Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/FERNEY ou FERNEX, bourg de France (Ain)

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 1p. 260).

FERNEY ou FERNEX, bourg de France (Ain), eh.-l. de cant., arrond. et à 10 kilom. S.-E. de Gex, au pied du Jura ; pop. aggl. 1,043 hab. — pop. tot. 1,288 hab. Ce bourg, bâti au pied de la chaîne du Jura, dans un charmant vallon entrecoupé de prairies, de bouquets de bois et de terrasses labourables entourées de haies vives, se compose de maisons bien bâties, d’un aspect agréable, précédées de cours et souvent accompagnées de jardins. En 1758, ce n’était qu’un hameau marécageux ayant 49 habitants. Voltaire, qui s’y retira en 1758, après s’être échappé de la cour de Frédéric, a été le véritable fondateur de Ferney, qui, à la mort du grand philosophe, comptait 80 maisons et 1,200 habitants. Le château a perdu presque toutes les traces du séjour de Voltaire ; on y montre cependant encore aux visiteurs de vieux fauteuils et de vieux rideaux en tapisserie ; le mausolée qui devait renfermer le cœur de Voltaire, etc. ; un poêle en faïence, décoré de curieux ornements dorés ; le portrait de son ramoneur et de sa blanchisseuse ; un lit assez bien conservé ; les portraits de Lekain, de l’impératrice Catherine, de Frédéric, de Mme du Châtelet ; une tapisserie brodée par Catherine ; des pastels représentant les hommes les plus célèbres du temps de Voltaire ; un pastel qui le représente lui-même en buste, etc. Dans le parc se voit un ormeau planté par le grand homme.

Nous ne pouvons résister au plaisir de placer ici une charmante étude d’É. Deschanel sur Ferney ; on nous pardonnera la longueur de la citation en faveur de son intérêt.

« On va de Genève à Ferney en trois quarts d’heure, par des espèces de voiturins décorés du nom d’omnibus, qui vous descendent à l’entrée du pays.

« Ferney, lorsque Voltaire y arriva, se composait de sept ou huit cabanes ; à sa mort, Ferney comptait 1,200 habitants et exportait pour 400,000 livres par an d’horlogerie. Aujourd’hui, -la population est de 1,600 à 1,800 âmes.

« Ferney ! Pour quiconque chérit la raison, la liberté et la justice, ce lieu est sacré….. Quelle émotion en y arrivant !

« Après avoir marché pendant dix minutes, nous vîmes, à gauche de la route, une avenue de tilleuls qui mène au château. Il est dans une situation admirable, au pied du Jura, en face des Alpes de Savoie et du mont Blanc, avec le lac de Genève dans l’intervalle. Il est d’ordre composite, à colonnes doriques, n’ayant qu’un étage sur perron, et couronné de mansardes en style de l’époque. Avant la grille d’entrée, à gauche, est la petite église élevée par Voltaire ; elle porte encore l’inscription que M. Arsène Houssaye appelle « une impertinence, » et qui n’est qu’une profession de foi déiste :

DEO
EREXIT VOLTAIRE
MDCCLXI.

« Lui-même, dans une de ses lettres, l’explique ainsi, très-simplement : « L’église que j’ai fait bâtir est la seule de l’univers en l’honneur de Dieu. L’Angleterre a des églises bâties à saint Paul, la France à sainte Geneviève, mais pas une à Dieu. »

« On laisse cette petite église à gauche, et on sonne à la grille du château. Le propriétaire actuel, M. David, qui l’habite une partie de l’année, permet aux voyageurs de visiter le parc et les deux pièces des appartements, qu’on appelle le salon et la chambre de Voltaire, et qui sont restées, dit-on, à peu près telles qu’elles se trouvaient lorsqu’en 1778 il quitta Ferney, sans savoir qu’il n’y reviendrait plus, et alla triompher à Paris jusqu’à en mourir.

« Dans le prétendu salon, qui pourrait bien avoir été la salle à manger, il y a, d’un côté, un énorme poêle de faïence, à moitié engagé dans le mur et décoré d’ornements dorés, un de ces poêles-monuments comme on en voit en Suisse et que rend nécessaires la rudesse du climat pendant les longs hivers ; de l’autre côté, un petit cénotaphe de marbre, d’assez mauvais goût, construit par le marquis de Villette et destiné à contenir le cœur de Voltaire, ce cœur tant agité pendant sa vie, tant ballotté après sa mort. Ce mausolée porte deux inscriptions :

Son esprit est partout et son cœur est ici.

Le premier hémistiche seul est vrai. Puis, au-dessous : « Mes mânes sont consolées, puisque mon cœur est au milieu de vous. »

« Dans la chambre à coucher, il reste un lit, capitonné en soie pompadour, du reste dégarni, sans rideaux et sans courte-pointe ; plusieurs portraits, entre autres ceux de Frédéric II et de Catherine II, donnés au poëte philosophe par les deux souverains, ses admirateurs ; celui de Lekain, celui de Mme du Châtelet, enfin celui de Voltaire lui-même, admirable pastel de La Tour : les yeux vifs, le nez gaulois, moins effilé qu’on ne croirait, un peu sensuel et un peu gros au bout, comme celui de Molière. C’est bien Voltaire, tel qu’on se le figure, d’ailleurs, et tel que nous le représentent les contemporains qui altèrent le voir à Ferney.

