Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DELAVIGNE (Casimir), célèbre poëte français, membre de l’Académie française, frère du précédent

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Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 1p. 342-345).

DELAVIGNE (Casimir), célèbre poëte français, membre de l’Académie française, frère du précédent, né au Havre le 4 avril 1793, mort à Lyon le 11 décembre 1843. Il y a pour l’historien, pour le philosophe, pour le critique, dans la vie de certains hommes, une étude intéressante à faire. On les étudie, on les discute, et de ces études, de ces discussions naît presque toujours un antagonisme d’opinion et de sentiment entre la presse et le public. Casimir Delavigne n’a pas échappé à la loi commune. Chaleureusement applaudi au théâtre, il a eu l’honneur de partager avec Béranger le titre glorieux de poète national. Une certaine partie de la presse cependant a résisté à l’enthousiasme qu’excitaient les Messéniennes, Louis XI, le Paria, les Enfants d’Édouard. Sans doute les grands critiques, tels que Dumoulin, Duvicquet, Poitevin, ont été des premiers à louer un des talents les plus complets et les plus variés qui se soient produits au théâtre ; mais, à côté des remarquables études de ces écrivains, il s’est produit surtout de nos jours quelques critiques amères, quelques attaques violentes, dont nous voulons chercher la cause. C’est dans la vie même de Casimir Delavigne, c’est dans le développement progressif et dans les manifestations de son beau talent, que nous la trouverons.

Tout enfant, Casimir Delavigne, dont le père était un des principaux armateurs du Havre, avait été bercé sur les flots de l’Océan ; il avait accoutumé ses yeux à ce grand spectacle de la mer qui laisse des impressions si profondes, il avait admiré dans ce magnifique bassin cette forêt de mâts, cette multitude de navires de toutes sortes qui frappent vivement les jeunes imaginations. Des hauteurs d’Ingouville il avait contemplé l’immensité de cette plaine liquide, cet horizon sans bornes, plein de mystères et d’inconnu ; aussi, toute sa vie, le souvenir du Havre lui fut cher. Trente ans après il disait dans l’École des vieillards :

BONNARD.

Du Havre où tu naquis, constant admirateur.
Tu cesses de l’aimer ?…

DANVILLE.

                 Qui ? Moi ! Charmante ville !
Elle fut mon berceau… Doux climat, sol fertile,
D’aimables habitants !… Un site ! Ah ! quel tableau !
Après Constantinople il n’est rien de plus beau !

On sent dans ces vers un enthousiasme très-franc et très-vif pour cette ville que le poëte aimait tant. Talma, si beau, si grand dans le rôle de Danville, les prononçait avec une chaleur, une conviction qui étaient bien dans l’esprit de l’auteur. Les artistes qui, depuis Talma, ont repris le rôle, ont commis le lourd contre-sens de dire ces vers plaisamment et de mettre une raillerie où le poëte avait mis tout son cœur.

Il avait dix ans quand son père l’envoya à Paris, au lycée Napoléon (alias, collège Henri IV), où son frère aîné, Germain, était déjà depuis plusieurs années. Outre Germain, Casimir y eut pour camarades Dabot et Jubé, qui ont brillé plus tard dans l’enseignement ; Eugène Scribe, qui resta l’ami de toute sa vie ; Léon et Alfred de Wailly, esprits distingués et charmants ; Saint-Arnaud, singulier mélange de bien et de mal. D’autres noms pourraient être cités ; mais ceux-là résument les amitiés et les sympathies du poëte dans sa jeunesse. Les deux premières années que Casimir passa à Paris furent un apprentissage de la vie de collège. Habituée aux câlineries de la maison paternelle, sa santé faillit succomber sous les épreuves assez dures du régime presque militaire du lycée ; mais la nature a d’immenses ressources à cet âge, et peu à peu l’exercice, les jeux donnèrent à l’enfant une vigueur qui dissipa toute crainte. Pendant cette espèce de noviciat, les études avaient été un peu négligées : on avait soigné le corps et ménagé l’esprit ; mais le jour où Casimir se sentit fort et bien vivant, il voulut regagner le temps perdu. En deux années, il rejoignit ses camarades, et à quatorze ans il était l’un des élèves les plus distingués du lycée. Il s’était pris d’un grand amour pour les poëtes grecs et latins, et plus tard il devait chercher à reproduire les beautés de la littérature ancienne. Sa mort a laissé inachevés divers essais de tragédie grecque dont quelques fragments seulement nous sont parvenus. Ce penchant vers la poésie était vivement encouragé par Germain, un peu plus âgé que lui et qu’il prenait pour confident de ses premiers vers. Vivement sollicité par son frère, il écrivit quelques traductions, quelques églogues, quelques idylles qui charmèrent tout d’abord son juge un peu partial. Ce premier succès décida Casimir à continuer. Germain Delavigne s’était déclaré fort content des vers de Casimir et l’engageait à les soumettre au jugement d’un homme dont la compétence était hors de doute, Andrieux. Comme tous les élèves dont les parents habitent la province, Germain et Casimir passaient leurs jours de sortie chez un correspondant qui n’était autre que leur oncle maternel, M. Lambert-Sainte-Croix, avoué près la cour de Paris.

M. Lambert-Sainte-Croix, dont l’esprit et l’érudition étaient célèbres au palais, recevait les écrivains, et les écrivains les plus distingués de cette époque. Il avait lu les vers de Casimir, et, flatté d’avoir un poëte dans sa famille, il les présenta à Andrieux qu’il voyait dans l’intimité. Le célèbre écrivain fut sévère pour le débutant. Il ne trouva dans les pièces qui lui furent soumises qu’une imitation un peu servile des grands modèles, sans cette originalité, sans cette personnalité qui font que l’artiste est lui-même et non la copie d’un autre ; et, avec l’amertume d’un homme qui sait que la carrière des lettres réserve plus de désappointements que de joies et de succès, il répondit à son ami : « Ce n’est pas mal, mais, croyez-moi, il serait bien plus sage de le disposer à faire son droit. » Sans se laisser décourager, le jeune poète comprit qu’Andrieux n’avait pu juger de l’avenir d’un écrivain dans une œuvre qui pouvait aussi bien appartenir à tous les bons élèves de rhétorique. Il se remit au travail, soutenu dans sa résolution par cette conscience de sa propre valeur. Il ne se sentait aucune vocation pour la carrière du droit ; aussi réunit-il toutes ses forces et toute son énergie, et résolut-il de faire revenir Andrieux sur son arrêt.

