Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Homme (ESSAI SUR L’), poëme anglais d’Alexandre Pope

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 362).

Homme (ESSAI SUR L’), poëme anglais d’Alexandre Pope (1733). Cet ouvrage, considéré de l’aveu de tous les critiques comme le chef-d’œuvre de la poésie philosophique, se compose d’une série d’épîtres, fruit de l’entretien de l’auteur avec Bolinbrogke. « Je ne crois pas, dit M. Taine, qu’il y ait au monde une prose versifiée égale à la sienne ; celle de Boileau n’en approche pas. » L’Essai sur l’homme est l’exposé du système de Pangloss ; Pope y montre que Dieu a fait tout pour le mieux ; que l’homme est borné et ne doit pas juger Dieu ; que nos passions et nos imperfections servent au bien général et aux desseins de la Providence ; que le bonheur est dans la vertu et dans la soumission aux volontés divines. On reconnaît là l’optimisme, emprunté, comme le déisme de Rousseau, à la Théodicée de Leibnitz, mais tempéré et arrangé à l’usage des honnêtes gens. Trois ou quatre systèmes, déformés et amoindris, se trouvent amalgamés dans cette œuvre. Pope se vante « de les avoir tempérés » l’un par l’autre, et d’avoir « navigué entre les extrêmes. » La vérité est que Pope n’a point entendu ces systèmes et qu’il mêle à chaque vers des idées disparates. Il y a tel passage où, pour obtenir un effet de style, il devient panthéiste. Mais si les idées sont médiocres, l’art de s’exprimer est véritablement merveilleux. « J’ai employé les vers, dit-il, plutôt que la prose, parce que je trouvais que je pouvais exprimer les idées plus brièvement en vers qu’en prose. » En effet, dans cette admirable versification, tous les mots portent ; il faut lire chaque page lentement ; chaque épithète est un résumé ; on n’a jamais écrit d’un style plus serré, et, d’autre part, on n’a jamais plus habilement travaillé à faire entrer les formules philosophiques dans le courant de la conversation mondaine. Le caractère élevé du sujet, le tour des pensées, l’application heureuse et neuve de la poésie à la métaphysique donnent à cet ouvrage une grande valeur. « C’est, dit Voltaire, le plus beau poëme didactique, le plus utile, le plus sublime qu’on ait jamais fait dans aucune langue. » La Harpe abonde dans le sens de Voltaire. Fontanes, qui a traduit l’Essai sur l’homme, dit de son côté: « C’est dans ce poëme que Pope a su réunir des qualités qui souvent se repoussent, la rapidité des mouvements poétiques à la marche exacte du raisonnement, et l’éclat du style à la simplicité de ces grandes vues, saisies par un esprit vaste qui sait tout généraliser. » Taine est beaucoup moins élogieux. « Le lecteur n’est guère ému, dit-il ; il pense involontairement ici au livre de Pascal, et mesure l’étonnante différence qu’il y a entre un versificateur et un homme. Bon résumé, bon morceau, bien travaillé, bien écrit, voilà ce qu’on dit, et rien de plus ; évidemment la beauté des vers venait de la difficulté vaincue, des sons choisis, des rhythmes symétriques ; c’était tout, et ce n’était guère. Un grand écrivain est un homme qui, ayant des passions, suit le dictionnaire et la grammaire ; celui-ci sait à fond le dictionnaire et la grammaire, mais s’en tient là. Vous direz que ce mérite est mince, et que je ne donne pas envie de lire les vers de Pope. Cela est vrai, du moins je ne conseille pas d’en lire beaucoup… Avouons franchement qu’en somme ce grand poëte, la gloire de son siècle, est ennuyeux pour le nôtre. Aujourd’hui nous demandons des idées neuves et des sentiments nus ; nous ne nous soucions plus du vêtement, nous voulons la chose ; exordes, transitions, curiosités de style, élégances d’expression, toute la garde-robe littéraire s’en va à la friperie ; nous n’en gardons que l’indispensable; ce n’est pas de l’ornement que nous nous inquiétons, c’est de la vérité. »