Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Confessions (LES), de J.-J. Rousseau

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 901-903).

Confessions (LES), de J.-J. Rousseau, ouvrage en douze livres, dont les six premiers furent écrits en 1766’et 1767, pendant le séjour de l’auteur à Wootton (Angleterre). Les six derniers furent écrits en Dauphiné et à Trye, pendant les années 176’S à 1770. Rousseau s’arrête, dans la description des événements de sa.vie, à l’année 1766, au moment de son départ pour l’Angleterre. Comme la plupart des personnes dont il parle vivaient encore au moment de sa mort, son intention était que ses Mémoires ne parussent qu’en 1800 ; mais les dépositaires du manuscrit n’en tinrent pas compte. Néanmoins, ils n’osèrent d’abord publier qu’une partie des Confessions, c’est-à-dire les six premiers livres, intitulés : 902

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lés Confessions de J.-J. Rousseau, suivies des rêveries du promeneur solitaire (Genève, 17R1-1782, 2 vol. iii-8°), ce qui n’était pas une grande indiscrétion, cette première moitié des Confessions do Rousseau n’intéressant aucune personne vivante. Une nouvelle édition (1788, 6 vol. in-S"), contenant l’ouvrage tout entier, souleva contre la mémoire de J.-J. Rousseau un orage terrible. La Harpe et l’avocat général Servan se distinguèrent parmi ceux qui essayèrent de se mettre en travers des assertions émises par l’illustre "écrivain ; mais sa prose de granit a résisté k leur colère, comme elle a fait oublier leur talent.

Rousseau dit, au début de ses Confessions : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateurs. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi... Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand «île voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que « je fus. » J ai dit le bien et le mal avec la même franchise ; je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que j’ai cru avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. « Rousseau ajoute : «Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes Confessions, qu’ils gémissent de mes iniquités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose ; Je fus meilleur que cet homme-là. i

Comme si la solennité de cette déclaration ne suffisait pas et que le lecteur eût besoin d’une assurance de plus, Eousseau termine son œuvre immortelle en disant : « J’ai dit la vérité. Si quelqu’un sait des choses contraires à ce que je viens d’exposer, tussent-elles mille fois prouvées, il sait des mensonges et des impostnres, et s’il refuse de les éclaircir et de les approfondir avec moi tandis que je suis en vie, il n’aime ni la justice ni la vérité. Four moi, je le déclare Hautement et sans crainte : quiconque, même sans avoir lu mes écrits, examinera, par ses propres yeux, mon naturel, mon caractère, mes habitudes, et pourra me croire un malhonnête homme, est lui-même un homme à étouffer. »

Que l’auteur des Confessions ne soit -fait comme aucun des hommes du xvmc siècle, cela peut être cru sans peine ; qu’il soit de bonne foi et qu’on doive avoir confiance dans son témoignage, tout le démontre, et, de fait, « aucune des objections nombreuses opposées à ce qu’il affirme dans les Confessions n’a pu être prouvée. Quant à l’originalité de son entreprise, elle est également incontestable ; cependant plusieurs avant lui l’avaient tentée. Il y a au moins quatre personnages historiques qui ont essayé, comme lui, de se peindre au naturel : ce sont saint Augustin, dans l’antiquité ; dans les temps modernes, Montaigne, Cardan et le cardinal de Retz. Saint Augustin est le seul qui vaille Rousseau par le génie et la franchise. Ses Confessions ont traversé les siècles, comme feront celles de Rousseau. Dans saint Augustin, » le récit, dit M. Villemain, est moins anecdotique, moins varié que celui de Rousseau. Ce n’est pas que le saint manque de franchise ; mais sa langue est trop pure pour tout raconter. Quelques expressions sensibles et vives lui suffisent à rappeler les égarements de sa jeunesse et les séduisantes images dont il fut trop charmé, Far tout d’ailleurs, même dans les détails minutieux de l’enfance, il porte une sérieuse métaphysique. Son repentir est pieux et passionné ; il voit en lui-même la misère humaine ; il remonte aux plus anciens souvenirs, à ces premiers instincts d’orgueil et de colère qui, dans la faiblesse innocente du corps, inontrént déjà les germes des tentations de i’âme, et cette nature libre, mais déchue, que l’homme apporte en naissant. À cette vue, il s’écrie, plein de trouble : à Si j’ai été conçu dans l’iniquité, et si ma mère m’a nourri sous le péché dans son sein, où et quand, 6 mon Dieu ! je vous prie, mon âme a-t-elle» pu jamais être innocente ? » Saint Augustin est cependant bien inférieur à Rousseau, môme sous le rapport de la franchise. Il est d’une école, il est chrétien, tandis que Rousseau ne relève que de sa conscience et n’a rien à pallier ; et puis il est, pour ain^i dire, lior. de la société, tandis que saint Augustin était évêque et avait une situation morale à ménager, même aux yeux de la postérité. La qualité essentielle d’une œuvre comme les Confessions de J.-J, Rousseau est la sincérité. Or on ne saurait, à aucun titre, la trouver dans Montaigne. Ses Essais ont une immense valeur philosophique et littéraire. Au point de vue de l’analyse des sentiments personnels et surtout de la conduite, ils n’en ont aucune. On voit à chaque instant qu’il se dérobe et pose. Cardan est un charlatan cynique

