Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Marie ou l’esclavage aux États-Unis, par M. Gustave de Beaumont

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 4p. 1201-1202).

Marie ou l’esclavage aux États-Unis, par M. Gustave de Beaumont (Paris, 1835, in-8o). En écrivant ce livre, le but principal de l’auteur n’a pas été de faire un roman semé d’intrigues, de complications et d’événements, mais bien de rattacher à un sujet imaginaire les impressions de l’auteur sur la société américaine, à la suite d’un voyage aux États-Unis. M. de Beaumont, du reste, a soin de nous avertir « que son premier but a été de présenter une suite d’observations graves, que dans son ouvrage le fond des choses est vrai, qu’il n’y a de fictif que les personnages, et qu’enfin il a tenté de recouvrir son œuvre d’une surface moins sévère, afin d’attirer à lui cette portion du public qui cherche tout à la fois dans un livre des idées pour l’esprit et des émotions pour le cœur. » La fable qui sert de cadre à l’ouvrage est d’une extrême simplicité. Un Français se rend aux États-Unis vers l’année 1831, dans l’intention de s’y fixer, se dirige vers l’immense plaine du lac Huron, et pénètre dans l’intérieur du Michigan. Dans cette contrée, il rencontre un compatriote, nommé Ludovic, qui vit depuis cinq ans dans la solitude, et qui, pour édifier le voyageur sur la société américaine, lui raconte ses aventures. Lui aussi était venu chercher fortune en Amérique. S’étant fixé à Baltimore, il n’avait pas tardé à être reçu dans la maison d’un ministre presbytérien, nommé Nelsan, qui avait un fils nommé George et une fille appelée Marie. Cette jeune fille est un modèle de douceur et de vertu, et Ludovic la demande en mariage ; mais, avant d’accorder son consentement, le père tient à lui apprendre que Marie, par sa bisaïeule maternelle, est d’origine mulâtresse, et que cette origine est pour ses enfants, aux yeux de la société américaine, une tache indélébile et une cause permanente d’outrages et de persécutions. Bientôt Ludovic en juge par lui-même. Étant allé avec George au théâtre, son oreille est subitement frappée des clameurs violentes qui s’élèvent dans l’assemblée : « Qu’il sorte ! c’est un homme de couleur ! Quelle honte ! un mulâtre parmi nous ! Qu’il sorte ! le misérable ! l’infâme ! » Et presque aussitôt il voit George appréhendé, emporté et jeté à la porte par les hommes de la police, contre lesquels il se débat vainement. Le spectacle de ces insultes ne fait que redoubler l’affection de Ludovic pour cette digne et malheureuse famille, et Nelsan finit par consentir à l’union de Ludovic avec Marie ; mais cette union d’un blanc avec une femme de couleur excite une émeute. Maria, Ludovic et Nelsan sont obligés de quitter Baltimore et de se réfugier à Siginaw, où, épuisée par les fatigues physiques et par les tortures des longues persécutions endurées, la frêle et vertueuse Marie ne tarde pas à succomber. Pendant ce temps son frère George périssait en combattant, à la tête des hommes de couleur, les oppresseurs de sa race. Nelsan et Ludovic, désespérés, demeurent quelques jours sur les bords du lac Huron, puis le malheureux père retourne dans les États du sud, laissant Ludovic « qu’il s’était en vain efforcé d’attirer près de lui, mais qui ne voulut point quitter sa solitude et la tombe de Marie. »

Tel est le cadre dans lequel M. de Beaumont a esquissé les principaux traits de la société américaine. Il a fait ressortir ces deux points essentiels et caractéristiques des mœurs des États-Unis : l’esclavage qui pesait alors sur plus de deux millions d’hommes, et la violence du préjugé qui trace aujourd’hui encore une ligne de démarcation si profonde entre les nègres et les blancs. L’auteur s’est attaché surtout à montrer que ce préjugé tend à creuser de plus en plus l’abîme qui sépare les deux races, qu’il les suit dans toutes les phases de la vie sociale et politique, qu’il gouverne les relations mutuelles des blancs et des hommes de couleur, corrompt les premiers en les accoutumant à la domination et à la tyrannie, et fait naître entre les bourreaux et les victimes des haines terribles qui ont amené quelquefois de sanglantes représailles.

Ces observations, d’une très-grande exactitude il y a encore quelques années seulement, ont heureusement commencé à perdre de leur justesse depuis la guerre de sécession, à la suite de laquelle l’esclavage a été légalement aboli aux États-Unis.

Au sujet principal de son livre, M. G. de Beaumont rattache, sous forme d’appendices et de notes, un grand nombre d’observations diverses sur les mœurs américaines, l’égalité sociale, le duel, les sectes religieuses, les Indiens, etc. Ces suppléments remplissent la moitié de l’ouvrage. On ne doit pas oublier qu’en peignant la société américaine l’auteur ne présente que des traits généraux, et que l’exception, bien que non relatée, se rencontre souvent à côté du principe. Ainsi, il dit dans un passage qu’il n’existe en Amérique ni littérature ni beaux-arts ; cependant on rencontre en ce pays des hommes de lettres distingués, des artistes habiles et de brillants orateurs. On y trouve des salons élégants et des cercles polis, des sociétés intellectuelles à côté des sociétés industrielles.