Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Marie-Jeanne ou la Femme du peuple, drame en prose, en cinq actes et six tableaux, par MM. Dennery et Maillan

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1202).

Marie-Jeanne ou la Femme du peuple, drame en prose, en cinq actes et six tableaux, par MM. Dennery et Maillan, représenté sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin le 11 novembre 1845. Nous ne saurions mieux faire que d’emprunter à M. Théophile Gautier l’analyse de ce drame, dont le succès a été très-grand. « Ce drame, dit-il, commence par où les vaudevilles finissent ordinairement, c’est-à-dire par un mariage. Il y en a même deux qui viennent d’être célébrés quand la toile se lève. Le premier est celui d une couturière et d’un charpentier, de Marie-Jeanne et de Bertrand, mariage d’inclination ; le second, celui d’une demoiselle de grande famille et de M. J ules de Bussières, mariage de convenance ou plutôt mariage d’argent. Avant de se mettre en ménage, jour a jour, sou par sou, la digne ouvrière est parvenue à réaliser 1,500 francs, une fortune, un trésor qu’elle croit inépuisable. Aussi, qu’importe que Bertrand soit un peu bambocheur, qu’il néglige parfois l’ouvrage pour le plaisir ? ne serontils pas toujours assez riches ? D’ailleurs, Ber MARI

trand Be corrigera ; il l’a promis. Hélas ! promesse d’ivrogne 1 Au bout d’un an les l,500 fr. sont dévorés ; Marie-Jeanne est réduite à la misère la plus affreuse ; en vain elle emploie à travailler les jours et les nuits que son mari passe au cabaret, les dettes s’accumulent ; le boulanger lui refuse crédit, le propriétaire lui donne congé. Chose cruelle surtout ! Marie-Jeanne est mère, elle adore son enfant, et il lui faut s’en séparer, parce que les jeûnes l’ont épuisée, et qu’elle ne peut