Il s’appliqua d’abord à perfectionner son style, à l’épurer, à le débarrasser de cette emphase, de ce faux brillant qui sont le cachet de la littérature de la République et de l’Empire. Plus maître de sa forme, il chercha un sujet qui lui permît de tenter une nouvelle épreuve. Les événements devaient se charger de le lui fournir. On était arrivé à 1811. Napoléon, rompant brusquement avec son passé, venait de mettre sur le trône de France une Autrichienne, Marie-Louise. Il avait renvoyé Joséphine, la gracieuse compagne de ses mauvais jours, mais il avait la satisfaction suprême de se répéter en parlant du dernier roi de France : « Mon pauvre oncle, Louis XVI ! » Tout à coup l’Europe apprit qu’il était né un fils à Napoléon, un héritier à cet homme qui, depuis douze ans, jouait avec les trônes et les empires. La joie fut immense de toutes parts. Les partisans de l’empire voyaient dans cette naissance tant désirée la consolidation de Napoléon et le commencement d’une dynastie à laquelle ils se dévouaient d’avance. Les réactionnaires, les partisans de la paix, les industriels, les commerçants, les propriétaires croyaient à un changement de politique. Ils pensaient que Napoléon allait réunir ses efforts pour faire riche et puissante à l’intérieur cette France à qui Marie-Louise venait de donner un futur souverain. Les poëtes ne pouvaient manquer de chanter cet événement. Mais au milieu du déluge de vers qui inonda la France, on remarqua un dithyrambe signé d’un inconnu et qui rappelait par l’élévation des idées, l’élégance et la pureté du style, la facture et le rhythme, la grande poésie du XVIIe siècle. Ce dithyrambe était l’œuvre de Casimir Delavigne. M. Lambert-Sainte-Croix, tout fier du début de son neveu, voulut le présenter à son ami Andrieux. Ce dernier, après avoir lu cette pièce avec un vif intérêt, s’écria : « Voilà qui est bien différent ! Il ne faut plus le tourmenter : amenez-le-moi, il ne fera jamais que des vers, et j’espère qu’il les fera bons. » Les hommes de goût applaudirent à l’œuvre du jeune poète. Ce dithyrambe était loin cependant de la perfection ; mais il y règne une facilité, une pureté de style, un dédain des formules banales, de l’affectation et de l’emphase, qu’on n’est pas habitué à rencontrer chez les écrivains de cette triste période littéraire. Faut-il attribuer une partie du succès à la pénurie extrême de poëtes dont s’affligeait cet empereur qui faisait des maréchaux, des princes et des rois, et ne put avoir un écrivain ? Quel que soit le motif véritable, le succès fut considérable et Andrieux le consacra lui-même en encourageant vivement Casimir à persévérer dans une carrière où l’attendait le plus brillant avenir. Mais tout allait dépendre d’un événement qui pouvait ruiner à jamais ces espérances si justement fondées. L’Empire touchait à cette douloureuse époque, à ces effroyables années 1812 et 1813, à ce dernier chant du poëme impérial si plein de grandes choses. Napoléon, pressé de toutes parts, menacé par ses ennemis, abandonné par ses alliés, voulait sauver le fruit de quinze ans de conquête, et, pour cette lutte suprême, il demandait à la France un dernier sacrifice. La conscription, qui avait dévoré successivement les jeunes gens de vingt et de dix-neuf ans, les prenait alors à dix-huit. Casimir fut soumis comme tous les hommes de son temps à cette loi impitoyable. Il se rendit au Havre. La faiblesse de sa constitution, qui le rendait incapable de supporter les fatigues de la guerre, n’eût cependant pas suffi à le faire exempter du service ; mais une légère atteinte de surdité, qui disparut complètement depuis, fut le motif d’exemption qu’il présenta au conseil de révision. Cette infirmité devait être certifiée par les jeunes conscrits de sa classe. Tous s’empressèrent d’apporter leur affirmation. C’est ainsi que Casimir put rester en France. Quelques biographes ont raconté que Napoléon, enchanté du dithyrambe de Casimir, avait exempté le poète du service militaire. Ce récit est absolument faux ; c’est à la sympathique admiration de ses jeunes compatriotes, à leur fraternel dévouement, que Casimir dut cette faveur. Il en conserva toute sa vie le plus reconnaissant souvenir. Le dithyrambe sur la naissance du roi de Rome avait fait un certain bruit. Nous l’avons dit, on n’était guère habitué, depuis l’avènement de la poésie républicaine, à la belle langue du XVIIe siècle, et les vers de Casimir avaient à la fois étonné et charmé les esprits délicats. Le comte Français (de Nantes) était de ces hommes. Directeur général des droits réunis, il avait établi deux classes parmi les emplois qui relevaient de son autorité : les uns appartenaient aux futurs financiers ou administrateurs, qui, en échange d’un travail modéré et d’appointements raisonnables, y apprenaient la science de l’administration ; les autres étaient réservés aux artistes, aux littérateurs, que le manque de fortune aurait empêchés de travailler et à qui il imposait délicatement l’obligation de ne s’occuper que de leur art. Le comte Français avait lu le dithyrambe de Casimir. Il y reconnut de sérieuses qualités de style, il y applaudit une élévation de pensée, un enthousiasme qui n’empruntaient rien à la flatterie ou à l’ambition. Il se fit présenter le jeune poëte. Casimir se trouvait à ce moment même dans une position fort critique. Ruiné par les longues guerres de la République, le commerce du Havre était dans une situation déplorable. Les plus riches armateurs avaient vu leurs navires saisis par l’ennemi, les plus prudents avaient la triste consolation de les voir stationner inactifs dans la rade. Le père de Casimir avait perdu sa fortune et celui-ci se trouvait dans l’impossibilité de continuer une carrière qui lui promettait les plus brillants succès. Sur les instances du comte Français, Casimir dévoila sa position, ajoutant qu’il regrettait une ruine qui le forçait d’abandonner les lettres. Le directeur général pressentait l’avenir de Casimir ; il voulut lui faciliter les premiers pas : il lui donna le jour même un emploi dans son administration, sous la condition expresse que son protégé ne s’y présenterait qu’une fois par mois pour toucher ses appointements. Casimir accepta avec reconnaissance ; cependant sa fierté souffrait de cette gratification mensuelle que ne justifiait aucun travail. Mais chaque fois que le comte Français le rencontrait dans les bureaux, il le renvoyait : « Allez travailler, lui disait-il, ne venez pas ici perdre votre temps. Si je vous ai donné une place, c’est pour que vous ayez bientôt le moyen de vous en passer. » Au reste, ce protecteur délicat ne perdait pas de vue le jeune poëte. Il l’avait admis dans son cercle intime, et Casimir se trouvait en relations avec ce que Paris avait DELA

alors d’esprits distingués. Soutenu par ces encouragements, il se livrait avec ardeur à ces études qui complètent si bien à vingt ans. l’instruction un peu sommaire du collège ; il se familiarisait avec les grands écrivains de toutes les époques et développait ainsi ses rares facultés. Il n’attendait qu’une occasion de prouver, sinon par un succès, au moins par un essai, qu’il était digne de la bienveillance dont on lui donnait tant de preuves. Les concours académiques étaient très-suivis à cette époque. Casimir envoya un poëme intitulé : Charles XII à Narva. Cette production, où se retrouvent, au moins en germe, les grandes qualités de notre poète, n’obtint qu’une mention honorable. Cette récompense modeste était encore un encouragement. L’année suivante, l’Académie avait donné comme sujet de concours la Découverte de la vaccine ; Casimir obtint cette fois un accessit. Il faut en convenir, le sujet n’avait rien de bien poétique, et il faut savoir gré à Casimir d’avoir orné sa description technique de l’opération de la vaccine de quelques vers élégamment tournés et qui indiquent ce soin minutieux, cette étude consciencieuse qu’il apportait à toutes ses œuvres. Mais les travaux littéraires n’absorbaient pas tellement le poète qu’il ne suivît d’un regard ému les graves événements qui se préparaient pour la France. Les heures douloureuses étaient venues, en effet. Casimir sentit vivement le malheur qui accablait notre pays. Il fut surtout indigné de la joie qu’inspirait même en France la victoire de nos ennemis. C’est alors que, n’écoutant que son courage et son enthousiasme, il écrivit sa première messénienne, cet admirable dithyrambe qui devait consoler les vaincus et les venger. La Bataille de Waterloo fit le tour de la France et y excita partout des transports d’admiration. Le début était plein de majesté et de grandeur, et la dernière strophe contenait une prophétie dont l’accent énergique faisait une menace.

    Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre.
Par d’injustes clameurs ces braves outragés
A se justifier n’ont pas voulu descendre ;
    Mais un seul jour les a vengés :
    Ils sont tous morts pour vous défendre.
. . . . . . . . . . . . . .

Et vous, peuples si fiers du trépas de nos braves.
      Vous, les témoins de notre deuil.
      Ne croyez pas, dans votre orgueil,
Que, pour être vaincus les Français soient esclaves ;
Gardez-vous d’irriter nos vengeurs à venir ;
Peut-être que le Ciel, lassé de nous punir.
      Seconderait notre courage,
      Et qu’un autre Germanicus
Irait demander compte aux Germains d’un autre âge,
      De la défaite de Varus !

Et cette sévère leçon de modération, ce noble hommage au courage malheureux, paraissait en juillet 1815, au lendemain de Waterloo ! Mais la France entrait seulement dans cette voie douloureuse d’humiliations qui firent saigner tant de cœurs généreux. Maîtres de Paris et de la France, les alliés voulurent user de représailles. Nos musées étaient devenus l’asile des chefs-d’œuvre des arts à toutes les époques ; non contents de reprendre les chefs-d œuvre que nous avait donnés la victoire, les alliés enlevèrent des statues, des tableaux qui appartenaient à la France. Un long cri d’indignation retentit dans le pays. C’est encore Casimir qui s’en fit l’écho. Il publia sa seconde messénienne (la Dévastation du musée.) On y retrouvait le même patriotisme, la même éloquence, la même énergie, la même insouciance des dangers que pouvait s’attirer le poète. Il débute ainsi :

La sainte vérité qui m’échauffe et m’inspire
Écarte et foule aux pieds les voiles imposteurs ;
Ma muse de nos maux flétrira les auteurs,
     Dussé-je voir briser ma lyre
Par le glaive insolent de nos libérateurs.

Citons aussi la dernière strophe, pleine de ce haut dédain qui fait le vainqueur si petit devant le vaincu :

Croit-il (l’étranger) anéantir tous nos titres de gloire ?
On peut les effacer sur le marbre ou l’airain :
Qui les effacera du livre de l’histoire ?
Ah ! tant que le soleil luira sur vos États,
Il doit en éclairer d’impérissables marques :
Comment disparaîtront, ô superbes monarques,
Ces champs où les lauriers croissaient pour nos soldats ? Allez, détruisez donc tant de cités royales,
Dont les clefs d’or suivaient nos pompes triomphales !
      Comblez ces fleuves écumants,
Qui nous ont opposé d’impuissantes barrières ;
Aplanissez ces monts dont les rochers fumants
Tremblaient sous nos foudres guerrières.
Voilà nos monuments ! C’est là que nos exploits
Redoutent peu l’orgueil d’une injuste victoire,
Le fer, le feu, le temps, plus puissant que les rois,
      Ne peut rien contre leur mémoire.

Le succès de cette messénienne dépassa peut-être celui de la première. La France salua en Casimir Delavigne son poëte national. Ne méritait-il pas ce beau titre celui qui justifiait si bien ces vers d’une autre messénienne :

J’ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs !

La chute de l’empire avait entraîné la retraite du comte Français, et, privé de son protecteur, Casimir Delavigne avait dû quitter l’administration des droits réunis. Au surplus, son attachement aux gloires que proscrivait la Restauration, son éclatant hommage à des hommes que l’on n’appelait plus que les bandits de la Loire, ses imprécations contre les étrangers auxquels les Bourbons de la branche aînée devaient leur couronne et les courtisans leurs bénéfices, tout cela n’était pas fait pour attirer sur le poëte la bienveillance du pouvoir. Et cependant c’est à son courage, à son généreux et ardent patriotisme qu’il dut la protection d’un homme d’État que ses contemporains ont diversement jugé, le baron Pasquier, plus tard chancelier de France, et qui était alors garde des sceaux. Il lut avec un vif intérêt les trois messéniennes, et en voulut connaître l’auteur. Casimir lui fut présenté. Le baron Pasquier, dont l’esprit fin était célèbre, fut enchanté de son entrevue avec le poëte, et, pour s’attacher un homme dont il appréciait très-justement la valeur, il créa en sa faveur une place de bibliothécaire de la chancellerie, véritable sinécure qui permettait à Casimir de se livrer sans souci matériel à ses travaux littéraires.

Le jeune poëte comprenait que ces facilités lui imposaient plus impérieusement l’obligation de réussir et de produire des œuvres sérieuses. Il avait écrit une tragédie dont le sujet, emprunté à Euripide, n’avait présenté qu’un faible intérêt sur notre scène. Avec une modestie que le succès des Messéniennes rendait plus remarquable, Casimir condamna lui-même son œuvre et chercha dans notre histoire nationale un épisode dramatique. Un passage d’une chronique lui donna le sujet des Vêpres siciliennes. Cette tragédie achevée, il la présenta au comité de la Comédie-Française. Le poète croyait avoir accompli la partie la plus pénible de sa tâche ; il n’était qu’au début de cette série d’ennuis, de traverses, de tribulations de toute espèce que l’écrivain doit subir depuis le moment où l’œuvre éclot dans son cerveau jusqu’à l’heure de la représentation. MM. les comédiens du roi laissèrent longtemps les Vêpres siciliennes dans les cartons. Sollicités par de hauts personnages, ils se décidèrent pourtant à la lire ; mais, malgré ses grandes beautés de style, malgré l’éclat de la poésie, ils ne la reçurent qu’à correction. Cet arrêt signifiait que la pièce devait être remaniée suivant les indications du comité. Au reste, l’arrêt était motivé suivant l’usage. Une jeune sociétaire, plus célèbre pour sa beauté que pour son talent, motivait ainsi son vote : « Je refuse l’ouvrage, parce que je la trouve mal écrite. » Tous les membres de l’aréopage n’étaient cependant pas de cette force, et l’un des bulletins portait ce jugement prophétique : « Je reçois cet ouvrage malgré ses défauts ; j’y trouve la preuve que l’auteur un jour écrira très-bien la comédie. » Ce bulletin était de Thénard, qui tenait l’emploi de premier comique, le successeur très-applaudi de Dugazon. Ainsi, à une époque où Casimir n’avait encore publié que trois messéniennes, où il présentait une tragédie, Thénard pressentait la verve railleuse, la gaieté si fine de l’auteur de Don Juan d’Autriche, des Comédiens, de la Princesse Aurélie, du Conseiller rapporteur. La sévérité du comité n’avait pas découragé Delavigne ; il s’était remis avec ardeur au travail, et quelques mois après il présentait de nouveau sa tragédie. Cette fois. la consolation d’une demi-acceptation ne lui fut même pas accordée. Le refus était définitif. Il revint chez lui, désespéré, doutant de lui, prêt à renoncer à la poésie ; car c’est une des terribles épreuves de la vie littéraire, et qui payent largement les succès les plus éclatants, que ce doute, cette méfiance de soi-même qui s’empare de l’artiste à certaines heures. Le poète avait auprès de lui un ami fidèle, dévoué, croyant surtout, Germain, son frère, qui releva son courage, lui rendit l’espoir. « Le jugement qui condamne ton œuvre n’est peut-être pas sans appel, » lui dit-il. Néanmoins, pour quelque temps, Casimir ne voulut pas revenir au théâtre. Son échec à la Comédie-Française avait laissé dans son esprit un doute que fortifiait encore sa modestie. Il se présenta bientôt une occasion de contrôler l’arrêt du comité. L’Académie avait mis au concours cette thèse : « Le bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie. » Pressé par Germain, Casimir composa une épître. Mais, encore sous l’impression de son échec, il prit le contre-pied de la proposition académique. Avec une grâce spirituelle, il soutenait que l’étude et le travail avaient leurs dangers et leurs chagrins, que la science, la supériorité étaient souvent le motif de persécutions de toute sorte ; il citait Galilée, Cicéron, Anaxagore, tous ceux que l’obscurité et l’ignorance auraient faits moins grands, mais plus heureux. Il se plaignait des fatigues, des soucis, des inquiétudes que cause le travail, mais il s’en plaignait en souriant, et, comme fatigué d’avoir soutenu ce paradoxe, il concluait :

