Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Cordelier (LE VIEUX), journal rédigé par Camille Desmoulins, député à la Convention et doyen des jacobins

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Administration du grand dictionnaire universel (5, part. 1p. 125).

Cordelier (le vieux), journal rédigé par Camille Desmoulins, député à la Convention et doyen des jacobins, 7 numéros (décembre 1793). Cette production célèbre est moins un journal qu’une série de pamphlets. Le titre même a une intention satirique : le Vieux cordelier, c’est le cordelier de la grande époque, l’un des pères de la Révolution, opposé à ces révolutionnaires nouveaux, qui prétendent dépasser leurs anciens, les doyens de la République ; à ces exagérés, à ces ultras, qui entraînaient la Révolution dans des voies nouvelles et qui dominaient alors à la Commune et au club des cordeliers. Que Camille Desmoulins, l’agressif, l’impétueux, l’aventureux journaliste, l’ancien procureur de la lanterne, en arrivât ainsi à jouer un rôle de conservateur, d’orthodoxe politique et même religieux, d’académicien révolutionnaire, c’est ce qui pourrait étonner si l’on ne tenait compte de la mobilité, de la légèreté de caractère de ce grand artiste, et surtout, et par-dessus tout, de la situation de la République et des partis. Lui-même avait dès longtemps pressenti ces générations nouvelles qui maintenant ébranlaient les grandes autorités, les révolutionnaires de l’école classique.

« Tant que nous aurons Marat, avait-il dit, je ne crains rien, car on ne peut nous prendre que par les hauteurs. » Et encore : « Au delà de Marat, il faut dire ce que les anciens géographes mettaient sur leurs cartes, pour les terres non visitées : Terra incognita. » C’étaient ces terres inconnues, ces vagues pays qui commençaient à apparaître.

La Révolution philosophique, religieuse et sociale s’agitait déjà, mugissait et se préparait à succéder à la République officielle, ou tout au moins à la pénétrer et à la rajeunir. Elle apparaissait dans Cloots, dans Chaumette, dans l’armée révolutionnaire, dans les enragés, les hébertistes, les nouveaux cordeliers, confuse, anarchique, désordonnée, mais pleine de sève et de vie. Au moment même où elle balayait le catholicisme de la scène et inaugurait le culte de la raison pure, Robespierre se disposait à la frapper. Fort indifférents aux questions religieuses, les dantonistes n’en suivirent pas moins l’oracle des jacobins dans cette voie, par lassitude de l’action, et peut-être aussi par crainte d’être frappés à leur tour, car ils inclinaient visiblement vers le modérantisme et donnaient prise sur eux par plus d’un endroit.

Il paraît qu’une sorte de plan de campagne avait été arrêté entre Danton et Desmoulins, pour mettre fin au régime de la terreur, organiser définitivement la République, en un mot finir la Révolution, c’est-à-dire l’enfermer dans une certaine formule au delà de laquelle ils ne voyaient plus rien que confusion, extravagance et délire. Ils espéraient, dit-on, entraîner Robespierre en flattant son orgueil ; tout au moins ils le craignaient et ils l’aidèrent follement à écraser le parti extrême, sans s’apercevoir qu’ils creusaient leur propre fosse.

Le 15 frimaire an II (5 décembre 1793), Camille Desmoulins publie son premier numéro, dans lequel il se borne à glorifier la liberté de la presse et à annoncer sa rentrée dans la carrière du journalisme.

Dans le numéro 2 (20 frimaire—10 décembre), soumis à la censure de Robespierre, il engage décidément le combat. Les derniers discours de l’incorruptible contre l’exagération révolutionnaire, les excès antireligieux, Cloots et sa république universelle y sont traduits, commentés avec une verve cruelle. Chaumette et surtout Cloots y sont diffamés avec autant d’esprit que de mauvaise foi, avec une méchanceté étincelante. Le mouvement contre le culte, suivant la thèse banale du maître, est représenté comme soudoyé par les puissances étrangères, pour avilir le peuple français aux yeux de l’Europe, le faire passer pour un peuple athée et sans principes. Quoique ces pauvretés soient revêtues du style que l’on connaît, elles n’en apparaissent pas moins comme des platitudes calomnieuses. Le pauvre Camille Desmoulins, voltairien bien tranché, ne gagnera rien cependant à humilier son talent et ses convictions, à robespierriser ; rien, pas même la vie. Cloots, le noble philosophe, ainsi transpercé, put être facilement immolé par Robespierre, qui le fit exclure des jacobins quelques jours plus tard, puis de la Convention. Le lendemain il était arrêté, réservé pour l’échafaud. La part de Desmoulins dans cette immolation inique ne peut être ni contestée ni justifiée.

