Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Notre-Dame de Paris, célèbre roman de Victor Hugo

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Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 3p. 1118).

Notre-Dame de Paris, célèbre roman de Victor Hugo (1831, 2 vol. in-8°). Ce livre, résurrection vivante du moyen âge, est une œuvre puissante et l’un des plus beaux titres littéraires de son auteur. Tout en fouillant avec une patience d’archéologue les recoins du vieux Paris, en étudiant les mœurs, les lois, les monuments, les superstitions populaires, en paraissant s’égarer dans des digressions sans fin sur les truands, les écoliers, les alchimistes, les poëtes, les marchands, les magistrats, la cour des Miracles et le palais de justice, sur tout ce qui donne à cette époque sa physionomie, Victor Hugo a concentré toutes ces peintures, avec un art extrême, dans le cadre le plus dramatique ; le poëte a su dominer l’antiquaire et empreindre chaque page d’un intérêt poignant, comme s’il n'avait eu en vue que de heurter des passions furieuses.

Le livre est bien intitulé Notre-Dame de Paris, car c’est la sombre et magnifique cathédrale qui en est la principale héroïne ; elle tient la place la plus considérable dans les descriptions, comme symbole suprême de l’art et de la pensée du moyen âge, et c’est autour d’elle que toute l’action gravite. L’auteur a pris pour épigraphe le mot grec άνάγχη qu’il déchiffra, dit-il, sur les murs d’une cellule des tours ; ce mot, « fatalité », dans lequel il lut la vie entière de quelque prêtre ignoré, d’une « âme en peine » étouffée sous l’ascétisme du cloître, nul autre ne l’a jamais lu et ce point de départ est probablement imaginaire, mais peu importe ; l’épigraphe est bien choisie, c’est la fatalité, l’inexorable déesse antique, qui conduit tout dans ce livre, qui livre le prêtre à l’amour, la bohémienne au prêtre et force une mère à livrer sa fille au gibet.

L’action est touffue et fouillée comme ces architectures de cathédrales à l’ombre desquelles V. Hugo transporte son lecteur. De grandes fresques historiques, où le grotesque se mêle audacieusement au sublime, déroulent une à une toutes les physionomies du vieux Paris. C’est d’abord la cohue populaire qui encombre la grand’salle du palais de justice où l’on va jouer un mystère de P. Gringoire, silhouette de poëte famélique un peu outrée par V. Hugo, mais dans laquelle il a incarné la misère littéraire de l’époque. Dans cette cohue, on fait connaissance avec quelques personnages du drame : Jehan Frollo l’écolier, Trouillefou, roi de Thunes, chef des truands ; vient ensuite, à Notre-Dame, l’élection du pape des fous, scène bruyante et grotesque, d’une réalité saisissante. L’élu du populaire en liesse, c’est le sonneur de cloches de Notre-Dame, l’horrible bossu Quasimodo, la plus abominable personnification de la laideur physique ; l’auteur a épuisé toute sa verve et toute son imagination à tordre l’épine dorsale du pauvre diable, à faire grimacer sa bouche horrible, à noircir ses longues dents, à charger son visage de pustules et de verrues ; de plus, il l’a fait sourd et borgne. Quasimodo, c’est la difformité idéale, comme la Esmeralda est l’idéal de la grâce, de la jeunesse et de la beauté. Une nouvelle de Cervantes, la Gitanilla, où il n’est question que de bohémiennes et d’enfants volés, a pu donner à Victor Hugo l’idée de cette poétique et presque surnaturelle création, mais il a dépassé son modèle.

