Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Prairial an III (jOURNÉE DU 1er), une des journées fameuses de la Révolution (20 mai 1795)

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 1p. 30-31).

Prairial an III (JOURNÉE DU 1er), une des journées fameuses de la Révolution (20 mai 1795). Depuis la chute de Robespierre, le 9 thermidor, la coalition qui avait renversé le chef du parti jacobin s’était livrée à une orgie de mesures réactionnaires et de représailles implacables contre tout ce qui tenait à la cause de la Montagne. On avait affecté de ne renverser qu’une faction ; mais, rapidement, on en était venu à attaquer la Révolution elle-même et à la menacer dans son expression gouvernementale, la République.

La Convention rappelait dans son sein les girondins qu’elle en avait naguère proscrits ; elle laissait peu à peu tomber en désuétude les lois contre les émigrés. Du groupe vaincu, mais énergique, en qui se concentrait encore l’esprit de la Montagne, de temps à autre des protestations courageuses s’élevaient ; on entendait Noël Pointe s’écrier : « La contre-révolution empoisonne de son souffle liberticide l’horizon politique ; » et Gaston disait : « Je jure, par les douze cent mille défenseurs de la patrie et par quatre millions de patriotes qui sont liés sur tous les points du territoire de la République, que la contre-révolution ne se fera pas ! » Protestations courageuses et inutiles. Déjà la contre-révolution était faite ; elle était faite dans l’Assemblée nationale ; elle était faite dans la société mondaine, élégante, qui donnait le ton du fond des salons récemment rouverts et les transformait en foyers de conspiration contre les principes, les institutions et les hommes de la République.

« Les salons dorés, dit M. Élie Sorin dans son Histoire de la République française, ne cessaient de prêcher aux muscadins une croisade contre tout ce qui était flétri du nom de jacobin, qu’on transformait en celui de jacoquin ; on avait ravi au peuple ses sociétés patriotiques, on l’avait plongé dans la misère la plus affreuse par la suppression du maximum ; ce n’était pas assez : on voulait lui donner la chasse et l’assommer sous les bâtons plombés des viveurs élégants. Jamais les grands seigneurs de l’ancien régime, jamais les agents de la monarchie ne montrèrent contre lui plus de haine féroce que ces coteries bourgeoises qui lui devaient leur élévation, qui s’étaient souillées de sang en son nom et qui le repoussaient à présent qu’il leur avait servi de marchepied.

« Le salon de Thérésa Cabarrus, devenue Mme Tallien, était le principal foyer de ces détestables complots. Cette femme, que ses flatteurs appelaient Notre-Dame de Thermidor et que ses adversaires flétrissaient du nom, plus digne d’elle, de Notre-Dame de Septembre, puisqu’elle avait accepté de s’unir à l’un des massacreurs de ces détestables journées, cette femme, avec un sourire, un mot gracieux, ralliait autour d’elle cette jeunesse qu’elle ne semblait convier qu’au plaisir et qu’elle voulait lancer à la bataille… »

Cette jeunesse, qui se faisait gloire elle-même de s’appeler jeunesse dorée, par une sorte de défi jeté à la misère populaire, prenait l’initiative de toutes les manifestations contre-révolutionnaires : tantôt on la voyait arracher le buste de Marat du théâtre Feydeau et le jeter à l’égout de Montmartre, oubliant que Marat avait été déifié par les mêmes hommes qui avaient abattu Robespierre ; tantôt, quand elle se sentait en nombre, elle se plaisait à attaquer et à assassiner quelques pauvres montagnards isolés et sans défense ; elle se précipitait avec une sorte de frénésie insolente dans toutes les jouissances du luxe, alors que le peuple mourait de froid et de faim. Et la misère était grande au commencement de 1795 ; le prix des subsistances dans Paris était tel, que la Convention dut élever de 18 livres à 36 livres l’indemnité quotidienne de ses représentants. Sans cesse la barre de l’Assemblée nationale était assiégée par des députations des sections qui venaient lui exposer les doléances et les vœux de leurs commettants ; toutes ces réclamations se résumaient dans un seul cri : « Du pain ! »

Dès le 27 ventôse (17 mars), un orateur des envoyés de l’Observatoire disait à l’Assemblée : « Ne laissez pas flotter au milieu de nous l’étendard de la famine, déployez tous les moyens que le peuple a mis entre vos mains et donnez-nous du pain. Huit cents de nos camarades attendent notre réponse. Jusqu’à ce que vous ayez satisfait à notre demande, nous crierons : « Vive la République ! »

Ce langage est remarquable en ce qu’il prouve chez le peuple de Paris et chez ses interprètes l’intention d’épuiser tous les moyens légaux pour se faire rendre justice avant de recourir aux moyens de la force.

