Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PYRRHON

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 2p. 467).
PYRRHON

PYRRHON, célèbre philosophe grec, chef de l’école sceptique ou pyrrhonienne, né à Élis (Péloponèse) vers 384 av. J.-C. On ignore la date exacte de sa mort. Diogène Laërce donne au père de Pyrrhon le nom de Pleistarque et Pausanias celui de Pistocrates. Il était né pauvre et exerça, dit-on, au début de sa carrière la profession de peintre. Antigone de Caryste, contemporain et biographe de Pyrrhon, cite de lui des torchères exécutées pour le compte de sa ville natale et qui faisaient l’admiration des connaisseurs. Il paraît qu’il dut à la lecture des livres de Démocrite son goût pour la philosophie. Auparavant, il avait suivi les leçons de Bryson, disciple de Stilpon, puis celles d’Anaxarque. Ce dernier était un élève de Métrodore, un des chefs du système auquel Démocrite a attaché son nom. On croit que Pyrrhon accompagna l’armée macédonienne d’Alexandre durant l’expédition d’Asie et qu’il étudia aux sources mêmes la science des mages de la Perse et des gymnosophistes de l’Inde. Anaxarque, qui professait l’imperturbabilité, dut lui enseigner la recherche du calme de l’âme, et l’exemple des gymnosophistes contribua sans doute à le fortifier dans le système auquel il a attaché son nom. De retour à Élis, il s’attira la vénération de ses concitoyens par sa philosophie pratique, par une pauvreté exemplaire et par toutes les vertus de l’homme et du citoyen. Il fut nommé grand prêtre et les philosophes furent, en son honneur, exemptés de tout tribut dans la ville d’Élis. Antigone de Caryste a accumulé sur sa mémoire des contes ridicules. Si Pyrrhon avait été, comme le dépeint son biographe, un homme atteint d’aliénation mentale, les habitants d’Élis ne l’auraient pas mis à la tête du sacerdoce de leur cité. Ænésidème, qui s’élève avec raison contre ces accusations mal fondées, ne dissimule d’aucune façon le caractère sceptique de Pyrrhon ; mais il conteste que sa doctrine conseillât aux hommes de s’abandonner sans réserve au cours des événements, ce qui suppose l’abandon absolu de leur volonté.

Il mourut âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, en possession de l’estime générale de la Grèce. Il aimait l’isolement, on pourrait dire la solitude, si favorable aux spéculations de la pensée. La simplicité de sa vie intérieure était devenue proverbiale. Il s’occupait lui-même, avec sa sœur, des soins du ménage et portait, suivant les historiens, des poulets et des cochons au marché. Un jour, contre son habitude, il se mit en colère contre sa sœur. Quelqu’un qui assistait à cette altercation saisit l’occasion de lui rappeler ses maximes relativement à l’indifférence du sage, qui était systématique dans son enseignement : « Pensez-vous, dit Pyrrhon, que ma philosophie soit applicable à une femme ? » Il méprisait les objets ordinaires de l’ambition, la fortune, le pouvoir et particulièrement la gloire, la seule ambition qu’eussent conservée les philosophes dans leur détachement des choses humaines. Il avait pour dédaigner la gloire des motifs utiles à connaître : « Les hommes, dit-il, ressemblent aux feuilles qui tournent au gré des vents et qui sèchent bientôt ; leur estime n’importe pas plus que leur mépris. » Épictète, qui était un dogmatique intraitable comme les stoïciens et, par conséquent, ennemi de Pyrrhon et du scepticisme de son école, admire pourtant le sang-froid de son adversaire qui, professant un jour qu’il n’y avait aucune différence entre vivre et mourir, répondit à quelqu’un lui demandant pourquoi il ne mourait pas : « Parce que cela est indifférent. » Il était sur mer pendant un orage et le navire menaçait de s’abîmer. Las passagers étaient hors d’eux-mêmes. Pyrrhon appela leur attention sur un porc qui mangeait tranquillement au milieu de l’émotion commune : « Voilà, dit-il, quelle doit être la sécurité du sage. »