Débarrassé de la tutelle de Robespierre et livré à ses entraînements d’artiste, il éclata dans son numéro 3 (25 frimaire an II—15 décembre 1793), que l’on a qualifié, non sans quelque raison, de chef-d’œuvre. Sous le prétexte d’une traduction de Tacite, il traça de la tyrannie des Césars une peinture pleine d’allusions meurtrières et dont les royalistes s’emparèrent avidement pour en faire l’application au régime de la terreur. Ce numéro eut parmi les contre-révolutionnaires un succès tel, que l’imprudent écrivain en fut comme étourdi et qu’il sentit lui-même qu’il avait dépassé le but.

« Pour que le troisième numéro du Vieux cordelier, dit Louis Blanc, devînt une arme empoisonnée aux mains des ennemis de la Révolution, il suffisait qu’on pût dire avec un certain degré de vraisemblance que c’était bien son règne que Camille Desmoulins, s’abritant sous une grande ombre, avait entendu décrire. Et ce danger, l’ignorait-il ? Non, puisqu’il protestait d’avance contre les rapprochements que la malignité trouverait entre le temps où il vivait et celui dont il avait emprunté le tableau à Tacite. Aussi qu’arriva-t-il ? que l’apparition de ce troisième numéro fut le signal d’un immense scandale. Tous les contre-révolutionnaires battirent des mains ; tous affectèrent de répandre que Camille Desmoulins venait de tracer, sous d’autres noms, l’histoire de son époque ; il y eut des transports de joie dans toutes les sociétés connues pour leurs tendances aristocratiques ; sans le vouloir, sans le savoir, le généreux, mais téméraire écrivain, avait, en rendant l’espoir à l’innocence, servi les calculs de la haine. »

Le numéro 4 parut le 30 frimaire (20 décembre). Dès le matin, il y avait une longue queue à la porte du libraire Desenne ; de main en main disputés, arrachés, des numéros montèrent jusqu’à un louis.

Desmoulins, de plus en plus enivré par son imagination, par son cœur et sa sensibilité, aussi bien que par le succès de ses feuilles, y demandait avec une éloquence entraînante l’établissement d’un Comité de clémence pour l’élargissement des suspects.

C’était la réaction de la pitié, aveugle, impérieuse, le cri des entrailles, l’énergique protestation de la sensibilité contre les terribles réalités du temps. On a cité bien souvent les morceaux les plus éloquents de cet admirable plaidoyer. Nous ne voulons point multiplier ici les citations, qui d’ailleurs se trouvent partout, et nous n’en rapporterons qu’un passage :

« La liberté que j’adore n’est pas le dieu inconnu. Nous combattons pour défendre des biens dont elle met sur le champ en possession ceux qui l'invoquent. Ces biens sont la déclaration des droits, la douceur des maximes républicaines, la fraternité, la sainte égalité, l’inviolabilité des principes : voilà les traces des pas de la déesse ; voilà à quels traits je distingue les peuples au milieu de qui elle habite. Et à quel autre signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine ? Cette liberté, ne serait-ce qu’un vain nom ? N’est-ce qu’une actrice de l’Opéra, la Candeille ou la Maillard, promenée avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de 46 pieds de haut que propose David ?… O mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point que de nous prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, cette liberté descendue du ciel, n’est point une nymphe de l’Opéra, ce n’est point un bonnet rouge, une chemise sale et des haillons ; la liberté, c’est le bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice, c’est la déclaration des droits, c’est votre sublime constitution… »

« À la lecture de ces lignes si éloquentes, si saintement passionnées, dit M. Louis Blanc, quel cœur pourrait rester sans battement ? Mais Camille Desmoulins ne prenait-il pas le jour du combat pour le lendemain de la victoire, lorsqu’il niait que la liberté, comme l’enfance, eût besoin de passer par les cris et les pleurs pour arriver à l’âge mûr ? Il n’y a pas à en douter : ce que le quatrième numéro du Vieux cordelier demande à chaque page, presque à chaque ligne, c’est que la Révolution, en tant que Révolution, abdique, et sur-le-champ. »

Et l’historien cite à l’appui le passage suivant :

« Voulez-vous que je la reconnaisse, cette liberté, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects ; car dans la déclaration des droits, il n’y a pas de maisons de suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. »

Dans une note, il est vrai, il amende un peu cette proposition extraordinaire, frappé lui-même du danger d’une telle mesure.

Ouvrir les prisons, au moment où la République luttait contre toute l’Europe, contre la Vendée, le Midi et les complots sans cesse renaissants, c’est un genre de suicide auquel aucun gouvernement n’eût consenti dans des circonstances aussi terribles. Ce n’est jamais pendant le combat qu’on rend gratuitement les prisonniers de guerre. Ajoutons que les vengeances locales avaient sans doute multiplié les arrestations, comme il arrive toujours dans les temps d’orage ; mais que le chiffre donné par Camille était évidemment exagéré, à moins de compter les Vendéens pris les armes à la main et autres insurgés prisonniers. Ce qu’il était possible de demander alors, ce n’était pas une clémence molle, imprévoyante et certainement dangereuse, mais une justice exacte, un triage des prisonniers dangereux et de ceux qui étaient réellement inoffensifs, des mesures pour empêcher l’arbitraire des autorités locales, etc. ; mais ce sont des questions dont l’examen ne peut trouver place ici. Ajoutons seulement que les tableaux de Camille Desmoulins sont manifestement chargés, comme ses diatribes contre Cloots et autres sont injustes et même calomnieuses. Il fut vivement attaqué aux jacobins et aux cordeliers.