                        Dans l’ardeur d’un beau zèle,
Je condamnais la gloire et l’étude avec elle.
Ingrat, je blasphémais : leurs rêves séduisants
D’un orgueilleux espoir caressaient mes vieux ans,
Me promettaient déjà cette palme éclatante,
Digne prix qu’Apollon par vos mains nous présente,
Dans mon cœur épuisé réveillaient des désirs
Et réfutaient mes vers en charmant mes loisirs.
J’étais heureux enfin ; dans cette triste vie,
Où de revers si prompts la victoire est suivie.
Où nos plus doux plaisirs deviennent nos bourreaux,
L’étude après l’amour est le meilleur des maux.

Casimir, qui avait à cette époque vingt-six ans, s’était vieilli à plaisir ; il s’était donné soixante ans pour mieux se dissimuler. L’Académie y fut prise. L’épître eut un grand succès. Cependant le règlement était formel : Casimir n’avait pas traité le sujet mis au concours, il ne put donc être couronné. Toutefois, une compensation flatteuse lui était réservée. Son épître, lue en séance publique, fut couverte d’applaudissements. Ce concours fut très-remarquable. L’Académie avait reçu une autre épître sur le même sujet, mais dans les conditions du concours. La versification en était facile et élégante ; mais l’auteur, à l’encontre de Casimir qui se vieillissait, s’était donné quatorze ans !Quatorze ans, l’auteur de l’épître que l’Académie voulait couronner, quatorze ans, le poète que la docte assemblée applaudissait ! c’était une raillerie. Il fut décide qu’en raison de cette moquerie peu respectueuse, l’épître serait mise hors concours avec celle de Casimir. Néanmoins, en raison de ses beautés, elle eut le même honneur et le même succès en séance publique. Pendant qu’on lisait son œuvre au palais Mazarin, le poète mis hors concours jouait aux barres dans la cour de son collège. Il apprit par un parent qu’on l’accusait d’avoir trompé les immortels. Il fit chercher son acte de naissance et l’envoya à l’Académie. Le poète avait juste quatorze ans et deux mois et s’appelait : Victor Hugo ! Le prix fut partagé entre Saintine et Lebrun, l’accessit donné à Loyson ; Victor Hugo eut une mention honorable. Il devait ce demi-échec à ces deux vers, qui effarouchèrent la susceptibilité de l’Académie :

Moi qui, toujours fuyant les cités et les cours,
De trois lustres à peine ai vu finir le cours…

Pourquoi ne pas citer ceux qui furent le plus vivement applaudis ?

Mon Virgile à la main, bocages verts et sombres,
Que j’aime à m’égarer sous vos paisibles ombres !
Que j’aime, en parcourant vos gracieux détours,
A pleurer sur Didon, à plaindre ses amours l
Là, mon âme tranquille et sans inquiétude
S’ouvre avec plus de verve aux charmes de l’étude ;
Là, mon cœur est plus tendre et sait mieux compatir
A des maux que peut-être il doit un jour sentir.