Voici la Esmeralda qui danse, avec sa jupe bariolée, son corsage d’or, arrondissant ses deux bras, faisant ronfler le tambour de basque, au milieu d’un cercle de badauds, sur le parvis de Notre-Dame. « Si cette jeune tille était un être humain, ou une fée, ou un ange, on n’aurait su le dire. On était fasciné par l’éblouissante vision. Elle n’était pas grande, mais elle le semblait, tant sa fine taille s’élançait hardiment. Elle était brune, mais sa peau avait le reflet doré des Andalouses et des Romaines. Son petit pied était aussi andalou, car il était tout ensemble à l’étroit et à l’aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse jeté négligemment sous ses pieds. Et chaque fois qu’en tournoyant sa rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un éclair.» La danseuse, pauvre mouche tourbillonnant dans un rayon de soleil, est déjà guettée par l’immonde araignée, l’archidiacre Claude Frollo, dont les deux yeux de flamme sont fixés sur elle ; il contemple cet éblouissement du haut de sa logette, au bas des tours de la cathédrale, et il sent de plus en plus s’enfoncer dans son cœur un désir fou, qu’il voudrait chasser. Claude Frollo est le prêtre du moyen âge, alchimiste, presque magicien, perdu dans la science, ne sachant ce que c’est que la femme et l’amour, et cette bohémienne qu’il n’a fait qu’entrevoir réveille en lui des passions féroces. Il la lui faut ; il essaye de la faire enlever, le soir même, par son sonneur, Quasimodo ; la belle se débat et elle est sauvée des mains du monstre par une escouade d’archers que commande un superbe gentilhomme, Phœbus de Châteaupers : le prêtre n’a réussi qu’à se susciter, dans ce beau gendarme, un rival redoutable.

Pendant que ceci se passait autour de Notre-Dame, le famélique Pierre Gringoire chassé de son logis, la tête pleine de vent et l’estomac vide, réduit à ne souper que de l’odeur des rôtisseries et à coucher dans le ruisseau, s’égare à travers les quartiers perdus de la rive droite et tombe en pleine cour des Miracles. Il était depuis longtemps escorté d’aveugles, de manchots, de béquillards, de culs-de-jatte qui lui demandaient la charité dans toutes les largues, et, quand il veut retourner en arrière, le cul-de-jatte a retrouvé ses jambes, le manchot lui barre le chemin de ses deux bras et l’aveugle le regarde avec des yeux flamboyants. Il est amené par-devant le roi de Thunes, qui procède à l’interrogatoire, et le perplexe philosophe essaye de se tirer de ce mauvais pas à l’aide de beaux discours ; peines perdues ; il va mourir, à moins qu’une femme n’en veuille comme mari : les plus horribles sorcières viennent le regarder sous le nez et tâter sa peau ; personne n’en veut et déjà il a la corde passée autour du cou lorsque la Esmeralda, dont l’absence prolongée inquiétait déjà la bande, survient, se fait rendre compte de l’affaire et, pour lui sauver la vie, demande qu’on lui adjuge le pauvre diable ; le roi de Thunes laisse tomber à terre un vieux pot qui se brise en quatre tessons et bénit les époux en disant : « Allez ; vous en avez pour quatre ans. » C’est le mariage à la cruche cassée. C’est une vive peinture que celle de cette cour des Miracles, pleine de tapage, fourmillant de mœurs étranges et de dialectes inconnus.

Inutile de dire que Gringoire n’est que le mari platonique de la bohémienne, fleur de chasteté qui sait se garder de toute atteinte. Le péripatéticien continue ses promenades philosophiques à travers les rues de Paris, mais non plus en oisif ; il a appris à soulever des poids avec ses dents et à tenir des chaises en équilibre sur le bout de son nez. Son ami l’archidiacre le rencontre dans l’exercice de sa profession nouvelle et pâlit en apprenant qu’il est le mari de la Esmeralda ; les plaintes piteuses du pauvre diable sur les résultats négatifs de sa nuit de noces rassurent un peu le jaloux, qui se laboure la poitrine de ses ongles à la pensée des dangers vagues que la jeune fille peut courir dans son aventureuse existence. Esmeralda songe bien à lui ! Elle est tout occupée intérieurement de son beau gendarme, Phœbus de Châteaupers, et continue de danser au soleil. Elle ne se connaît que deux ennemis, le moine, l’affreux moine qui pue, c’est ainsi qu’elle désigne l’archidiacre, et la recluse d’une des logettes de la place de Grève, odieuse vieille à qui autrefois son enfant a été volé par des bohémiennes et qui voudrait dévorer, déchirer de ses griffes toutes les bohémiennes. L’histoire de cette femme, autrefois fille de joie à Reims sous le nom de la Chantefleurie, racontée par des paysannes, est un des récits naïfs et attendrissants du livre. La recluse du Trou-aux-rats est plus qu’à demi folle et ne pense jamais à son enfant sans des tressaillements de bête fauve ; elle a conservé un de ses petits souliers brodés de verroterie et, comme la Esmeralda porte l’autre sur sa poitrine en guise de talisman, qu’on lui a dit qu’à l’aide de ce petit soulier elle retrouvera sa mère, le drame commence à se dessiner d’une façon terrible.