« On regrette de ne pouvoir visiter la chambre où travaillait Voltaire. Au reste, elle doit être entièrement changée, puisque toute sa bibliothèque se trouve en Russie, ayant été achetée, comme on sait, par l’impératrice Catherine II.

« Le jardin, derrière le château, est assez grand ; moitié à la française et moitié à l’anglaise : d’abord un parterre, ensuite une sorte de parc irrégulier ; à gauche, une longue allée de charmille, où il se promenait à l’abri du soleil en composant et déclamant ses vers. De distance en distance, il avait ménagé dans la charmille de petites ouvertures qui donnent vue sur le mont Blanc et la Savoie, le plus beau paysage du monde. Dans le petit bois, on vous montre un orme que Voltaire, dit-on, planta de ses mains, et qui est protégé par une clôture contre l’admiration des touristes.

« C’est dans cette heureuse retraite qu’il avait trouvé la sécurité pour continuer sa guerre incessante contre les abus et les injustices. « C’est à Ferney que je vais demeurer dans quelques semaines, écrit-il à d’Alembert… Il faut toujours que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre « contre les chiens qui courent après eux. » Ces deux ou trois trous, c’étaient les Délices, le château de Tournay et celui de Ferney. Il y vivait en grand seigneur, mais en grand seigneur philosophe. Le nombre des domestiques, tels que jardiniers, valets de ferme, ouvriers, s’élevait, dans les deux maisons de Tournay et de Ferney seulement, à environ cent cinquante. Point de laquais ! point de fainéants ! Maître et vassaux, tout était voué au travail dans cette étrange seigneurie ; et, l’exemple étant donné par M. de Voltaire, tout travaillait avec joie. Mais nul n’égalait l’activité du maître. Tout le monde l’aimait et l’adorait ; par-dessus tous, sa vieille servante Baba. « Elle n’était pas bien sûre, dit M. Eugène Noël, de ne pas être la servante du bon Dieu en personne. Les bouillons de son maître étaient préparés avec dévotion. »

« Voltaire trouvait du temps pour tout, même pour babiller avec les enfants. « Lorsque mes enfants, encore tout jeunes, dit Wagnière, son secrétaire, l’importunaient par leurs questions dans le temps même qu’il me dictait quelque chose, et que je les voulais faire taire, il me disait : « Laissez-les ; il faut toujours répondre aux enfants et leur rendre raison sur ce qu’ils demandent, suivant la portée de leur esprit, et ne pas les tromper. » Il avait la bonté d’en a user ainsi avec eux. »

« Tout le monde sait par cœur les vers charmants : O maison d’Aristippe !ô jardin d’Épicure !… Aujourd’hui qu’on préfère les détails réalistes, je ferai mieux de citer les passages suivante : « Heureux qui vit chez soi, avec ses nièces, ses livres, ses jardins, ses vignes, ses chevaux, ses vaches, son aigle, son renard et ses lapins qui se passent la patte sur le nez ! J’ai de tout cela, et des Alpes par-dessus, qui font un effet admirable. » Ailleurs, il parle de ses bœufs, « qui lui font des mines. » S’il s’absente, il ne perd pas de vue sa propriété. « Je recommande à Loup d’avoir soin de fermer la grille… Je prie M. Colini de renvoyer les maçons au reçu de ma lettre ; ils n’ont plus rien à faire. Mais je voudrais que les charpentiers pussent se mettre tout de suite après le berceau du côté de la Brandie. Il faut que les domestiques aient grand soin de remuer les marronniers, d’en faire tomt ber les hannetons et de les donner à manger aux poules. »

« Caton l’ancien n’eût pas mieux dit. Tout cela mêlé à la poésie, à la philosophie, à la science, à l’histoire, aux romans, aux pamphlets et aux luttes ; car « il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié, nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. » Et ailleurs, en parlant des Muses : « Je les aime toutes neuf ; et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu’on peut, sans être pourtant trop coquet. »

« Sa prodigieuse activité met le feu partout à la fois. « Je suis, dit-il encore gaiement, comme un homme qui a des procès à tous les tribunaux. »

« Et au fond de cette gaieté, que de sérieux ! que d’ardeur ! quelle succession de combats sans trêve, pour les Calas, pour les Sirven, pour Lally, pour La Barre, pour Montbailly… !

« Ces souvenirs nous revenaient en foule, pendant que nous parcourions plusieurs fois de suite, avec quel respect et quel attendrissement ! cette longue allée de charmille où ce grand et charmant esprit médita tant de choses. Et, pour nous consoler des tristesses du temps présent, nous nous disions que, plus la liberté ira se dégageant, plus la raison se fera jour, plus aussi Voltaire sera reconnu comme un des plus grands bienfaiteurs et de la France et de l’humanité, plus son nom sera entouré d’admiration et de sympathies. »