Le succès de l’épître avait à moitié consolé Casimir Delavigne des rigueurs de la Comédie-Française. Les éloges donnés à l’élégance et à la pureté de son vers, à la grâce des images, au tour spirituel de plusieurs passages le relevaient à ses propres yeux et venaient appuyer le mot de son frère : « Peut-être le jugement qui te condamne n’est-il pas sans appel : » Mais Casimir sentait que le théâtre exige des qualités spéciales, qu’une pièce bien écrite, riche en beaux vers, peut être sans intérêt, sans action sur le public, parce qu’à la scène il faut surtout du mouvement, du pathétique, de la passion, de la vie réelle. Et ses Vêpres siciliennes ne péchaient-elles pas par ce côté ? Il était plongé dans cet état de doute et de défiance, quand éclata un événement qui devait avoir une influence décisive sur sa destinée. L’Odéon vint à brûler. Ce théâtre était dirigé à cette époque par Picard, l’auteur de la Petite ville et de quelques comédies fort applaudies de son temps, où cet écrivain avait révélé une observation fine, un esprit brillant et un peu railleur, des qualités littéraires peu communes en 1820. L’incendie de l’Odéon entraînait la ruine non-seulement de Picard, mais de nombreuses familles d’artistes et d’artisans qui tiraient leurs moyens d’existence de l’exploitation du théâtre. Plusieurs écrivains dont les pièces avaient été reçues voyaient s’évanouir leurs espérances. La désolation fut vive. Casimir Delavigne avait été présenté à Picard par Andrieux ; il s’empressa d’apporter au directeur malheureux les consolations d’un ami sincère ; mais, trop pauvre pour venir en aide à son infortune, fl ne pouvait que partager son chagrin. Louis XVIII ordonna la reconstruction du théâtre et en donna la direction à Picard. Aussitôt l’ordonnance signée, Picard s’occupa de réunir une troupe digne de figurer sur le second théâtre français, et il eut lieu de s’applaudir de son choix ; parmi ses pensionnaires figuraient Samson, Provost, Lockroy et quelques autres artistes éminents qui ont fait depuis la gloire de la Comédie-Française. En même temps, Picard cherchait des pièces pour former un nouveau répertoire. Il s’adressa à Casimir Delavigne qui n’offrit qu’avec hésitation ses Vêpres siciliennes. La pièce, présentée au comité de lecture, dans lequel siégeaient Droz, Andrieux et quelques esprits aussi distingués, fut accueillie avec la plus grande faveur, et il fut décidé que la nouvelle tragédie serait donnée pour l’inauguration du nouveau théâtre. Casimir touchait enfin à la réalisation de ses espérances, à la récompense de ses travaux. Une dernière épreuve restait à affronter : que dirait le public ? Malgré l’assurance que tout le monde lui donnait d’un grand succès, Casimir était dans une vive inquiétude. La représentation eut lieu le 23 octobre 1819. Les annales du théâtre ne nous donnent pas d’exemple d’un tel succès. Les indiscrétions des coulisses avaient marché ; on savait que l’œuvre nouvelle était signée de l’auteur des Messéniennes. L’affluence était considérable ; le théâtre regorgeait de spectateurs, la place de l’Odéon et les rues adjacentes étaient couvertes d’une foule sympathique témoignant par son attitude de son empressement, de son intérêt pour le jeune poète. À chaque acte, des spectateurs apportaient le bulletin de la bataille, et, avec les applaudissements, on entendait répéter les vers du poète. A l’intérieur, l’enthousiasme n’était pas moins vif. Chaque scène était le signal de bravos frénétiques ; quand la toile tomba sur le quatrième acte, les applaudissements éclatèrent avec une nouvelle énergie ; ils duraient encore quand le rideau se leva sur le cinquième. Le succès n’avait pas été douteux un moment de la soirée. C’est au milieu d’un silence solennel, bientôt rompu par des vivat, devant une salle debout, haletante, ivre d’enthousiasme, que le nom de Casimir Delavigno fut jeté à la foule. De ce jour, Casimir était sacré poète. Picard s’était jeté dans ses bras en lui disant avec effusion : « Mon cher Casimir, vous nous sauvez. Vous êtes le fondateur du second théâtre français. Jouissez bien de votre succès. Vous ferez sans doute encore de plus beaux ouvrages, mais vous n’obtiendrez jamais un pareil triomphe ! » Quant à lui, profondément touché des marques de bienveillance et de sympathie que tout le monde lui prodiguait, il disait à son frère : « Je suis bien heureux d’avoir trouvé à mon début dans la carrière tant d’hommes distingués qui veulent bien me donner leurs conseils et qui prennent à mes succès autant d’intérêt que moi-même. Si je réussis, c’est une dette que j’acquitterai plus tard, lorsque des jeunes gens viendront me consulter à mon tour. » Et cette promesse, il l’a tenue religieusement. Toute sa vie, il a cordialement accueilli les débutants, et il a eu souvent le bonheur de voir sa recommandation être utile à ses protégés. Bien que son cœur fût exempt de tout fiel, Casimir appartenait, comme tout artiste véritable, à ce genus irritabile vatum dont parle le poète. Son échec à la Comédie-Française avait laissé dans son âme contre ses premiers juges une irritation dont il n’était pas toujours le maître, et qui se traduisait parfois en épigrammes mordantes. Il avait, sous cette influence, écrit plusieurs scènes comiques sans lien dramatique entre elles et plutôt pour donner satisfaction à son esprit railleur que pour faire une pièce. Le succès de sa tragédie à l’Odéon, le bulletin du comédien Thénard l’engagèrent à tenter une seconde fois la fortune au théâtre. Il réunit les scènes éparses, les coordonna et porta à Picard son œuvre nouvelle les Comédiens. Elle fut jouée immédiatement avec un brillant succès. On a reproché avec raison à cette comédie la faiblesse de l’intrigue, le décousu de la composition. Ces reproches sont mérités : les Comédiens offrent plutôt une série de scènes comiques qu’une pièce dans l’acception scénique de ce mot. Mais que d’esprit, que de verve, que de raillerie de bon goût rachètent ce défaut ! Les mœurs, les usages de MM. de la Comédie-Française étaient pris sur le vif et peints avec un naturel qui ouvrait le champ aux applications personnelles. Le succès de ses deux premiers ouvrages dramatiques avait rendu à Casimir tout son courage et tout son espoir. Un livre célèbre de de Maistre, le Lépreux de la cité d’Aosle, lui donna l’idée première d’une nouvelle tragédie. Casimir conçut la pensée de mettre sur la scène un homme frappé d’une réprobation universelle, comme atteint non pas d’une lèpre physique, mais d’une lèpre morale. L’idée du paria était trouvée. C’était pour une imagination aussi brillante un admirable sujet que la lutte de cet homme qui a conservé toutes les passions, tous les sentiments des autres hommes, et qui tente vainement de goûter les joies et les bonheurs de l’humanité, dont, jusque-là, il n’a connu que les douleurs. Le Paria fut représenté à l’Odéon le 1er décembre 1821, et un nouveau triomphe vint affirmer le talent de Casimir Delavigne. Pendant les trois années qu’il venait de consacrer au théâtre, les événements avaient marché. Casimir les avait suivis avec un vif intérêt, et, se faisant encore l’écho de l’opinion publique, il avait publié plusieurs messéniennes où l’on retrouvait cette indépendance de pensée, cette défense des vaincus, cet hommage au malheur, en même temps que la beauté et l’énergie de style qui avaient ait le succès des premières Messéniennes. Il était bien resté le poète national. Ainsi, lorsque les Grecs, après une lutte héroïque, tombaient écrasés sou3 la tyrannie turque, Casimir publiait le Jeune diacre, Aux ruines de la Grèce païenne, Tyrtée aux Grecs. Quand on apprit que le grand poète anglais, que Byron, le défenseur de la Grèce, venait de mourir à Missolonghi, Casimir laissa tomber de sa plume une de ses plus belles messéniennes, À Byron. Les derniers vers respirent cet enthousiasme que l’âme du poëte ressentait si vivement :

Westminster, ouvre-toi ! Levez-vous devant elle
                              (l’ombre de Byron) !
   De vos linceuls dépouillez les lambeaux,
Royales majestés. Et vous, race immortelle,
Majestés du talent qui peuplez ces tombeaux,
Le voilà sur le seuil, il s’avance, il se nomme…
Pressez-vous, faites place à ce digne héritier !
Milton, place au poète ! Howe, place au guerrier !
   Pressez-vous, rois, place au grand homme !

La hardiesse de certains vers, qui reprochaient au gouvernement son abstention dans ces cruelles circonstances, irrita le ministère. Le baron Pasquier n’était plus garde des sceaux. Le nouveau ministre supprima la place de bibliothécaire qui avait été donnée à Delavigne. La suppression de son emploi, bien que les appointements n’en fussent pas considérables, devait être sensible à Casimir que ses pièces étaient loin d’avoir enrichi. Mais il put se consoler facilement de cette petite persécution dont le public s’irrita plus que lui-même, quand il reçut du duc d’Orléans l’offre de la place de bibliothécaire du Palais-Royal. La lettre du futur roi contenait cette phrase gracieuse : « J’apprends, mon cher poëte, que le tonnerre est tombé sur votre maison, je vous offre un appartement dans la mienne. » Casimir accepta avec reconnaissance une offre si cordialement, si délicatement faite. Il alla s’établir au Palais-Royal, où l’intimité d’un prince spirituel et affectueux devait lui faire oublier rapidement les petites contrariétés du ministère. Nous nous sommes étendu un peu longuement sur les débuts de Casimir Delavigne. C’est, en effet, chez les grands artistes, l’époque la plus intéressante de leur vie. Les luttes du talent contre la misère, contre les difficultés de l’art, contre la méfiance ou la réserve du public présentent un intérêt que ne saurait offrir la position d’un homme que le succès a déjà accueilli et qui est sûr de lui-même et de son influence. Casimir Delavigne avait donné de hautes preuves de son talent ; il désirait prendre place dans l’illustre assemblée qu’on a nommée le parlement de la littérature. Il avait consacré sa vie entière aux lettres, et il ne voulait demander qu’aux lettres les distinctions qui doivent être la récompense du talent. Plusieurs fois la ville du Havre lui offrit ses suffrages. Foy, Manuel, Laffitte, dont l’influence à la Chambre était considérable, voulurent l’avoir pour collègue ; mais Casimir s’en défendit toujours : « Non, non, disait-il, les lettres, comme la politique, exigent un homme tout entier. » Plus tard, le duc d’Orléans, devenu roi de France, lui offrit un siège à la Chambre des pairs. Casimir refusa encore, alléguant qu’un écrivain se doit tout entier à sa profession. Plusieurs fauteuils étant devenus successivement vacants à l’Académie française, Delavigne se mit sur les rangs, mais deux fois il échoua. Il avait eu pour rivaux heureux, la première fois, M. Frayssinous, le célèbre évêque d’Hermopolis, la seconde fois, l’archevêque de Paris, M. de Quélen. Ses amis l’engageaient à se présenter une troisième fois : « Ce serait bien inutile, répondit Casimir, cette fois on m’opposerait le pape. »

