Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/France (Portrait de la)

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France (portrait de la), par Nicolas Machiavel. Cet opuscule fut composé par le célèbre historien florentin à la suite de ses différentes légations en France, sous le règne de Louis XII, en 1500, en 1504 et en 1510. C’est une appréciation politique, statistique et morale des forces et du génie de notre nation, telle qu’en composèrent, pendant tout le xvie siècle, les ambassadeurs florentins et surtout vénitiens. Les Italiens, race fine et éminemment politique, excellèrent dans ces études, qui abondent en renseignements intéressants même pour nous ; car aucun écrivain français n’avait alors cette pénétration de coup d œil et cette justesse de vue. Mais Machiavel, un grand historien digne à la fois des anciens par l’art de la composition et des modernes pour l’étendue de la conception, les surpasse tous. Nous sommes étonnés de trouver, dans un étranger et dans un contemporain, une si profonde intelligence historique. Avec la même habileté que l’aurait pu faire un de nos historiens philosophes, un Guizot, un Mignet, Machiavel discerne les causes de la grandeur de la monarchie française sous Louis XII, et devine le moyen âge qui s’en va. Il comprend la ruine de cette ancienne féodalité, étrangère à la race royale, son ennemie le plus souvent, indépendante, remuante, appelant sans cesse l’étranger, et il voit se développer à sa place une autre féodalité, celle des princes du sang, non moins amis de l’intrigue et de l’usurpation, mais respectant du moins ce domaine royal qui peut leur échoir un jour. Il juge aussi que l’application du droit d’aînesse à tous les domaines féodaux fournit nos armées d’une foule de cadets de grande maison, braves, hardis, aventureux et cherchant, à travers mille périls, à se refaire une fortune. Notre cavalerie lui paraît redoutable ; il méprise notre infanterie, composée « de gens de métier et de paysans qu’on lève dans les villages ; or, ces pauvres gens sont tellement tyrannisés par les gentilshommes et tellement méprisés que cela leur rend le cœur bas. » En outre, le peuple, depuis cinquante ans, a désappris la guerre. C’est aux lansquenets et aux Suisses que recourt le roi de France pour les batailles rangées, se servant des Gascons pour les sièges et les coups de main. Les Commentaires de Montluc font voir toute la justesse de cette observation. Celle-ci n’est pas moins juste, et toute l’histoire des guerres d’Italie la confirmait alors : » Les Français sont naturellement plus courageux que robustes, et, quand on peut résister à leur première violence, ils perdent incontinent courage et deviennent comme des femmes. » Le pays lui paraît très-fertile, et il ajoute que cette fertilité est la cause de la disette d’argent qu’il a remarquée dans le royaume, chacun recueillant assez de fruits pour n’avoir aucun besoin d’en acheter : « Quand les gens du peuple ont un florin, ils sont riches. » Machiavel constate ce fait, confirmé plus tard par les ambassadeurs vénitiens, que le clargé, en France, possède les deux cinquièmes des revenus du royaume : « Et comme les gens d’Eglise trouvent chez eux plus d’argent qu’il n’en faut pour les nourrir grassement, tout l’argent qui leur tombe entre les mains n’en sort jamais, suivant l’humour avare de ces gens là. » L’historien remarque aussi qu’il entre beaucoup de gens d’Eglise dans le gouvernement des affaires ; et cela n’était pas seulement vrai pour la France : tandis que le cardinal d’Amboise gouvernait avec Louis XII, en Angleterre le cardinal Volsey dirigeait Henri VIII, et le cardinal Xiinenès administrait l’Espagne. Ce n’était pas que les royautés eussent alors, comme au moyen âge, un caractère religieux et sacerdotal ; c’est bien plutôt que le clergé lui-même se sécularisait de plus en plus et devenait un corps tout politique. Machiavel nous montre, au reste, le clergé français fort attaché à ses libertés et à sa pragmatique, que François Ier ne supprimera pas sans soulever de vives colères. Dans une revue rapide, l’auteur passe ensuite en revue toutes les nations que la France pouvait craindre autrefois et dont elle n’a plus rien à redouter : l’Angleterre, qui n’a plus d’alliés ni en Europe ni dans notre pays, « armé, uni, expérimenté ; » l’Espagne, forte et remuante, mais dont nous sépare une chaîne de montagnes précédée d’un désert ; les Pays-Bas, que les nécessités de leur commerce font nos alliés ; les Suisses, peuple redoutable, mais qui serait incapable de faire le siège des places qui défendent contre lui nos frontières ; l’Italie, contre laquelle nous défend le rempart dos Alpes. Quant aux attaques par la Méditerranée, elles ne peuvent être subites, et sont par suite toujours prévenues. Suivent des détails statistiques parmi lesquels nous relèverons cette erreur, qui se trouve dans toutes les éditions, « que la France compte 1,700,000 paroisses. » Le reste de l’opuscule se compose de détails précieux sur la puissance royale, sur les revenus de la couronne, sur les différents officiers de la cour ou du royaume, etc. Ce Portrait de la France, tracé par une main habile, établit nettement la puissance du royaume de France à cette époque, où presque seul encore il était fortement constitué. Mais Machiavel a publié, à la suite du Portrait de la France, un Portrait des Français, deux pages bien moins flatteuses pour notre vanité. Il faut voir comment nous juge cet esprit sérieux, ce fin observateur, sans colère et sans enthousiasme : « Ils estiment aussi peu les profits et les pertes présentes qu’ils ont peu de mémoire des injures ou dos bienfaits passés, peu de souci du bien et du mal à venir. Ils sont plutôt taquins que prudents. Ils font peu de cas de ce qu’on dit et de ce qu’on écrit sur eux. Ils sont plus avides d’argent que de sang. Ils sont très-généreux ; mais rien qu’à les entendre… Les premiers accords avec eux sont toujours les meilleurs. S’ils ne peuvent se rendre un service, ils se le promettent. S’ils le peuvent, ils le font avec difficulté, ou ne le font pas du tout. Ils sont bas dans la mauvaise fortune, insolents dans la bonne. En beaucoup de choses, ils estiment leur honneur en gros et sans délicatesse, à la façon des seigneurs italiens… Ils sont changeants et légers. Ils ont foi dans le vainqueur… » Le portrait est sévère, mais il est utile à méditer.


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