Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Cordeliers (CLUB DES)

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (5, part. 1p. 124-125).

Cordeliers (club des). Parlons d’abord du couvent ; nous verrons ensuite le club. Le plus ordinairement, un couvent n’est rien moins qu’un club (et ici nous avertissons le lecteur que nous donnons à l’expression rien moins — la locution la plus traîtresse de notre langue — le sens affirmatif) ; oui, rien moins qu’un club : les extrêmes se touchent. Donc, dans la rue de l’École-de-Médecine, en face de la rue Hautefeuille, on voit encore, dans une cour, à gauche, une chapelle d’un style grave et sévère qui fut originairement le réfectoire et l’école de l’ancien couvent des cordeliers, dont l’église et les bâtiments s’étendaient jusqu’en face de l’emplacement où l’École de médecine a été construite. Cette école des cordeliers, fameuse au moyen âge, était le centre des mystiques, la capitale de l’ordre le plus démocratique de l’Église, qui avait fait de la pauvreté la première venu chrétienne, véritables sans-culottes du moyen âge et qui poussèrent jusqu’au fanatisme la haine de la propriété.

Singulière destinée des lieux ! c’est dans cette enceinte que, en 1357, le prévôt des marchands, Étienne Marcel, celui qu’on a nommé le Danton du XIVe siècle, fit créer par les états une quasi-république ; c’est de là qu’il envoya dans les provinces des députés pour organiser la réquisition contre la féodalité, et dont la mission fait songer à celle des illustres commissaires de la Convention.

Aujourd’hui transformée en un triste musée de chirurgie, décorée de savantes horreurs, avec des salles de dissection et d’études anatomiques adossées à sa partie postérieure, cette salle a retenti des accents de Danton et des révolutionnaires les plus fameux.

L’église souterraine, qui s’étendait au-dessous des bâtiments détruits, recéla pendant quelque temps l’imprimerie du journaliste si souvent poursuivi, Marat.

Il est nécessaire de distinguer ce que beaucoup d’écrivains ont confondu, c’est-à-dire le club des Cordeliers proprement dit, ou Société des amis des droits de l’homme et du citoyen, et la réunion officielle du district des Cordeliers, puis de la section du Théâtre-Français, lors de la division en sections. Le personnel, d’ailleurs, était à peu près le même, sauf que le club comptait quelques membres qui n’appartenaient pas à la section. Les assemblées du district se tinrent d’abord au couvent des cordeliers ; en 1792, les assemblées de la section se tenaient dans l’église Saint-André-des-Arts, démolie depuis, et qui était située sur l’emplacement de la place du même nom. L’année suivante, elles se tinrent de nouveau aux cordeliers.

Les cordeliers, dès le commencement de la Révolution, se distinguèrent par des traits caractéristiques. C’était une société populaire dans le plus large sens du mot. Chez eux n’existait pas, comme aux Jacobins, la distinction entre l’assemblée des hommes politiques, membres de la société, et les réunions fraternelles où ceux-ci admettaient les ouvriers pour les régenter et les catéchiser. Les Cordeliers délibéraient les portes ouvertes, mêlés au peuple, communiquant sans cesse avec la foule. Ils formaient un club essentiellement parisien et révolutionnaire, ouvert à tous, écho sonore où vibraient toutes les passions de la multitude, antre sibyllin où la Révolution eut son trépied, ses délires et ses oracles. Les jacobins, plus graves, plus prudents, eurent pendant longtemps (et ils conservèrent même toujours quelque chose de ce caractère) la physionomie d’une sorte de séminaire de docteurs politiques, de députés, de fonctionnaires, de casuistes constitutionnels, de notabilités bourgeoises, n’admettant guère le peuple que pour l’instruire et le diriger. Formant une grande association qui s’étendait sur toute la France, une société mère à laquelle s’affiliaient les petites jacobinières départementales (comme les provinces et la maison mère des ordres religieux), ils avaient une grande puissance sur l’opinion publique, sur l’assemblée et dans les sphères gouvernementales. Les cordeliers n’avaient point d’affiliations au dehors ; mais ils régnaient sur la rue, sur les sections et la Commune, par l’initiative et l’audace ; et quand Paris vibrait et bouillonnait sous le souffle ardent des cordeliers, les révolutionnaires politiques étaient bien obligés de suivre le mouvement.