La Comédie-Française avait plus d’une fois regretté son premier jugement un peu précipité sur le talent d’un écrivain qui, en trois ans, avait fait représenter trois pièces d’une grande valeur littéraire. Elle aurait désiré voir Delavigne, oubliant le passé, se présenter de nouveau à ses suffrages ; mais le poëte se refusa à toute démarche qui n’aurait pas été officiellement sollicitée par le comité. Le comité se vit donc contraint de demander la paix, lui qui d’ordinaire traitait si cavalièrement les écrivains. Casimir, qui désirait entrer au Théâtre-Français, se prêta volontiers à une réconciliation. Il lut lui-même aux sociétaires une comédie qu’il venait d’achever et qui devait faire époque dans la littérature dramatique du XIXe siècle, l’école des vieillards. Talma était présent à la lecture. Le rêve de Talma avait toujours été de jouer un rôle où le comique élevé se mêlât au dramatique. Il vit dans le personnage de Danvilîe la réalisation de ses désirs. À plusieurs reprises, il avait prié Casimir de répéter certaines tirades ou gaies ou dramatiques. Quand la lecture fut achevée, il se leva vivement, et, s’approchant de l’auteur : « Ce rôle de Danville, c’est moi-même, c’est moi seul qui dois le jouer ; je vous le demande, et vous ne pouvez pas me le refuser. » Cet empressement, cette chaleur de l’éminent artiste étaient le plus beau succès que pût rêver Casimir. Talma fit mettre immédiatement la pièce en répétition. Il avait choisi les artistes dont les qualités devaient le mieux se rapprocher du caractère des divers personnages. Mlle Mars s’était chargée du rôle d’Hortense. La pièce, admirablement interprétée, fut représentée le 6 décembre 1823 ; le succès en fut immense. Depuis cette époque, cette belle comédie est restée au répertoire, et bien des artistes ont reculé devant le rôle de Danville que Talma avait créé de façon à effrayer ses successeurs. En présence de ce nouveau triomphe, il devenait difficile à l’Académie de repousser plus longtemps Casimir Delavigne. En 1825, la mort du comte Ferrand laissait un fauteuil vacant. De bienveillants encouragements décidèrent le poète à se mettre de nouveau sur les rangs, et cette fois l’éclat de son élection dut lui faire oublier ses deux premiers échecs. Sur vingt-huit votants, il obtint vingt-sept voix. Charles X voulut donner un témoignage personnel de son admiration pour l’auteur de l’École des vieillards. Il chargea M. de La Rochefoucauld d’annoncer au nouvel académicien qu’une pension de 1,200 francs lui était accordée par le roi ; mais Casimir avait trop de vraie dignité, trop de respect de lui-même, pour accepter les bienfaits d’un gouvernement dont il blâmait énergiquement les actes et les tendances. Il écrivit donc au roi pour refuser la pension. Sa lettre est un chef-d’œuvre du fermeté respectueuse, de courage et de dignité. C’est le 7 juillet 1825 que Casimir prononça son discours de réception à l’Académie, Nous avons sous les yeux ces pages éloquentes, et nous y retrouvons comme l’écho des voix sympathiques qui entraînaient alors la France vers la liberté.

Depuis quelque temps déjà, les travaux de Delavigne avaient altéré sa santé. Les médecins furent unanimes pour lui ordonner un voyage dans le midi de l’Europe. Casimir eut peine à leur obéir ; les instances de ses amis et de sa famille triomphèrent de sa résistance. Avant son départ, il avait communiqué à Talma le plan d’une nouvelle tragédie, Louis XI, dont le rôle principal était d’avance destiné à l’illustre tragédien ; mais la mort devait briser l’espoir que concevait le poète. C’est en Italie que Casimir apprit la perte douloureuse que l’art venait de faire dans la personne du plus grand tragédien français. Il renonça pour le moment à son Louis XI, ne voyant personne pour représenter l’admirable figure d’un des plus grands rois de la France. Le voyage de Casimir dura près de deux ans ; mais, au retour, le voyageur rapportait tout un monde de créations charmantes. Comme pièces, la Princesse Aurélie, Marina Faliero ; comme œuvres plus légères, d’admirables Messéniennes, le Départ, Trois jours de Christophe Colomb, le Vaisseau, la Sibylle, les Funérailles du général Foy, les Adieux à Rome, une Promenade au Lido ; et puis ces admirables cantilènes, la Brigantine, la Vache perdue, l’Attente ; ses poëmes sur l’Italie, Pietro, la Ballerine, la Grotte du chien, Memno, la Toilette de Constance, Un conclave, le Prêtre, la Villa Adrienne, la Fleur du Colysée, Un miracle, Une étoile sur les lagunes, le Gondolier, l’Âme du purgatoire, etc. Ces œuvres, où la grâce de la pensée s’unit à la forme la plus élégante, où le style le plus pur revêt les idées les plus poétiques, ne parurent qu’à divers intervalles. Par un singulier phénomène, Delavigne laissait dans son cerveau, comme au fond d’un secrétaire, un chant tout entier de poëme, un acte tout entier de drame ou de comédie, certain que sa mémoire fidèle le lui représenterait à la première demande. C’est ainsi que plusieurs années après son retour d’Italie, il publiait des ballades et des poèmes qu’il avait composés à Venise, à Rome ou à Naples, et dont il n’avait conservé aucun manuscrit. Des deux pièces qu’il rapportait, l’une, la Princesse Aurélie, fut jouée au Théâtre-Français. Elle brille par le dialogue le plus spirituel qu’on puisse imaginer ; mais le manque absolu d’intrigue l’a empêché de rester au répertoire. Quant à Marino Faliero, une de ces révolutions de sérail si communes autrefois à la Comédie-Française força Casimir à la porter à la Porte-Saint-Martin. La tentative était hardie. Ce théâtre, habitué aux horreurs du mélodrame, pourrait-il jouer une pièce dont le principal mérite était d’être une œuvre littéraire ? Ligier fut engagé spécialement pour le rôle de Faliero, Marie Dorval se chargea du rôle de Helena. Crosnier, alors directeur, avait voulu réunir toutes les garanties de bonne interprétation. Ligier fut admirable d’énergie, d’indignation, de majesté. Dorval réussit moins ; cependant la pièce eut un succès éclatant. La Comédie-Française s’aperçut de nouveau que, dans ses divorces avec Casimir, elle n’avait pas le beau rôle. Le talent que Ligier avait déployé dans Marino Faliero avait inspiré à Delavigne la pensée que ce grand artiste pouvait seul interpréter le Louis XI que la mort de Talma avait laissé sans interprète ; mais de graves événements allaient interrompre de nouveau le travail du poëte. Au moment où il retrouvait dans sa mémoire le premier acte de sa tragédie, au moment où il s’apprêtait à terminer ce chef-d’œuvre que les gens de goût considèrent comme son œuvre la plus complète, il en fut distrait par un de ces événements qui sont comme les avant-coureurs des grandes catastrophes.