Quelques jours plus tard, le 1er germinal (21 mars), les sections des Quinze-Vingts, de Montreuil et du faubourg Saint-Antoine se rendaient à leur tour à la barre de l’Assemblée. Elles ne demandaient pas, comme les pétitionnaires qui les avaient précédées, un secours matériel ; elles ne réclamaient pas du pain : elles voulaient le retour sincère et immédiat à un régime franchement démocratique, seul remède, suivant elles, aux maux dont le peuple souffrait. D’ailleurs, point de violences, point d’invectives ; nulle menace, même envers ceux dont elles croyaient devoir dénoncer les criminels agissements.

« Nous ne venons point vous demander pour mesures générales ni déportations ni effusion de sang de tel ou tel parti ; ce moyen extrême ne confond que trop souvent l’innocence ou la simple erreur avec le crime ; nous n’épousons de parti que celui du peuple entier ; nous ne voyons dans les Français que des frères, il est vrai diversement organisés ; mais en sont-ils moins de la même famille ? Vous avez dans vos mains le moyen le plus efficace pour faire cesser la tempête politique dont nous sommes si douloureusement le jouet. Mettez-le en usage ; organisez dès aujourd’hui la constitution populaire de 1793 : le peuple français l’a acceptée, a juré de la défendre ; elle est son palladium et l’effroi de ses ennemis… Paix à la grande famille ! Vive la République une, indivisible et démocratique ! Vive la représentation nationale ! »

« Jamais, dit l’historien que nous avons cité plus haut, le peuple de Paris ne s’était montré si grand que dans cette journée ; revendiquant la constitution républicaine sans colère, sans menace, faisant taire le cri de ses angoisses pour ne laisser entendre que la voix de la modération et de la clémence ; il était le sublime émule de ces soldats conquérants de la Hollande qui avaient étouffé en eux toutes les faiblesses du corps pour ne laisser dominer que la sereine fermeté de l’âme. »

À ces vœux, exprimés avec tant de calme et de modération, Tallien et les autres réactionnaires répondirent en affectant de partager le sentiment populaire ; ils décidèrent immédiatement la nomination d’une commission de onze membres chargée d’aviser aux moyens d’examiner la constitution de 1793 et d’en préparer l’application ; ce n’était, au fond, qu’un moyen de gagner du temps et de se ménager la possibilité de fausser, par une adroite révision, le texte de l’acte constitutionnel réclamé par le peuple.

Dès le soir même, la jeunesse dorée se chargeait de démentir les promesses de Tallien ; cinq ou six mille muscadins, armés de leurs bâtons plombés, parcouraient le quartier du Palais-Royal, tuant ou blessant quiconque leur semblait suspect de jacobinisme. La Convention elle-même, aussitôt après le départ des pétitionnaires, avait entendu le rapport de Sieyès ayant pour objet d’organiser la grande police, c’est-à-dire l’ensemble des mesures destinées à assurer la défense de l’Assemblée nationale dans le cas où un soulèvement la forcerait à quitter Paris. Une telle mesure, qui, sans doute, pouvait être légitime en soi, avait, dans les conjonctures où elle était proposée, un caractère profondément irritant pour le peuple déjà surexcité.

Bientôt le bruit se répandit que la Convention voulait quitter Paris, l’abandonner à toutes les horreurs de la famine et aller, au dehors, préparer contre lui un retour offensif.