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dont l’audace a surpris les lettrés du xvie siècle. On dirait qu’il met la sincérité à chercher l’abjection pour elle-même. Il manquait d’ailleurs d’étoffe, et chez lui le souffle de l’éloquence n’était pas capable de suppléer à la médiocrité de la pensée et de l’importance individuelle. Retz est un autre homme. D’abord, il avait du génie ; en second lieu, il a joué un rôle politique assez éminent ; enfin, il était dignitaire de l’Église, archevêque de Paris, cardinal, et d’une naissance illustre. Il se déclare lui-même factieux, conspirateur et libertin, et l’ancien régime, à son déclin, fut scandalisé du fait. Retz s’en moquait d’avance ; son orgueil était au-dessus du mépris de l’univers ; aussi ses Mémoires sont-ils un défi k l’opinion plutôt que des Confessiuns sincères.

Rousseau n’obéit pas au même mobile que Cardan et le cardinal de Retz ; il n’a pas non plus l’intention de saint Augustin. Il se croyait te plus grand et le meilleur des hommes du xvms siècle ; ce sentiment, chez lui, était une conviction profonde. D’autre part, une manie lui avait persuadé que ses contemporains étaient ligués pour le haïr et le persécuter. Il attribuait cette haine à une coalition de ses anciens amis les encyclopédistes, ralliés pour noircir sa mémoire. Il proteste contre les calomnies dont il suppose qu’ils voudront le poursuivre, et il les cite à sa barre, raconte les rapports qu’il a eus avec eux, explique les événements qu’ils auraient pu interpréter à son désavantage, met une candeur naïve à se peindre lui-même, et la pousse jusqu’au scrupule, afin que l’idée ne vienne à personne de soupçonner qu’il ment.

Il y a une certaine grandeur d’âme k voir ainsi un homme qui plaide d’avance la cause de son honneur devant la postérité. On a dit qu’il était cynique ; c’est une calomnie ou une petitesse d’esprit, et on pourrait lui appliquer les paroles du Christ : « Oue celui qui n’a pas péché lui jette la première pierre, » Après tout, il ne faut pas oublier que la fortune a maltraité Rousseau et que la plupart des fautes de sa vie privée sont dues aux circonstances plus qu’à lui-même. S’il était né, comme Montesquieu, dans un château féodal, qu’une éducation libre et une indépendance réelle eussent fortifié les grands’instincts de sa nature, les vices de la servitude et de l’indigence n’auraient jamais eu prise sur son âme, qui était, en fin de comptevune âme héroïque, et dont les plaies sont trop délicates pour être jugées à l’aide d’un scalpel vulgaire.