Un jeune écrivain, Fontan, avait publié dans un journal hebdomadaire, l’Album, un article plein d’allusions mordantes, d’épigrammes et de coups de fouet contre le roi et ses ministres. L’article avait pour titre : le Mouton enragé. Sur la plainte du ministère, Magallon, gérant de l’Album, et Fontan, auteur de l’article, étaient condamnés à cinq ans de prison ; cinq ans de prison pour un article ! La cour n’avait pu faire plus ! Le préfet de police se chargea de compléter l’œuvre de vengeance et d’iniquité. Enfermés d’abord à Sainte-Pélagie avec les détenus pour délit de presse, Magallon et Fontan en sont arrachés un matin ; on leur met les menottes aux mains, on les accouple à des voleurs et on les traîne ainsi à la prison centrale de Poissy ! En vain ils réclament, en vain ils résistent ; l’ordre est formel. Ils sont, malgré leurs protestations énergiques, conduits à Poissy et confondus avec les rebuts de la police correctionnelle et des cours d’assises. Fontan avait écrit à Casimir Delavigne pour lui annoncer cette odieuse conduite et réclamer son appui. Casimir se souvint de ce jeune écrivain qui, à son arrivée à Paris, était venu lui demander des conseils. S’il avait blâmé la violence de l’attaque, il blâmait plus énergiquement encore la rigueur de la punition. Il se rendit immédiatement chez M. de Montbel, alors ministre de l’intérieur, et lui fit un tableau touchant de la position de Fontan. Telles avaient été les angoisses du jeune écrivain, qu’en une nuit ses cheveux avaient blanchi ! Il avait à peine vingt-cinq ans. M. de Montbel, tout en assurant Casimir de son approbation pour tout ce qui serait fait, lui répondit cependant que M. Maugin seul pouvait prendre l’initiative d’une mesure quelconque. Casimir se rendit chez le préfet de police qu’il trouva tout glorieux de la victoire qu’il croyait avoir remportée sur la presse. « Nous sommes forts, monsieur Delavigne, lui dit-il, nous ne craignons rien, il faut que justice se fasse. — C’est précisément parce que vous êtes forts, répondit Casimir, que vous pouvez vous montrer humains, ou justes plutôt, en ne confondant pas un homme de lettres avec des escrocs et des voleurs. » Mais toutes les démarches de Casimir devaient échouer. Le poète n’a-t-il pas dit que Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre ? Les trois glorieuses journées de Juillet venaient de faire roi, sous le nom de Louis-Philippe Ier le protecteur et l’ami de Casimir, dont la position pouvait devenir la source de faveurs nombreuses. Le poëte des Messéniennes, qui avait vu dans son entrée à l’Académie l’accomplissement de tous ses rêves, paya dans la Parisienne son tribut de reconnaissance au prince qui allait ouvrir pour la France une ère de liberté. Mais ce fut tout. La révolution achevée, Casimir se remit au travail. Il termina sa tragédie de Louis XI qui fut représentée avec un éclatant succès au mois de février 1832. L’année suivante, le 18 mai 1833, il donnait à la Comédie-Française les Enfants d’Édouard. La belle toile de son ami Paul Delaroche lui avait inspiré la première idée de cette tragédie. Reçue avec acclamation, elle avait été promptement apprise et répétée, quand, le jour même de la représentation, l’ordre arriva du ministère de la suspendre. Cette brutale prohibition blessa vivement Casimir. Les sociétaires de la Comédie-Française voyaient avec regret leur échapper une pièce dont le succès n’était pas douteux. Leurs instances le décidèrent à se rendre auprès de Louis-Philippe qui lui dit : « Mon cher Casimir, mes ministres sont responsables, je ne puis donc pas donner un ordre, mais je puis exprimer un vœu ; allez trouver M. Thiers, et dites-lui que je serai heureux s’il peut vous rendre votre ouvrage, à la représentation duquel je no vois aucun inconvénient. » M. Thiers, trop spirituel pour n’avoir pas de l’esprit tous les jours, se rendit facilement aux raisons du poëte. Il leva le veto. On avait prétendu que Casimir avait voulu établir une sorte de parallèle entre le roi et Glocester ; l’absurdité même de cette accusation en est la condamnation. Casimir revint à la Comédie-Française avec son permis. Le soir la pièce recevait l’accueil le plus chaleureux. À une heure du matin, Casunir recevait la lettre suivante :

     Neuilly, le samedi 18 mai 1833, à minuit,

« J’apprends avec un grand plaisir, mon cher Casimir, le succès de votre pièce, et je ne veux pas me coucher sans vous avoir fait mon compliment. Vous savez combien j’ai toujours joui de tous ceux que vous avez obtenus ; mais je jouis doublement de celui-ci, et je vous en félicite de tout mon cœur. Il vous vaudra une bonne nuit et à moi aussi. Bonsoir. « Louis-Philippe. »

Les fatigues du travail et des répétitions avaient altéré de nouveau la santé de Delavigne ; il ressentait les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter si jeune encore, en pleine maturité. Dans ses dernières années, il se presse, il se hâte, comme si le sentiment de sa fin prochaine lui conseillait de donner tous les fruits de son talent. C’est d’abord une comédie pleine de gaieté, d’entrain, d’esprit, Don Juan d’Autriche, qu’il écrit sous les ombrages de la Madeleine, charmante propriété où il prolongeait sa convalescence. C’est une Famille au temps de Luther, une remarquable étude des tristes querelles domestiques qu’entraînaient les guerres de religion, où Casimir accomplit ce tour de force d’intéresser au théâtre par la lutte seule des passions religieuses. Et cependant, tout en négligeant les événements, les situations émouvantes, il arrive à un dénouement pressenti, mais un des plus dramatiques et des plus émouvants qui soient à la scène. Vient ensuite la Popularité, que Delavigne considérait comme son œuvre capitale, dans laquelle il voulait, suivant son expression, « offrir en quelque sorte la théorie du devoir ». Une anecdote où se retrouve le cœur toujours dévoué de Casimir se rattache à la première représentation de cette comédie. La petite fille de Corneille venait d’obtenir un bureau de tabac, mais sous la condition de déposer, dans un assez court délai, une somme qu’elle était loin de posséder. Le matin même de la représentation de la Popularité, elle s’adressa à Casimir dont les démarches avaient contribué à lui faire obtenir son bureau de tabac. Casimir écrivit immédiatement au fils aîné du roi, au duc d’Orléans. Sa lettre commençait ainsi : « Monseigneur, c’est un soldat qui, le jour d’une bataille, vient réclamer vos bontés en faveur de la petite-fille de son général… » Et il expliquait la position de Mlle Corneille. Le jour même la requête était accordée, et, en se rendant à la Comédie-Française, Casimir disait : « J’étais bien sûr de la réponse, et, si je ne réussis pas ce soir, j’aurai du moins fait une bonne journée. »

Le Romancero qui a donné à Corneille le sujet du Cid l’intéressait vivement, et il le relisait souvent. C’est dans ce poème quasi national en Espagne qu’il prit la première idée de la Fille du Cid. Le rôle d’Elvire avait été d’abord destiné à Mlle Rachel, et c’est en vue de cette éminente artiste qu’il avait développé et accentué ce personnage ; mais son union avec le comité de la Comédie-Française durait depuis trop longtemps : de nouvelles difficultés surgirent au moment de la distribution des rôles, et Casimir fut obligé de porter sa tragédie au théâtre de la Renaissance qui la joua avec un succès éclatant. On applaudit vivement les vers suivants :

Mes jours sont pleins, Elvire.et bons à moissonner ;
Dieu, qui me [es compta, pouvait moins m’en donner,
Les reprendre est son droit ; mais si la faux les touche.
Que leur dernier soleil dans la gloire se couche.
Tu devras comme moi, bénir le moissonneur :
La récolte en tombant sera riche d’honneur.