Pyrrhon semble n’avoir pas écrit, si l’on excepte un poème adressé à Alexandre et dont parlent Sextus Empiricus et Plutarque. Ses principaux disciples, et ceux par lesquels on connaît surtout sa doctrine, sont Euryloque, Philon d’Athènes et Hécatée d’Abdère. Son nom est devenu un drapeau. On a vu plus haut qu’il avait commencé par goûter les principes attribués à Démocrite. Il les quitta pour embrasser successivement ceux de l’école de Mégare, puis des sophistes. Les livres et les écoles philosophiques ne tardèrent point à lui inspirer un dégoût à peu près absolu. Il résolut, comme fit plus tard Descartes, d’apprendre à lire sur le grand livre de la nature, et il faut, sans doute, rapporter à cette résolution ses voyages et la part qu’il prit à l’expédition d’Alexandre jusque sur les bords du Gange. D’ailleurs, le désordre était complet de son temps dans les écoles grecques. Platon était mort ; l’Académie, qui se disait son héritière, penchait d’une part vers le pythagorisme et de l’autre vers le scepticisme ; Aristote, le chef de la philosophie adverse, répugnait au génie grec à cause de son positivisme empirique et était en butte à l’animosité de la plupart des sectes issues de l’école de Socrate. Les cyniques, malgré le mépris dont les délicats les poursuivaient, avaient un plus grand avenir devant eux ; mais ils se moquaient trop ouvertement des bienséances de la vie civilisée, au gré de Pyrrhon, et, d’autre part, leur morale toute pratique excluait la spéculation métaphysique ; ce sont les prédécesseurs des moines mendiants. Les stoïciens d’Aristippe étaient presque dans le même cas que les cyniques pur rapport à la raison ; ils la négligeaient pour ne s’occuper que des devoirs, et ces devoirs, ils les remplissaient mal, car, en dépit de l’austérité de leurs maximes, en pratique l’épicuréisme dans tous ses raffinements était leur règle de vie. Pyrrhon était très-perplexe. Il l’était à ce point qu’il ne put se défaire de ses incertitudes et eut l’honneur de les ériger en un système qui a traversé les siècles. Le dogmatisme lui semblait absurde ; la négation absolue, qui est un autre dogmatisme, ne lui paraissait pas mieux valoir ; il résolut de se tenir sur un terrain neutre, celui du doute. Il n’est pas le premier qui ait eu cette disposition habituelle ; mais il est le premier qui ait songé à faire du doute une méthode régulière, un système agencé pour durer et tenir l’esprit dans une réserve constante, considérée comme une condition nécessaire de la sagesse. Voici comme il raisonne. Aussitôt que la raison sort d’elle-même pour pénétrer les mystères qui l’environnent, elle suit d’ordinaire deux voies opposées : ou elle se décide à tout affirmer comme vrai, ou elle se résigne à tout nier comme faux. Ce sont deux situations extrêmes et également contraires à la nature des choses et aux instincts les plus profonds de notre nature. Il prend le parti de s’abstenir. On a mis Pyrrhon en demeure de s’expliquer et on l’a enfermé dans ce dilemme ; Ou votre doute est universel, et vous doutez de votre propre existence et vous êtes en contradiction avec vous-même, car, par cela seul que vous doutez, vous pensez et par conséquent vous êtes ; ou votre doute ne s’étend pas à vous-même, et alors vous affirmez quelque chose et votre doute n’est point universel.

C’est mal comprendre Pyrrhon. Il ne dit pas : J’affirme ; il ne dit pas : Je nie ; il ne dit même pas : Je doute, il dit que tout est obscur, qu’il est difficile de savoir, que dans cette situation la prudence exige qu’on s’abstienne de juger. Il ne prononce pas sur le fond des choses ou, si l’on veut, sur leur côté objectif ; il ne prononce que sur la conduite à tenir par l’intelligence dans ses rapports avec les objets du dehors.