Ce qui démontre l’exactitude des raisons qui précèdent, c’est que, à partir du moment où Rousseau est devenu un homme responsable de lui-même et de sa conduite, c’est-à-dire à partir du Discours contre les lettres’et les arts (1750), si on excepte sa liaison avec Thérèse, qui est un héritage de sa vie antérieure, on ne trouve plus un acte répréhensible dans sa conduite. Ses fautes sont donc l’œuvre de sa condition sociale, et non celle de sa volonté, et son caractère n’a rien à voir dons ce qu’elles peuvent avoir de déshonorant ; et puis, il en serait autrement que son génie suffirait pour l’absoudre, et les Confessions en sont peut-être le monument le plus authentique.

On a vu plus haut qu’elles étaient divisées en douze livres. Le premier livre va de 1712, date de la naissance de Rousseau, jusqu’à 1728, époque de son évasion de Genève. Après avoir raconté les péripéties de son enfance, avant do s’abandonner k sa destinée et de prendre le gouvernement de sa personne, Rousseau examine quel aurait été son sort s’il était resté à-Genève et eût suivi les errements communs aux gens de sa condition. « Rien, dit-il, n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle dos graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours, et, nie laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés ; il m’eût laissé dans ma sphère, sans m’oftrir aucun moyeu d’en sortir. Ayant une imagination assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l’un à l’autre, il m’importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne pouvait y avoir si loin du lieu où j’étais au premier château en Espagne, qu’il ne me fût aisé de m’y établir. De cela seul il suivait que l’état le plus simple, celui qui donnait le moins de tracas et de soin, celui qui laissait l’esprit le plus libre, était celui qui me convenait le mieux ; et c’était préci- ; sèment le mien. ■

Il y a une philosophie profonde dans ces paroles ; elles signifient que le bonheur, le seul objet de l’homme sur la terre, est en nous-mêmes, et qu’il est inutile de le chercher en dehors. Ni l’ambition, ni le pouvoir, ni la fortune, ni la gloire ne le procurent. Ce sont des leurres après lesquels court le vulgaire. Le bonheur consiste à avoir de l’imagination, puisque le fruit de l’imagination est une réalité aussi effective que nulle autre, et qu’il n’est pas nécessaire de sortir de sa conscience pour l’obtenir. Les sages ont toujours pensé de cette manière, et Rousseau, sans s’en douter, suit la tradition du génie philosophique comme du génie religieux. Platon et

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saint François d’Assise sont du même avis ; l’ascétisme est d’accord avec la spéculation métaphysique, et la sagesse littéraire avec celle de l’ermite chrétien et du derviche de l’Inde.

Cependant Rousseau, dans sa résolution de fuir, obéissait bien réellement à son imagination. Il allait au-devant de l’inconnu. C’est le fait de l’insouciance ; c’est aussi celui de la jeunesse poétique et ivre d’émotions. Les trois livres suivants des Confessions (1728-1732) sont consacrés au récit de la première

fiartie de l’épopée par laquelle Rousseau préudait à sa vie d’aventures. < Encore enfant, dit-il (liv. II), quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources ; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la misère, sans voir aucun moyen d’en sortir ; dans l’âge de la faiblesse erde l’innocence, m’exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir ; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l’esclavage et la mort sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’avais pu souffrir : c’était là ce que j’allais faire, c’était la perspective que j aurais dû envisager. »

Mais il partait avec ses illusions, avide de connaître le monde et peu soucieux de la douleur. Il y a certes une poésie grandiose, qu’on ne rencontre que dans les âmes d’élite, à affronter ainsi la destinée, prêt à accepter les vicissitudes dont elle peut vous menacer, et il faut, pour concevoir et exécuter un pareil dessein, une sorte d’héroïs/ne qui n’appartient pas au premier venu.

Le Ve livre (1732-1736) continue le récit de cette période d’épreuves et d’inconsistance qui dure jusqu’à son arrivée à Paris. C’est dans ce livre qu’il a illustré les Cbarmettes, qu’il habitait avec Mi’e do "Warens. La maison des Charmettes est devenue, grâce à son séjour, "un lieu de pèlerinage. Sur une pierre blanche placée près de la porte d’entrée, Hérault de Séchelles, commissaire de la Convention nationale dans le département du Mont-Blanc, a fait graver, en 1792, les vers suivants, qu’on y lit encore :

Réduit par Jean-Jacque habile,

Tu me rappelles son génie,

Sa solitude, sa uerté,

Et ses malh’eurs et sa folifi

À la gloire, a la vérité

Il osa consacrer sa via ;

11 fut toujours persécuté.

