dix premières années de cette croisade impie. L’auteur semble poursuivre sa narration presque jour par jour, désastre par désastre, sous toutes les impressions, au milieu de toutes les clameurs, de toutes les misères, de toutes les calamités qui accompagnent ce scandaleux abus de la force brutale ; il semble l’interrompre ou la reprendre tour à tour, à mesure que se développent les événements dont la mort de Pierre Castelnau, le légat du pape, fut le signal. Cette chanson offre deux aspects, et semble écrite par deux hommes non-seulement différents, mais, de plus, ennemis. En commençant, l’historien se montre le partisan décidé, le prôneur ardent de la croisade ; il a pris parti contre les hérétiques ; Albigeois et Vaudois, il les déteste et les maudit ; il célèbre la guerre entreprise contre eux, comme une guerre sainte, inspirée par le ciel ; il s’identifie, autant qu’il le peut, avec les croisés ; il les désigne de vingt manières différentes, et chacune est une manifestation de sa sympathie pour eux. La partie du poème composée sous l’influence de ce zèle fanatique n’embrasse que les événements des trois premières années : à partir de ce moment, la guerre est décrite comme une entreprise de violence et d’iniquité ; les pieux héros ne sont plus que des hommes féroces, dominés par l’ambition, et déshonorant à la fois la religion et l’humanité. Il n’est cependant pas facile de discerner nettement l’endroit où se fait une révolution si complète dans l’esprit ou plutôt dans le cœur de l’historien ; l’indécision entre les deux causes ne semble s’accuser qu’après le récit de la bataille de Muret, après la mort du roi d’Aragon. « Tout le monde en valut moins, dit-il ; toute la chrétienté en fut abaissée et honnie. » Cette pensée une fois exprimée, la haine se prononce, s’accroît et s’exalte sans s’épuiser. En cessant d’être le chantre de la croisade, l’auteur ne devient pour cela ni hérétique ni partisan de l’hérésie ; seulement la croisade n’est plus pour lui une affaire de croyance, mais une grande iniquité politique, une guerre odieuse, où l’Église trompée cherche à triompher, par la violence et la fraude, de l’innocence et du droit. Cette protestation dut à son tour ébranler bien des consciences et indigner le patriotisme méridional contre les Français du nord, qui ne sont que des barbares, des tueurs d’hommes, des ivrognes. Après le sac de Béziers, le poète dit : « On les égorgea tous ; on égorgea jusqu’à ceux qui s’étaient réfugiés dans la cathédrale ; rien ne put les sauver, ni croix ni autel. Les ribauds, ces fous, ces misérables, tuèrent les clercs, les femmes, les enfants ; il n’en échappa, je crois, pas un seul. Que Dieu reçoive leurs âmes, s’il lui plaît, en paradis ! »

Dans ce duel à mort entre la France du nord et celle du midi, Toulouse apparaît comme la cité sainte, qui défend contre la barbarie l’honneur et la liberté du monde. L’historien interrompt son récit de temps à autre pour lui parler, l’encourager ou pleurer avec elle : « Ô noble cité de Toulouse, brisée dans tes os, à quelle gent perverse Dieu t’a livrée ! » Mais Toulouse sera vengée : la pierre qui doit briser les espérances ambitieuses de Montfort ira frapper où il faut. « Elle frappe le comte Simon sur son heaume d’acier d’un tel coup, que les yeux, la cervelle et les mâchoires en sont écrasés et mis en pièces. Le comte tombe à terre, mort, sanglant et noir. » Le cardinal, l’abbé et l’évêque le reçoivent dolents, avec la croix et l’encensoir. Pendant ce temps, les cors, les trompettes, les tambours, les cloches célèbrent la vengeance de Toulouse. L’historien partage lui-même l’{{{2}}} universelle : « À tous ceux de la ville, la mort de Simon fut une heureuse aventure, qui éclaira ce qui était obscur, qui fit renaître la lumière à laquelle le mérite fleurit et porte graine. »

Une des premières choses qui frappent dans cette histoire, c’est l’empressement de l’auteur à citer par leurs noms tous les personnages, grands ou petits, qui ont pris part à la croisade ; il cite même les noms des ingénieurs qui ont construit les machines de guerre. Une foule de détails caractéristiques intéressent l’histoire, le droit municipal, la politique générale, la constitution de l’Église, tes mœurs méridionales, etc. Mais c’est surtout le caractère, la situation et le rôle des principaux acteurs de la croisade que le poème met en relief : le fils de Philippe-Auguste, le faible Louis VIII ; Simon de Montfort, l’aventurier de haut étage, le fléau des hérétiques ; Innocent III, saint personnage, circonvenu par ses prélats ; Folquet, le maudit évêque de Toulouse ; le comte de Foix, noble et brillant chevalier ; les prélats tenant le concile de Latran. Ces traits, ces pages peignent à la fois les événements et les temps. Quelques défauts, des obscurités, des redondances, des lacunes, sont amplement rachetés par de grandes beautés. La narration prend parfois une allure si vive, si franche, si pittoresque, si naïve, si énergique, qu’elle perdrait infiniment à être plus conforme aux idées et aux règles vulgaires de l’art. Il y a telle scène, tel tableau, admirablement rendus. Le sujet est traité avec le sentiment des formes dramatiques ; l’auteur caractérise plus volontiers ses personnages en les faisant agir qu’en les faisant parler. Il paraît n’avoir rien inventé, ni pour tromper ni pour plaire ; il dit franchement les choses comme il les a vues et senties ; il a voulu être historien, et l’a été de tout son pouvoir. Pris en masse et sur les points capitaux, ces récits s’accordent avec les autres récits accrédités des mêmes événements, et, sur les points secondaires, où ils s’en écartent, ils ont leur vraisemblance et leur part d’autorité. Paré des ornements des poèmes chevaleresques dont le souvenir y est quelquefois rappelé, ils n’en sont pas moins des mémoires contemporains, mémoires d’autant plus précieux, d’autant plus dignes de foi, que le poëte y relève les fautes et les crimes de ceux de son parti.