Esmeralda retrouve enfin Phœbus et lui laisse voir qu’elle l’aime ; te capitaine lui donne un rendez-vous et l’emmène un soir chez la Falourdel, une maison borgne du pont Saint-Michel ; il est suivi par Claude Frollo et, au moment où il va triompher des résistances de la bohémienne, il reçoit un coup de poignard qui l’étend aux pieds de la jeune fille : l’assassin prend la fuite et Esmeralda tout en pleurs est arrêtée comme auteur du meurtre. Son procès est vite instruit ; c’est quelque chose de lugubre. L’officialité s’en est emparée, sous le prétexte qu’il y a là-dedans de la magie, et V. Hugo fait à cette occasion le tableau de ces procédures ténébreuses, propres aux tribunaux ecclésiastiques. La chèvre de la bohémienne, la gracieuse Djali, qui sait compter l’heure qu’il est et choisir dans un jeu de lettres celles qui forment le nom de Phœbus, est également convaincue de sorcellerie et condamnée au gibet avec sa maîtresse. Dans la chambre de la torture, Esmeralda avoue tout ce qu’on veut, avant que les hideux instruments aient martyrisé ce beau corps, fait pour les plaisirs de l’amour, comme le remarque l’archidiacre, présent à l’horrible scène, et ce prêtre abominable vient encore la trouver au fond de son cachot, lui promettant la liberté pour un baiser : elle le repousse avec dégoût. Bientôt, en chemise, pieds nus et la corde au cou, un cierge de cire à la main, la pauvrette vient faire amende honorable devant le portail de Notre-Dame. Pendant ce temps, l’archidiacre s’est enfui comme un fou à travers la ville, et quand il rentre, brisé de fatigue et de terreur, quand il compte bien que sa victime est morte, qu’il en a pris son parti, il apprend qu’elle est sauvée, qu’elle a trouvé asile dans la cathédrale, protégée par les vieilles immunités ecclésiastiques. Au moment où elle s’agenouillait sous le porche, Quasimodo, qui aime aussi la bohémienne depuis le jour que, exposé au pilori pour la tentative d’enlèvement, torturé par la soif, il a bu à la gourde que lui présentait l’oublieuse jeune fille, Quasimodo s’est laissé glisser de la galerie de Notre-Dame à l’aide d’une corde, a saisi la Esmeralda et l’a entraînée dans l’église en criant de toutes ses forces : « Asile ! Asile ! » Le peuple a battu des mains et les gens de justice stupéfaits ont fait retourner à la prison le tombereau vide.

D’abord effrayée de son monstrueux sauveur, la Esmeralda s’accoutume à ce dévouement farouche ; elle vit cachée et presque heureuse, dans une des cellules des tours ; Quasimodo veille sur elle, comme un chien, et la défend même contre Frollo. L’amour pur et soumis dans cet être difforme, toutes les vertus sous une enveloppe grotesque et répugnante, voilà une de ces antithèses familières au maître ; cette fois, du moins, elle ne choque pas ; Quasimodo se trouve dans son milieu et ne dépare pas les mascarons grimaçants, les hydres à gueules tortes et toutes ces difformités architecturales qui concourent à l’ensemble majestueux d’une cathédrale gothique.