Ou par lui-même ou par l’envie.

Cette année 1736 fut, s’il faut en croire l’auteur des Confessions, ’de moment le plus heureux de sa vie. « Ici viennent, dit-il, les paisibles, mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettésI ah ! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferui-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse. Encore, si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n’était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais

foûté, mais senti, sans que je puisse énoncerautre objet de mon bonheur que ce sentiment même ?»

Rousseau, comme toujours, vit sur le fonds de son imagination. Il en attribue la richesse aux lieux qui l’entourent ; mais cette richesse était en lui-même ; elle procédait de son âge, du trop-plein de son cœur, de la merveilleuse délicatesse de sentiment qui mettait son âme en harmonie avec le séjour qu’il habitait. Il en est toujours’ainsi. Les grands écrivains, Sous prétexte d’analyser un paysage ou de faire connaître un événement, s analysent et se racontent euxrmêmes. Leur émotion est la mesure de la vérité. v

Avec le VIer livre des Confessions (1736-1741) finit la première moitié de la vie de J.-J. Rousseau, et aussi le manuscrit composé par lui en Angleterre. Il commença la rédaction du VII<= livre deux uns après (1768). Il avait d’abord résolu de s’arrêter là ; mais il changea d’avis. « Après deux ans de silence et de patience, dit-il, malgré mes résolutions, je reprends la plume. » C’est véritablement ici que commence l’œuvre de vengeance qu’il méditait contre ses ennemis, et qu’il essaye de les montrer sous leur vrai jour ou sous le jour qu’il leur prête, afin de justifier sa mémoire contre les accusations qu’il prévoit de leur part après sa mort. Ce VI[<-’ livre le conduit jusqu’en 1749. Les principaux incidents qu’on-y remarque sont le premier séjour de Rousseau à Paris, son voyage à Venise, sa liaison avec Thérèse Levasseur et l’abandon des enfants qu’il eut d’elle. Sa vie littéraire ■ (liv. VIII) commence réellement en 1749, malgré ses essais antérieurs, et il considère cette date comme celle de l’origine de ses malheurs.

On sait l’incident qui donna lieu au fameux Discours sur les lettres et les arts. « Je travaillai, dit-il, ce discours d’une façon bien singulière, et que j’ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les insomnies de mes nuits ; je méditais dans

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mon lit à yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables ; puis, quand j’étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire jusqu’à ce que je pusse les mettre sur le papier ; mais le temps de me lever et de m’habiller me faisait tout perdre, et quand je m’étais mis à mon papier, il no me venait presque plus rien de ce que j’avais composé. Je m’avisai de prendre pour secrétaire M">° Levasseur. Je l’avais logée, avec sa fille et son mari, plus près de moi ; et c’était elle qui, pour m’épargner un domestique, venait tous les matins allumer mon feu et faire mon petit service. À son arrivée, je lui dictais, de mon lit, mon travail de la nuit ; et cette pratique, que j’ai longtemps suivie, m’a sauvé bien des oublis. »

Le discours de Rousseau fut couronné, et, en 1753, la question de Y/néijalité desconditions, mise au concours par l’Académie, lui inspira son second ouvrage. Il s’en alla d’abord méditer dans la forêt de Saint-Germain. « Enfoncé, dit-il, dans la forêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps dont je traçais fièrement l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes ; j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et, comparant l’homme de

I homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. » Ici Rousseau lance contre Diderot une accusation invraisemblable ; il le soupçonne d’avoir dès lors comploté avec Grimm de le compromettre auprès de l’opinion, en donnant à ses écrits une couleur noire destinée à le faire détester du public. « Le morceau du philosophe, dit Rousseau, qui s’argumente en se bouchant les oreilles, pour s’endurcir aux plaintes d’un malheureux, est de sa façon (de celle de Diderot), et il m’en avait fourni d’autres plus forts encore, que je ne pus pas me résoudre à employer ; mais, attribuant cette humeur noire à celle que lui avait donnée le donjon de Vincennes, et dont on retrouve dans son Clairoal une assez forte dose, il ne me vint jamais à l’esprit d’y soupçonner la moindre méchanceté.» Eh bien, citoyen de Genève, vous étiez alors dans le vrai ; non, il n’y avait, de la part de Diderot, aucune intention maligne. Rousseau cruts’apercevoir^lus tard que Diderot n’était pas de bonne foi. Son imagination maladive imputa à Diderot des sentiments qui répugnent au caractère ouvert du fondateur de Y Encyclopédie. En 1754, Rousseau fit un voyage à Genève, accompagné de M. de Gauffecourt, dont la mémoire aurait pu se passer des confidences faites à son sujet, par l’auteur des Confessions, à la postérité. Il revoit, pendant ce voyage. M">» de Warens, qu’il avait connue pour la première fois en 1728, c’est-à-dire vingt-six ans auparavant. Mme deWarens n’était plus la même ; peut-être l’imagination ardente de la jeunesse l’aval t-elle montrée à Rousseau autrement qu’elle n’était. Quoi qu’il en puisse être, en 1754, il était tout à fait revenu de ses illusions sur cette dame.

II écrivit à Chambéry la dédicace de son Discours sur l’inégalité des conditions. A Genève, il fut reçu avec bienveillance, presque avec enthousiasme. « fêté, dit-il, caressé dans tous les États, je me livrai tout entier au zèle patriotique, et, honteux d’être exclu de mes droits de citoyen, par la profession d’un autre culte que celui de mes pères (il avait embrassé le catholicisme à l’âge de seize ans, lors de son départ de Genève), je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensais que l’Évangile, étant le même pour tous les chrétiens, et léfond du dogme n’étant différent qu’en ce qu’on so mêlait d’expliquer ce qu’on ne pouvait entendre, il appartenait, en chaque pays, au seul souverain de fixer et le culte et ce dogme inintelligible, à Cette déclaration du philosophe a lieu de nous surprendre. En effet, Rousseau n’a pas l’air de comprendre que la liberté de conscience n’est pas soumise à la juridiction politique, et qu’il n’appartient ni à l’État ni à la législation de régler le culte, et d’interpréter les croyances dans un sens obligatoire pour les citoyens.

Ce n’est, du reste, là qu’un détail auquel il ne faut pas accorder plus d’importance qu’il n’en mérite. Au fond, Rousseau était chrétien, et tous ses ouvrages sont marqués au coin, sinon de la lettre, au moins do l’esprit du christianisme. « La fréquentation des ency- ■ clopédistes, dit-il (liv. VIII), loin d’ébranler ma foi, l’avait affermie, par mon aversion naturelle pour ia dispute et les partis. L’étude de l’homme et de l’univers m’avait montré partout les causes finales et l’intelligence qui les dirigeait. La lecture de la Bible et surtout de l’Évangile, à laquelle je m’appliquais depuis quelques années, m’avait lait mépriser les basses et sottes interprétations que donnaient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de l’entendre. En un mot, la philosophie, en d’attachant à l’essentiel de la religion, m’avait détaché de ce fatras de petites formules dont les hommes l’ont offusquée. »