Bien que nous ayons donné l’analyse de cette pièce au mot Cid (la fille du), nous croyons qu’on ne lira pas ici sans plaisir le jugement qu’en a porté M. Th. Gautier, jugement dans lequel, faisant d’une pierre deux coups, il a apprécié le talent de Casimir Delavigne en termes pittoresques, quoique un peu sévères : « Le titre piquant de l’ouvrage et la réputation de M. Delavigne avaient attiré une immense affluence au théâtre. M. Delavigne a réussi sans encombre ; la chute lui est inconnue : quand on marche toujours sur le grand chemin, il est rare qu’on tombe. Icare et Phaéton sont tombés, mais du haut du ciel ; c’est un malheur qui n’arrivera jamais à M. Delavigne. Son Pégase est un cheval sans ailes ; il peut bien trotter, et même galoper, mais il ne vole pas. M. Delavigne n’a pas l’audace qu’il faut pour enfourcher l’indocile hippogriffe ; mais, s’il court moins de risques, il ne voit pas non plus se déployer sous lui, comme une carte immense, la figure du monde et l’infini des horizons ; il ne peut pas, au détour d’un nuage, entrer en conversation avec un ange qui monte, ni passer sa main dans les cheveux d’or des étoiles ; le moindre mur, la plus petite colline bleue suffisent à masquer sa perspective… M. Delavigne, malgré sa réputation, n’est qu’un poëte de second ou de troisième ordre… Sa respiration rhythmique n’est pas libre ; il a l’haleine courte et ne peut souffler un vers d’un seul jet. Il faut qu’il se reprenne ; mais, pendant ce temps-là, la phrase en fusion se fige et perd sa ductilité ; ce qui expliqua la quantité d’incidences, de juxtapositions et de soudures que l’on remarque dans la versification de M. Delavigne… Dans le monde des arts, il y a toujours au-dessous de chaque génie un homme de talent qu’on lui préfère ; le génie est inculte, violent, orageux ; il ne cherche qu’à se contenter lui-même et se soucie plus de l’avenir que du présent. L’homme de talent est propre, bien rasé, charmant, accessible à tous ; il prend chaque jour la mesure du public et lui fait des habits à sa taille ; tandis que le poëte forge de gigantesques armures que les Titans seuls peuvent revêtir. Sous Delacroix vous avez Delaroche ; sous Rossini, Donizetti ; sous Victor Hugo, M. Delavigne. À propos de Delaroche, sa peinture est la meilleure idée approximative qu’on puisse donner de la poésie de M. Delavigne ; les tableaux du peintre sont d’excellents sujets de tragédie pour le poëte, et les tragédies du poëte seraient d’excellents sujets de tableaux pour le peintre ; chez tous les deux, même exécution pénible et patiente, même couleur plombée et fatiguée, même recherche de la fausse correction et du faux dramatique. Il est impossible de rencontrer deux natures plus semblables ; chez tous deux, le satin, la paille, la hache, seront toujours rendus scrupuleusement, avec une minutie hollandaise ; il ne manquera à l’œuvre, pour être parfaite, que des éclairs dans les yeux et du souffle dans les bouches. »

Il fallait, hélas ! faire au poète l’application des beaux vers que nous avons cités plus haut : ses jours étaient pleins, à lui aussi ; la maladie qui devait l’emporter faisait constamment des progrès ; le travail, qui l’avait développée devenait lui-même plus difficile. Malgré les soins les plus attentifs, les souffrances augmentaient chaque jour d’intensité. C’est au milieu de crises douloureuses et fréquemment répétées que Delavigne écrivit cette charmante bouffonnerie qui a pour titre : le Conseiller rapporteur. Le poste avait essayé de pasticher le style, le dialogue, les intrigues de l’ancienne comédie. Il avait même, dans un spirituel prologue, supposé que la pièce avait été retrouvée dans une liasse de vieux manuscrits. Le succès fut complet, il alla si loin que certains critiques mal informés affirmèrent que la pièce existait réellement et que Casimir n’en était que l’éditeur. Son dernier ouvrage représenté fut l’opéra intitulé : Charles VI, qu’il écrivit avec Germain Delavigne et dont Halévy composa la musique. Une tragédie dont un acte seul a été conservé, Mélusine, l’occupait activement, lorsque les médecins, effrayés des progrès de la maladie, le condamnèrent au repos le plus absolu. On était arrivé au mois de décembre 1843. Espérant que le climat plus doux du Midi lui rendrait la force et la santé, il se décida, malgré les conseils des médecins, à quitter Paris. Sa femme, Eiisa de Courtin, qu’il avait connue en Italie et qui lui conserva toujours l’affection la plus tendre et la plus dévouée, l’accompagnait seule avec son fils. Les premières distractions du voyage donnèrent à Casimir une animation qu’il prit pour un retour à la santé ; mais, en arrivant à Lyon, la fatigue le contraignit de s’arrêter. Il se sentit perdu sans ressource ; il essayait néanmoins de rassurer sa femme. Le soir, il la pria de lui lire quelques pages du Guy Mannering de Walter Scott. Et telle était sa présence d’esprit que, Mme Delavigne ayant sauté deux lignes, il le lui fit observer doucement, la priant de recommencer le passage. Puis sa tête s’inclina doucement sur l’oreiller, il murmura quelques vers et rendit le dernier soupir sans souffrance apparente, sans agonie. — C’était le 11 décembre 1843, à neuf heures du soir. — Ainsi mourait à cinquante ans, dans toute la force de son talent, dans tout l’éclat de son génie, un des esprits les plus brillants, une des âmes les plus généreuses, un des cœurs les plus nobles de ce siècle. Quand cette triste nouvelle parvint à Paris, la désolation fut générale. Le roi envoya son fils témoigner à la famille si cruellement frappée la part qu’il prenait à ce malheur. Les restes de Delavigne avaient été rapportés à Paris. Autour de sa tombe, au Père-Lachaise, se pressa tout ce que les lettres, les arts, la politique, la tribune, le barreau comptaient de plus illustre. De nombreux discours furent prononcés, pour rappeler les glorieux titres du mort à la sympathie et à l’admiration de ses concitoyens. M. de Montalivet parla au nom du gouvernement ; M. Tissot, au nom de l’Académie ; Frédéric Soulié, au nom de l’art dramatique ; Victor Hugo, au nom de la poésie ; Samson, au nom de la Comédie-Française ; enfin, le dernier, M. Ostrowski, s’avança et donna au poëte un dernier adieu, au nom de la Pologne qu’il avait chantée, qu’il avait glorifiée dans ses luttes héroïques, dans ses défaites plus glorieuses que des victoires. La ville du Havre décida qu’une statue serait élevée à Casimir Delavigne sur une des places de sa ville natale. Louis-Philippe ordonna que le buste et le portrait du poëte seraient placés dans les galeries de Versailles. La Comédie-Française voulut qu’un buste de Delavigne prît place au milieu de ceux do Corneille, de Racine, de Molière, de Regnard, de tous les grands génies qui ont illustré notre théâtre. Enfin, un buste de bronze fut placé dans la cour d’honneur du collège Henri IV où Casimir avait fait ses études. L’auteur des Messéniennes, de Louis XI, des Enfants d’Édouard, du Paria, était certes digne de tous ces honneurs. Mais le temps n’use-t-il pas le marbre ? n’a-t-il pas raison du bronze et de l’airain ? Peut-être ce grand destructeur aura-t-il effacé l’image du poëte, que ses vers vivront encore. Ses œuvres, où respire l’enthousiasme d’une âme élevée, généreuse, traverseront les âges et iront porter aux siècles futurs le nom glorieux de Casimir Delavigne. Où est le buste d’Homère ? Où est le portrait de Virgile ? Et cependant qui n’a lu l’Iliade ? qui n’a pas relu l’Énéide ?