Ils comptaient dans leurs rangs des individualités fortes et originales : Danton, d’abord, le tonnerre et l’oracle du club ; Marat, l’austère fanatique, le publiciste tout-puissant ; Camille Desmoulins, le fils de Voltaire, l’étincelant journaliste ; d’autres écrivains patriotes, Fréron, Robert, et son épouse Mlle  Kéralio ; Hébert, le pittoresque et furieux père Duchesne ; Chaumette, l’aventureux étudiant, futur procureur de la Commune et promoteur des fêtes de la Raison ; Fabre d’Églantine, l’auteur du Philinte ; le boucher Legendre ; le philosophe Anacharsis Cloots ; Momoro, imprimeur et journaliste ; Vincent, le fougueux adolescent qui deviendra l’adjoint de Bouchotte au ministère de la guerre ; Gusman, ce grand d’Espagne enrôlé d’enthousiasme dans la sans-culotterie, etc.

Avec de tels éléments, on comprend assez quel rôle dut jouer cette société dans le grand drame de la Révolution. Elle fut constamment, en effet, à l’avant-garde, par ses journalistes, par ses orateurs et par ses hommes d’action. Bien qu’il y eût entre eux des nuances d’opinion assez tranchées, ils étaient reliés par des idées communes et formaient une sorte de tribu. La plupart demeuraient autour du club, au centre de ce quartier, l’un des plus révolutionnaires de Paris, à une époque où tous l’étaient, même les quartiers riches et bourgeois.

Les cordeliers protégèrent Marat contre les nombreuses poursuites dont il fut l’objet et lui ménagèrent des asiles assurés, protestèrent contre le désarmement des citoyens non inscrits sur les contrôles de la garde nationale, contre la distinction des citoyens actifs et passifs, contre le décret sur le marc d’argent ; proposèrent les premiers (en juin 1791) la devise : Liberté, égalité, fraternité, et, lors de la fuite du roi, prirent l’attitude la plus énergique et se prononcèrent hautement en faveur de la République. Ils délibérèrent, affichèrent et pétitionnèrent en ce sens : c’est un des leurs, Robert, qui rédigea la pétition demandant la déchéance du roi, et que signa le peuple sur l’autel de la patrie, au Champ-de-Mars (17 juillet 1791).

À la suite des événements de cette malheureuse journée, les cordeliers les plus influents furent poursuivis, réduits à fuir ou à se cacher. Le journal de Marat fut saisi, l’Orateur du peuple, de Fréron, la feuille de Camille Desmoulins cessèrent forcément de paraître. Le Journal du club des cordeliers, qui paraissait depuis le 28 juin, dut également suspendre sa publication. Momoro, l’un des rédacteurs, essaya de le continuer et en prépara quelques numéros, qui contiennent des détails d’un grand intérêt sur l’affaire du Champ-de-Mars, mais qui furent saisis chez lui et qui sont restés inédits. Ces numéros manuscrits existent encore et font partie d’un cabinet d’autographes bien connu.

Cependant le club, après une interruption d’une quinzaine de jours, reprit ses séances, mais dans la salle du musée de la rue Dauphine (alors rue Thionville) ; il ne retourna aux cordeliers qu’en septembre 1793.

Son importance ne fit que grandir au milieu de ces luttes. Comme société, il n’était pas, comme on l’a dit, rival des Jacobins, à proprement parler ; il partageait leur influence et suivait à peu près la même ligne, sauf que les cordeliers avaient plus d’initiative, plus d’indépendance individuelle et d’audace, et que, comme nous l’avons dit, leur action s’exerçait surtout sur Paris. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs faisaient également partie des jacobins.

Avec ses principes républicains bien connus et son tempérament révolutionnaire, la Société des amis des droits de l’homme joua un rôle fort actif dans la révolution du 10 août, qui porta Danton et plusieurs autres cordeliers au pouvoir. Elle fournit aussi la majorité de la députation parisienne à la Convention, ce qui prouve à la fois et son influence et la notoriété de ses membres. Elle avait également la plus grande action sur la nomination des représentants au conseil général de la Commune. Elle se prononça naturellement contre les girondins et contribua à les renverser.