Il quitta Genève en 1756, pour revenir en France. Il était pauvre, et ne cherchait point dans les lettres les moyens d’existence que tant d’autres y ont trouvés depuis, et qu’il aurait pu y rencontrer lui-même. « J’aurais pu, dit-il (liv. IX), me jeter tout à fait du côté le plus lucratif, et, au lieu d’asservir ma plume a la copie (des copies de musique), la dévouer CONF

entière à des écrits, qui, du vol que j’avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l’abondance, et ràême dans l’opulence, pour peu que j’eusse voulu joindre des manœuvres d’auteur au soin de publier de bons livres ; mais je sentais qu’écrire pour avoir du pain eut bientôt étouffé mon génie et mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur, et né uniquement d’une façon de penser élevée rt fière qui seule pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale. » Ceux qui trouvent aujourd’hui la fortune en même temps que la renommée dans l’exploitation de leur talent, pourraient réfléchir avec fruit sur ces paroles de Rousseau, qui refusait de se servir de sa plume pour vivre, et qui n’en a pas moins été un des écrivains les plus féconds du xvino siècle. Ce fut pendant ces années fécondes qu’il écrivit la Lettre sur les spectacles, la Nouvelle Héloïse, 1Emile, le Contrat social ; en un mot, ses chefs-d’œuvre. Rousseau eut besoin, pour y suffire, d’une transformation morale. Il eut assez d’énergie pour réformer, sinon tout à fait sa conduite, au moins ses sentiments. « Jusque-là, dit-it, j’avais été bon ; je devins vertueux ou du moins enivré de la vertu. Cette ivresse avait commencé dans ma tête ; mais elle avait passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil y germa sur les débris de la vanité déracinée… Voilà d’où naquit ma subite éloquence ; voilà d’où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m’embrasait, et dont, pendant quarante ans. Une s’était pas échappé la moindre étincelle, parce qu’il n’était pas encore allumé. J’étais vraiment transformé ; mes amis, mes connaissances ne me reconnaissaient plus. »

Rousseau avait épuisé bien des coupes umères ; les vicissitudes de sa vie aventureuse lui avaient appris les hommes et les choses. Il attribue au spectacle des vices de Paris une partie de l’indignation qui s’empara de lui at le rendit éloquent. Il y a sans doute du vrai dans cette assertion ; mais la principale chose à considérer est qu’il était parvenu à l’âge de la maturité, qu’il se sentait un homme supérieur, qu’il n avait néanmoins aucune situation au soleil, et que.le spectacle.de sa petitesse sociale, comparée à la grandeur de ceux qui n’étaient rien par l’intelligence ni par le cœur, l’avait révolté. Le Xe livre des Confessions commence eu 1758. Il y parle de sa vie intérieure, de ses connaissances dans le monde et de l’impression de ses livres. Il n’eut qu’à se louer de M. de Malesherbes, directeur de la librairie. « J’eus, dit-il, de nouvelles preuves de ses bontés au sujet de l’impression de la Julie ; car les épreuves d’un si grand ouvrage, étant fort coûteuses à faire, venir d’Amsterdam par la poste, il permit, ayant ses ports francs, qu’elles lui fussent adressées, et il me les envoyait franches aussi, sous le contreseing de M. le chancelier, son père. » Il est assez curieux de voir un censeur des lettres envoyer ainsi à l’auteur les épreuves d’un ouvrage dont on n’aurait pas toléré l’impression en France. « J’ai toujours regardé, dit Rousseau, M. de Malesherbes. comme un homme d’une droiture à toute épreuve ; » la conduite postérieure de M. de Malesherbes et le jugement de la postérité ont confirmé l’avis de Rousseau.

Le Xlc livre commence en 1761. À mesure que Rousseau avance, les événements se pressent sous sa plume. Il débute par des considérations littéraires sur la Nouvelle Héloïse ; il craignait d’avoir écrit un livre peu intéressant. Une circonstance le rassura..* Il parut, dit-il, au commencement du carnaval (1761). Un colporteur le porta à M>" « la princesse de Talmont, un jour de bal à l’Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant l’heure, elle se mit à lire le nouveau roman. À minuit, elle ordonna qu’on mît ses chevaux, et continua de lire. Ses gens, voyant qu’elle s’oubliait, vinrent l’avertir qu’il était deux heures. « Rien ne presse encore », dit-elle, en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il était. On lui dit qu’il était quatre heures, « Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal ; qu’on ôte mes chevaux. ■ Elle se fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire. »

Rousseau en conclut que Mme de Talmont avait ce sixième sens, qu’on appelle le sens moral, « dont si peu de cœurs sont doués, et sans lequel nul ne saurait entendre le mien. »