Cette hésitation est, d’ailleurs, tout à fait mentale. Elle n’affecte point la vie quotidienne et n’est qu’une spéculation de l’esprit ; tout au plus conseille-t-elle la prudence et proscrit-elle les passions désordonnées qui sont si peu conformes aux principes ordinaires de toute philosophie raisonnable. Ce caractère essentiel du pyrrhonisme résulte de tous les documents qu’on possède sur Pyrrhon et son école. Ce qui précisera même la méthode de Pyrrhon, c’est le critérium qu’il admit pour guide de nos actes : ce critérium est l’apparence (τὸ φαινόμενον).

Comme nous le disions tout à l’heure, le scepticisme de Pyrrhon n’a rien d’objectif ; il n’a en vue que de préciser l’état de notre esprit en face des objets du dehors. Pyrrhon n’est pas un destructeur de la foi due aux données de la raison, du sentiment et des sens. Il leur accorde ce qui leur est dû, seulement il mesure le degré de croyance qui leur revient. Les ennemis de toute croyance et de la raison elle-même, ce sont les sophistes qui emploient la dialectique et l’éloquence à toute sorte de besognes contradictoires et ont fait de la philosophie une marchandise à vendre. En résumé, Pyrrhon professait le doute suspensif. Au milieu de toutes les contradictions des écoles philosophiques, il recommande au sage la suspension du jugement, sans toutefois lui interdire la recherche de la vérité ; en effet, il ne rejetait point la vérité, mais déclarait seulement que les philosophes ne lui paraissaient pas l’avoir trouvée, et, conséquemment, il refusait de choisir entre leurs diverses assertions ; il n’affirmait rien, ne niait rien, il s’abstenait. De là l’indifférence pour les choses extérieures, l’imperturbabilité, le repos de l’intelligence dans le doute. Au reste, suivant l’observation lumineuse de Quinet, il est remarquable que toutes les écoles de cette époque ont la même empreinte. Sceptiques, épicuriens, stoïciens prétendent au même repos ; malgré leurs différences, ces écoles ont un but commun, qui est le calme, l’immutabilité, le repos imperturbable des Olympiens. Toutes semblent avoir formé leur sage sur le modèle des marbres impassibles de Phidias. Plus le monde se trouble et chancelle, plus les esprits cherchent leur équilibre dans l’indifférence. Depuis le temps d’Alexandre, c’est le cri de toutes les écoles. On a calomnié Pyrrhon quand on a répété qu’à l’exemple de quelques sophistes il regardait les règles du juste et de l’injuste comme une convention des hommes, et qu’il niait les impressions des sens. Comme critérium, il reconnaissait le phénomène, ou ce qui paraît ; regardait toute assertion comme légitime, pourvu qu’on ajoutât il me paraît ; admettait comme un fait les apparences ; reconnaissait la nécessité d’agir, l’autorité pratique du sens commun, celle des lois et des usages, celle de la morale, qu’il considérait comme écrite au fond du cœur de l’homme et comme la fin de toutes ses actions. La grande erreur du pyrrhonisme, c’est de présenter le doute suspensif comme un état fixe, comme la fin de la philosophie, tandis qu’il n’en peut être que le moyen et la méthode. Quant aux anecdotes épigrammatiques des biographes, qui rapportent que Pyrrhon pratiquait l’incertitude universelle au point de ne se garder d’aucun danger et d’avoir besoin d’être partout accompagné de ses amis, elles n’ont aucun caractère de certitude. Cette indifférence relativement aux impressions des sens, contraire à l’esprit des sceptiques et niée par Ænésidème en ce qui concerne Pyrrhon, doit être regardée comme une exagération du principe de l’impassibilité et rejetée sur le compte des commentateurs. « Une telle faiblesse, dit M. Ch. Renouvier, eût été peu convenable à la gravité du grand prêtre d’Élis ; sa sagesse était de celles que les villes honorent et non de celles que les enfants poursuivent de huées. »

Plutarque attribue à Pyrrhon une série de dix tropes ou arguments qui sont comme les lieux communs du scepticisme et dont nous parlerons plus loin (v. pyrrhonienne [école]), On peut consulter sur Pyrrhon : Diogène Laërce, Vies des philosophes ; Plutarque, Œuvres morales ; Bayle, Dictionnaire historique et critique au mot Pyrrhon ; Saisset, Mémoire sur Ænésidème, etc.