filus le nourrir de son lait. Pour payer d’avance es premiers mois de nourriture, elle a mis de côte, à l’insu de Bertrand, une trentaine de francs. Eh bien I ces 30 francs, Bertrand les trouve un jour ; il les vole et il va les boire. Accablée par ce dernier coup, et n’ayant plus d’espoir que dans la charité publique, Marie-Jeanne prend son fils en pleurant, le cache sous ses haillons, et va le porter à l’hospice des Enfants trouvés. Au moment où le tour se referme, elle pousse un cri déchirant, un cri de mère qui va réveiller un ivrogne endormi, près de là, dans le ruisseau. C’est Bertrand ; il reconnaît sa femme, il apprend combien il est coupable ; il se jette à ses pieds en la suppliant de lui pardonner, mais elle le repousse avec horreur : « Adieu I lui dit-elle, mauvais époux, mauvais père ! 11 n’y a plus rien de commun entre nous, je ne vous reverrai que le jour où vous me ramènerez mon enfantI ■ Voilà où Marie-Jeanne est arrivée après un an de mariage. Qu’est devenue M"8 de Bussières ? Elle a été plus heureuse ; elle a perdu son mari qu’elle n’aimait pas, et conservé un fils chéri que les médecins avaient condamné. Le sauveur de l’enfant est un certain Appiani, soidisant docteur de la Faculté de Bologne. Il a demandé, pour prix de cette guérison, la main de la jeune veuve, qui, en bonne mère, n’a pas cru devoir refuser. Le mariage ne peut tarder à se conclure, car Appiani, qui était allé soigner l’enfant chez sa nourrice, vient de le rapporter à Paris, sinon très-bien portant, du moins hors de tout danger. Pour les apprêts de sa toilette de noce, Mme de Bussières a fait chercher une ouvrière habile. On lui présente Marie-Jeanne : reconnaissance et épanchement. La grande dame s’émeut au récit des malheurs de la femme du peuple, et lui donne la somme nécessaire pour le rachat de son enfant. Transportée de joie, Marie-Jeanne court à l’hospice de la rue d’Enfer ; mais bientôt elle revient éperdue, criant, sanglotant ; on lui a volé son filsl Le jour même où elle l’a déposé, un homme qui n’a pas dit son nom est venu le réclamer comme le sien. Mme de Bussières cherche à la consoler, à lui redonner quelque espoir : « Vous le retrouverez ; lui dit-elle, il y a un Dieu pour les mères ! Le ciel m’a bien rendu mon enfant, que je ne croyais plus revoir ! > Et elle lui montre le berceau où dort l’innocente créature I Marie - Jeanne s’en approche... « Ah 1 c’est lui, mon Charles ! cest luil s’écrie-t-elle. — Lui ! votre fils ! pensez-vous ? — Oui, le voilà, je le reconnais I — Cette femme est folle, » dit froidement Appiani, qui est présent à la scène ; puis, appelant les domestiques et leur montrant Maria-Jeanne, il leur ordonne de*la conduire dans une maison d’aliénés. La malheureuse y est retenue depuis quelque temps déjà, sans avoir pu faire comprendre qu’elle n’est pas folle, et ne sachant plus elle-même si elle possède bien toute sa raison, lorsqu’un jour Bertrand vient la trouver, Bertrand qui ne devait la revoir qu’en lui ramenant sou fils. Il a découvert, en effet, que le jeune de Bussières est mort chez sa nourrice, entre les bras du docteur Appiani, et il apporte pour preuve l’acte de décès de l’enfant. Grâce à cette pièce, Marie-Jeanne obtient sa liberté, et court à l’hôtel de Bussières, où elle s’introduit furtivement afin de reprendre son fils, lorsqu’il serait beaucoup plus simple de se le faire restituer avec l’assistance de M. le procureur du roi. Surprise par Appiani, elle est près d’expier chèrement son imprudence, lorsque heureusement Bertrand accourt à son aide et démasque le prétendu docteur italien, qui n’est autre qu’un échappé des galères de Naples. Il y a dans cette pièce des tableaux vrais sans doute et des détails bien observés, mais elle est, à cause de cela même, infiniment pénible à entendre. Cependant le succès a été complet ; il a été magnifique, et on ne doit pas hésiter à l’attribuer au jeu puissant deMln< ; Dorval, qui jouait le rôle de Marie-Jeanne. Tout ce qu’on pourrait dire pour exprimer l’effet qu’elle produisait serait au-dessous de la réalité. ■ Laissons la plume à Alex. Dumas : ■ La pièce, c’était Dorval, c’est-à-dire, comme elle me l’avait raconté elle-même, une mère qui a perdu son enfant. Troi3 choses me frappèrent entre toutes : la voix dont elle disait à son mari : « Vous m’avez condamnée à être une mauvaise mère, je ne vous connais plus ! t la façon dont elle refermait la porte quand elle partait pour l’hospice ; puis enfin l’accent avec lequel, arrivée devant le tour où son enfant va disparaître, le tenant sur ses genoux comme la Madeleine de Canova tenait la croix, elle disait : «Adieu, mon petit ange ; adieu, mon ange adoré ; adieu, mon enfant chéri ; non, pas adieu, au revoir ! va, nous nous reverrons... Oh ! oui, oui, uous nous reverrons !» Oh ! la salle tout entière éclatait en sanglots et en gémissements. Je me précipitai dans la coulisse après l’acte, je la trouvai exténuée,

MARI

mourante. • Entends-tu, lui dis-je, entendstu comme on t’applaudit ? — Oui, j’entends, me dit-elle avec insouciance. — Mais jamais je n’ai entendu le public applaudir une autre femme comme il t’applaudit.’— Je crois bien, > médit-efleuvee un indicible mouvement d’épaules, les autres femmes lui donnent leur « talent ; moi, je lui donne ma vie. » C’était vrai : elle donnait sa vie au public, cette grande comédienne qui devait, quatre ans plus tard, mourir de douleur devant le berceau vide d’un enfant. »