Son numéro 5 (5 nivôse—25 décembre) est un discours justificatif, acte de contrition à l’égard des uns et satire sanglante à l’égard des autres. C’est dans ce numéro que se trouve la longue et si fameuse philippique contre Hébert, dont on a souvent cité des fragments, mais bien entendu sans jamais parler de la réponse de Hébert. Rien de plus étincelant, d’ailleurs, de plus acéré, de plus spirituellement mordant que ce pamphlet, où se rencontrent des morceaux d’une haute éloquence, comme celui-ci :

« Ô mes collègues ! je vous dirai, comme Brutus à Cicéron : nous craignons trop la mort, et l’exil, et la pauvreté… Eh quoi ! lorsque tous les jours les douze cent mille soldats du peuple français affrontent les redoutes hérissées des batteries les plus meurtrières, et volent de victoires en victoires, nous, députés à la Convention ; nous, qui ne pouvons jamais tomber, comme le soldat, dans l’obscurité de la nuit, fusillé dans les ténèbres, et sans témoins de sa valeur ; nous, dont la mort soufferte pour la liberté ne peut être que glorieuse, solennelle, et en présence de la nation entière, de l’Europe et de la postérité, serions-nous plus lâches que nos soldats ? Craindrons-nous de nous exposer, de regarder Bouchotte en face ? N’oserons-nous braver la grande colère du père Duchesne pour remporter aussi la victoire que le peuple français attend de nous ; la victoire sur les ultra-révolutionnaires comme sur les contre-révolutionnaires ; la victoire sur tous les intrigants, tous les fripons, tous les ambitieux, tous les ennemis du bien public ? »

Aux jacobins, on lut solennellement les numéros du Vieux cordelier, et la société se montra choquée d’un grand nombre de passages. Robespierre défendit Desmoulins, mais sur un ton méprisant : « C’est un enfant, dit-il, que les mauvaises compagnies ont égaré… Je demande, seulement que, pour l’exemple, ses numéros soient brûlés dans la société. »

Mais Desmoulins, se redressant sous cette humiliante protection, lança à Robespierre le mot de Rousseau : Brûler n’est pas répondre !

Cependant Camille Desmoulins publia son numéro 6 sous l’impression mélancolique de l’arrestation de Fabre d’Églantine, son ami.

« Considérant, dit-il, que l’auteur immortel du Philinte, l’inventeur du nouveau calendrier, vient d’être envoyé au Luxembourg avant d’avoir vu le quatrième mois de son annuaire républicain ; considérant l’instabilité de l’opinion et voulant profiter du moment où j’ai encore de l’encre, des plumes et du papier, et les deux pieds sur les chenets, pour mettre ordre à ma réputation, et fermer la bouche à tous les calomniateurs, passés, présents et à venir, je vais publier ma profession de foi politique, et les articles de la religion dans laquelle j’ai vécu et je mourrai, soit dans mon lit, soit de la mort des philosophes, comme dit le compère Matthieu. »

Ce numéro est donc surtout un nouveau plaidoyer, un credo, une sorte de testament. C’est le dernier que Desmoulins ait publié.

Le numéro 7, que l’éditeur refusa d’imprimer et qui ne fut publié qu’après la mort tragique de l’infortuné journaliste, a pour sous-titre : Le pour et le contre ou conversation de deux vieux cordeliers. Cette fois, Camille Desmoulins s’attaque audacieusement aux membres du comité de Sûreté générale et même à Robespierre. Desenne recula, n’osa imprimer ; les épreuves allaient et venaient ; bref, elles étaient encore sur la table de Desmoulins lors de son arrestation. Ce numéro, lu par quelques-uns et dont on parlait tout bas, ne fut imprimé qu’en 1834, avec un fragment d’un numéro 8 que Camille Desmoulins avait commencé dans sa prison.

Le Vieux cordelier, indépendamment de sa valeur littéraire, est un monument à la fois historique et politique. À travers les inconséquences, les contradictions, les personnalités, il a dit en pleine terreur le mot d’un grand parti vaincu, les indulgents, le mot puissant qui remuera toujours les cœurs : la pitié ! Le Vieux cordelier a été réimprimé en 1834 par M. Matton aîné. La Bibliothèque nationale a publié également le journal de Desmoulins. V. Danton, Desmoulins, etc.