Le Xle livre ne va guère au delà de 1761 ; leXIIe comprend depuis 1762 jusqu’à 1765. Suivant Rousseau, en 1762 commence l’œuvre de ténèbres, c’est-à-dire de persécution occulte, par laquelle il se croit poursuivi. C’est de la misanthropie qui tourne presque à la folie. « Ici commence, dit-il au début, l’œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans que, de quelque façon que je m’y sois pu prendre, il m’ait été possible d’en percer l’effrayante obscurité. Dans l’abîme de maux où je suis submergé, je sens les atteintes des coups qui me sont portés, j’en aperçois l’instrument immédiat ; mais je ne puis voir ni la main qui ta dirige, ni les moyens qu’elle met en œuvre. L’opprobre et les malheurs tombent sur moi comme d’eux-mêmes, et sans qu’il y paraisse. » Ici, c’est comme le bonheur de ses premières années de jeunesse ; il prend pour l’œuvre d’autrui ce qui n’est qu’un —effet de ses idées noires ; il est malheureux comme il avait été

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heureux, par un effet de tempérament. Les autres n’y sont pour rien, et lui pour tout:il devenait vieux. Son sang refroidi avait éteint les passions généreuses qui l’avaient fait vivre auparavant. S’il y avait regardé de près, il aurait vu qu’en définitive il n’y avait que la nature de coupable dans toute cette affaire. Il le démontre sans peine. « Quand, dit-il, mon cœur déchiré laisse échapper des gémissements, j’ai l’air d’un homme qui se plaint sans sujet, et les auteurs de ma ruino ont trouvé l’art inconcevable de rendre le public com-plice de leur complot, sans qu’il s’en doute lui-même, et sans qu’il en aperçoive l’effet, a Eh non, citoyen ! c’est vous qui êtes malade et voyez les choses autrement qu’elles ne sont. Que vous ont fait les encyclopédistes ? Ils ont méditde vous comme vous avez médit de leurs personnes et de leurs idées. Vous n’avez pas a vous préoccuper de leurs paroles. Quant à leurs actes, ils ne vous touchent point. Us De sont pas au pouvoir ; ils ne vous persécutent d’aucune manière. Vous êtes triste et dégoûté de la vie, ce n’est pas leur faute, mais plutôt celle de la nature. Vous avez perdu la jeunesse ; l’énergie de vos passions s’en va; vous êtes mécontent de vous-même. Il n’y a là rien dont vos ennemis soient la cause, même indirecte.

Les Confessions finissent au moment du départ de Rousseau pour l’Angleterre (l"65) ; où l’appelait Hume. Il se proposait d’ajouter à l’ouvrage une troisième partie, projet qu’il n’effectua point,

■ Telles sont les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, un des cjjefs-d’œuvre de notre littérature, et le monument le plus extraordinaire, par son originalité etsa hauteur, qu’un écrivain ait jamais tenté d’élever à sa mémoire.

. Nous ne pouvons mieux compléter cet article sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau qu’en citant l’opinion de quelques critiques autorisés. •

M. Sainte-Beuve, ce confesseur indiscret des grands esprits, a scruté, interrogé les aveux de Rousseau, dans le tome III de Ses Causeries du lundi.

« L’erreur de Rousseau, dit-il, n’a pas été de croire qu’en se confessant ainsi tout haut devant tous, et dans un sentiment si différent de l’humilité chrétienne, il faisait une chose unique, ou même une ^hose des plus curieuses pour l’étude du cœur humain ; son erreur a été de croire qu’il faisait une chose utile.

Quand nous remarquons avec quelque regret que Rousseau a forcé, creusé et comme labouré la langue, nous ajoutons aussitôt qu’il l’a ensemencée en même temps et fertilisée. Toutefois il est incroyable que ce sentiment moral intérieur dont il était pourvu, et qui le tenait ji fort en rapport avec les autres hommes, ne l’ait pas averti à quel point il y dérogeait en maint endroit de sa vie et en mainte locution qu’il affecte.