Si la mort tragique de Marat fut un deuil public dans tout Paris, elle fut un deuil de famille dans la section et dans le club. Le corps de l’Ami du peuple fut solennellement déposé sous les arbres du jardin des cordeliers, et son cœur, enfermé dans une urne, resta suspendu à la voûte de la salle des séances.

Cependant, peu à peu, l’ancien élément, les Danton, les Legendre, les Desmoulins, etc., absorbés par leurs travaux à la Convention et par les jacobins, cessèrent de fait de faire partie des cordeliers, dirigés dès lors de plus en plus exclusivement par le parti de la Commune, par le sans-culottisme pur, par Hébert, Chaumette, Momoro, etc, enfin par ceux qu’on a nommés les hébertistes, et auxquels se rattachaient Ronsin, général de l’armée révolutionnaire, Collot d’Herbois, Pache, Bouchotte et d’autres révolutionnaires ardents.

C’est ce parti, comme on le sait, qui provoqua et dirigea le mouvement contre le culte CORD

catholique et qui présida aux fêtes de la Raison.

Les anciens cordeliers, ceux qui avaient lutté de 1789 à 1792, formaient alors dans la République le parti des indulgents, et ils étaient séparés des nouveaux par des nuances d’opinions fort tranchées. C’est par allusion à ces faits que Camille Desmoulins, s’honorant toujours de son ancien titre, marquait cependant la différence en se qualifiant de vieux cordelier. On sait que c’est le titre qu’il donna au journal qu’il publia à la fin de sa vie et qui le conduisit à l’échafaud. V. l’article ci-dessous.

Cependant Robespierre et son parti se préparaient à frapper les hébertistes, et déjà un rapport menaçant de Saint-Just, l’exclusion de Cloots des jacobins et son arrestation, ainsi que d’autres indices caractéristiques, ne laissaient plus aucun doute à cet égard. Camille Desmoulins et Danton furent entraînés dans cette ligue ; ils prêtèrent étourdiment leur appui aux proscripteurs, ce qui ne les empêcha point d’être eux-mêmes frappés quelques jours plus tard.

Les hébertistes, qui sentaient le couteau sur leur tête et qui voyaient chaque jour de nouvelles arrestations de patriotes, agitèrent Paris et se préparèrent à la résistance. Le 14 ventôse an II (27 février 1794), le club se rassemble sous l’empire d’une vive agitation. Précédemment, le tableau de la Déclaration des droits de l’homme avait été couvert d’un voile noir, en signe de l’oppression que subissaient les patriotes. Ce soir-là, après la lecture du prospectus d’un journal que le club voulait fonder, l’Ami du peuple (en souvenir de Marat), une discussion brûlante s’ouvrit ; Hébert désigna assez clairement Robespierre comme un chef de faction ; Carrier prononça le mot d’insurrection ; beaucoup de cordeliers applaudirent à cette parole imprudente. Cependant aucune détermination ne fut prise. Le lendemain on n’en parlait pas moins d’un grand complot contre la Convention et les comités. Quoique le voile qui couvrait la Déclaration eût été solennellement déchiré le 17, et qu’en réalité il n’y eût aucun préparatif sérieux d’insurrection, mais seulement quelques démarches imprudentes, les robespierristes saisirent l’occasion. Le 23, Saint-Just lut à la Convention un rapport foudroyant, et, dans la nuit, Ronsin, Hébert, Vincent, Momoro, etc., furent arrêtés, pour être envoyés à l’échafaud huit jours plus tard. À l’article hébertistes, on trouvera quelques détails de plus sur cette affaire, dont le dénoûment fut la ruine complète du parti de la Commune et de ceux qu’on nommait les ultra-révolutionnaires.

Les cordeliers, privés de leurs chefs, essayèrent cependant de se maintenir en se soumettant au scrutin épuratoire et en rejetant tous ceux de leurs membres qui pouvaient causer quelque ombrage aux vainqueurs. Ils s’épurèrent si soigneusement qu’il ne resta rien de l’ancien esprit, et que leur société devint assez insignifiante pour mériter le dédain. Paris d’ailleurs était décapité ; sa bruyante et forte vie municipale était presque éteinte, du moins ses sections et sa Commune subissaient la discipline robespierriste : il était logique que le club qui avait le plus fidèlement représenté les idées et les passions de la grande cité partageât la même décadence. Il ne joua plus en effet aucun rôle politique et se traîna obscurément jusqu’à la fin de la Convention.