Cependant les truands s’inquiètent de ne plus avoir chez eux la bohémienne ; ils ne la croient pas à l’abri de la justice dans l’asile, et ils rêvent de l’en arracher. Une nuit, toute la cour des Miracles, armée de gueux en haillons qui, pour l’occasion présente, ont retrouvé dans leur arsenal un tas de vieilles ferrailles, traverse lentement la capitale et vient assiéger Notre-Dame. Quasimodo n’y comprend rien ; il voit seulement qu’on veut lui enlever la jeune fille et, pendant que les truands ébranlent à coups de bélier les portes de la cathédrale, il fait pleuvoir sur eux, du haut de la galerie, des poutres, des pierres, du plomb fondu, tout ce que peut inventer son imagination en détresse, et lutte seul victorieusement contre la horde belliqueuse. Les truands montent à l’assaut à l’aide d’une échelle et Quasimodo, saisissant à temps l’échelle, lance sur le parvis toute la grappe d’hommes : c’est un combat homérique. Louis XI seul veille à cette heure dans Paris et, de son réduit de la Bastille où il était en train de se faire rendre compte de ses dépenses du mois, de visiter ses fameuses cages de fer, il envoie l’ordre à la maréchaussée de dissiper l’émeute ; Phœbus de Châteaupers, qui a survécu au coup de poignard, achève l’œuvre de Quasimodo et met les truands en déroute. Claude Frollo a profité du tumulte pour faire évader la Esmeralda ; il traverse avec elle le bras droit de la Seine et, arrivé sur la Grève au pied du gibet, il essaye encore de combattre le dégoût que la jeune tille a pour lui ; qu’elle dise un mot, et il la sauvera ; mais Esmeralda le repousse toujours avec la même horreur. Furieux, le prêtre se résout à la livrer et, de peur qu’elle ne lui échappe, il la confie aux griffes de la recluse, dont il connaît la haine féroce pour ia bohémienne. En vain celle-ci supplie sa geôlière, la recluse ne lâche pas prise ; mais voici qu’en se débattant la jeune fille laisse voir son petit soulier, son amulette ; la mère reconnaît son enfant. Elle veut la sauver alors, la cacher dans son trou ; il est trop tard. Tristan l’Hermite arrive, arrache sa fille à cette mère changée en bête fauve et la conduit à la potence. En ce moment, deux hommes regardaient la Grève, du haut de la tour nord de Notre-Dame ; c’étaient Claude Frollo et Quasimodo. Quand les derniers tressaillements agitèrent cette forme blanche que tous deux voyaient pendre au gibet, le prêtre sourit affreusement ; Quasimodo vit le sourire et, prenant l’archidiacre à pleines mains, il le précipita du haut de la tour. L’agonie du misérable, qui se raccroche aux pierres avec ses ongles, qui se suspend quelques minutes au-dessus de l’abîme et qui, lâchant prise enfin, se broie sur le pavé, est une des plus belles pages que V. Hugo ait écrites. Quant à Quasimodo, il va mourir dans le charnier de Montfaucon, tenant embrassé le cadavre de celle qu’il aimait.

Tel est ce livre, à la fois si pittoresque et si dramatique. Nous n’avons pu le suivre dans ses curieuses études de mœurs, dans ses digressions artistiques et archéologiques qui ont remis en honneur le goût des vieux monuments nationaux, dans ces descriptions que le poëte a rendues vivantes à force d’art et de passion. « Notre-Dame de Paris, dit Jules Janin, est une terrible et puissante lecture dont l’esprit se souvient comme d’un horrible cauchemar, avec terreur. C’est là surtout que la verve, le génie, l’audace, l’inflexible sang-froid et l’incroyable volonté du poète s’étalent dans toute leur puissance. Que de malheurs entassés dans ces lugubres pages ! que de ruines relevées, que de passions terribles, que d’événements incroyables ! Toute la fange et toute la croyance du moyen âge sont pétries, remuées et mêlées ensemble avec une truelle d’or et de fer. Le poëte a soufflé sur toutes ces ruines qui, à sa voix, se sont dressées de toute leur hauteur sur le sol parisien. Dans ces rues étroites, dans ces places remplies et populaires, dans ces coupe-gorge, dans cette milice, dans ces marchands, dans ces églises, que de passions circulent, toutes brûlantes, toutes vivantes, toutes armées ! Chacune d’elles a son vêtement qui lui est propre, robe de femme ou robe de prêtre, armure ou bonnet ; ou bien la passion est toute nue et en haillons et toute misérable comme une passion de bête féroce... V. Hugo a obéi à sa double vocation de poëte et d’architecte, d’historien et de romancier ; il a vécu à la fois d’invention et de souvenirs. Il a fait mugir à la fois toutes les cloches de la grande ville, et il en a fait battre tous les cœurs, excepté le cœur de Louis XI. Voilà ce livre, brillante page arrachée à notre histoire, qui jettera le plus grand éclat dans la vie littéraire de l’auteur et qui a décidé plus d’une vocation, à savoir le drame et le roman. »