Le commencement du Ile livre des Confessions est délicieux et plein de fraîcheur -. M’"c de Warens, pour la première fois, nous apparaît. En la peignant, le style de Rousseau s’adoucit et s’amollit avec grâce, et en même temps on découvre aussitôt un trait, une veine essentielle qui est en lui et dans toute sa manière, je veux dire la sensualité.

En tout, comme peintre, Rousseau a le sentiment de la réalité. »

La nature, sincèrement sentie et aimée en elle-même, fait le fond de l’inspiration de Rousseau, toute ? les fois que cette inspiration est saine et n’est pas maladive.

n La magie du style de Rousseau, dit M. Géruzez, et la sincérité de ses émotions, lorsqu’elles dominent’son âme et qu’elles colorent son imagination, communiquent à ses écrits une puissance irrésistible. Il ne nous toucherait pas si vivement s’il n’était pas si vivement touché. Il répugne de voir en lui un charlatan de sensibilité, un hypocrite de vertu:sans doute sa sensibilité et sa pudeur sont plus dans l’imagination que dans le cœur, mais elles sont aussi dans le cœur. On ne parle pas de la nature avec cet accent pénétré lorsqu’on n’en a pas senti et goûté les charmes, et on n’y est pas sensible à ce point si on n’a pas à quelque degré la bonté et la beauté de l’âme. Certes, il n’y a pas à douter de la vérité de l’émotion, et il tant en tirer loyalement la conséquence au profit de celui qui l’exprime avec tant de force et d’éclat… Il a devant la beauté morale la même admiration, le même attendrissement. »

La part faite à tout ce qui blesse trop souvent les susceptibilités du cœur dans la lecture de Rousseau, il est peu de livres qui offrent autant de charme que les Confessions. Grâces dil langage, intérêt du récit, fraîcheur exquise dans les descriptions, tendresse dans les sentiments, mélancolie dans les souvenirs, tout se réunit pour en faire une lecture éminemment attachante. On y trouve surtout cette magie de style qui fait de Rousseau le prosateur le plus parfait, le plus complet qui ait jamais existé. Sa prose est entraînante jusque dans les plus petits détails ; il excelle principalement dans l’anecdote. En voici quelques exemples; c’est par là que nous terminerons.

Il parle de ses parents:

« Leurs amours avaient commencé

presque avec leur vie ; dès l’âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille ; à dix ans, ils ne pou CONF

vaient plus se quitter. La sympathie, l’accord des âmes affermit en eux le sentiment qu’avait produit l’habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n’attendaient que le moment de trouver dans un autre la même disposition; ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d’eux jeta son cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le recevoir. Le sort qui semblait contrarier leur passion ne fit que l’animer. Le jeune amant, ne pouvant obtenir sa maîtresse, se consumait de douleur: elle lui conseilla de voyager pour l’oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu’il aimait tendre et ndèle. Après cette épreuve, il ne restait qu’à s’aimer toute la vie ; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment

Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes maiheurs

Je n’ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais qu’il ne s’en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, Sans pouvoir oublier que je la lui avais ôtée; jamais il ne m’embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus tendres. Quand il me disait : « Jean-Jacques, parlons de ta mère, » je lui disais : « Eh bien I mon père, nous al-Ions donc pleurer ? » et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. « Ahl disait-il en gémissant, ■• rends-la-moi, console-moi d’elle, remplis le vide qu’elle a laissé dans mon âme. T’aimerais-je ainsi si tu n’étais que mon fils ? » Quarante ans après l’avoir perdue, il est mort dans les bras d’une seconde femme, mais le nom de la première à la bouche, et son image au fond du cœur. »

Un écrivain ordinaire aurait délayé ces petits riens intimes en vingt pages ; il ne faut que vingt lignes à Rousseau, et ces vingt lignes en valent mille.

Pour la partie purement anecdotique, nous pourrions citer : Adieu, rôti ; la Chasse aux pommes ; l’Aqueduc, etc., etc. ; mais tout le monde a lu ces petits récits, qui sont autant de modèles du genre.