Le 12 germinal (1er avril), une circonstance funeste acheva d’exaspérer la population malheureuse ; ce jour-là, la distribution du pain eut lieu beaucoup plus tard qu’à l’ordinaire et elle fut réduite de moitié. Une foule immense et furieuse, composée en grande partie de femmes et d’enfants, se rua vers la Convention, dont elle envahit la salle, et devant laquelle elle défila en poussant ce cri sinistre : « Du pain ! du pain ! »

Cette fois encore, il suffit de quelques promesses pour faire rentrer dans l’ordre ce peuple qui croyait à la République et ne voulait pas répudier les hommes qui l’avaient fondée. La foule s’écoula, fiévreuse, mais docile, quand Barras lui eut jeté ces mots du haut de la tribune : « Je somme, au nom du salut public, les citoyens qui sont ici d’en sortir. Je leur demande de se retirer dans leurs sections, où la loi les appelle… La Convention ne quittera pas son poste, comme on a voulu le faire croire ; elle fera tout pour le peuple. »

La foule n’avait pas plus tôt quitté l’enceinte de la Convention, que ce même Barras, appuyé par Fréron, Bourdon (de l’Oise), André Dumont, Merlin (de Thionville) et tous ceux qui, une heure avant, tremblaient devant le peuple, faisait décréter d’accusation une partie des députés qui siégeaient encore sur les bancs de la Montagne : Léonard Bourdon, Choudieu, Duhem, Huguet, Ruamps, Foussedoire, Araar, Chasles. Le lendemain, Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois et Barrère étaient dirigés sur le port de Rochefort et, de là, embarqués pour la Nouvelle-Guyane. Quelques jours plus tard, on arrêtait Pache, l’ancien maire de Paris, Rossignol, l’ancien général de la Vendée, Levasseur, Lecointre, Thuriot, Maignet, Hentz, Moïse Bayle, Cambon, Grassous, Granet.

On profita de cette occasion pour faire condamner à mort et exécuter Fouquier-Tinville, l’ancien procureur du tribunal révolutionnaire, ainsi que quarante et un membres et jurés de ce même tribunal, arrêtés depuis six semaines. Ces hommes avaient été implacables ; mais, en les frappant, on usa des rigueurs exceptionnelles et arbitraires dont ils avaient usé eux-mêmes, on les suivit dans leurs plus tristes errements et l’on sembla prendre à tâche de les ériger en victimes.

Toutes ces rigueurs n’étaient pas faites pour calmer le peuple, qui chaque jour souffrait davantage. Au 30 floréal (19 mai), la famine était si grande, qu’on ne distribuait plus quotidiennement que 2 onces de pain par personne.

Le désespoir était dans tous les cœurs ; la bataille, avec ses périls, s’offrait aux esprits exaltés comme une extrémité moins cruelle que les tortures de la faim ; le peuple retrouvait cette rage qui l’avait poussé jadis sur la Bastille dans la journée du 14 juillet, et sur Versailles dans les journées des 5 et 6 octobre.

Le 1er prairial an III (20 mai 1795), toute la population des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau était armée et prête à combattre Dans la nuit, une proclamation décrétant le mouvement insurrectionnel avait été affichée sur tous les murs de Paris.

« Le peuple, disait ce manifeste, arrête ce qui suit :

« Art. 1er. Aujourd’hui, sans plus tarder, les citoyens et les citoyennes de Paris se porteront en masse à la Convention nationale pour lui demander :

« 1° Du pain ;

« 2° L’abolition du gouvernement révolutionnaire, dont chaque faction abusa tour à tour pour ruiner, pour affamer et pour asservir le peuple ;

« 3° Pour demander à la Convention nationale la proclamation et l’établissement, sur-le-champ, de la constitution démocratique de 1793 ;

« 4° La destitution du gouvernement actuel, son remplacement instantané par d’autres membres pris dans le sein de la Convention nationale et l’arrestation de chacun des membres qui composent les comités actuels du gouvernement, comme coupables du crime de lèse-nation et de tyrannie contre le peuple ;

« 5° La mise en liberté, à l’instant, des citoyens détenus pour avoir demandé du pain et émis leur opinion avec franchise ;

« 6° La convocation des assemblées primaires au 25 prairial prochain pour le renouvellement de toutes les autorités qui, jusqu’à cette époque, seront tenues de se comporter et d’agir constitutionnellement.

« Les personnes et les propriétés sont mises sous la sauvegarde du peuple…

« Le mot de ralliement du peuple est : Du pain et la constitution démocratique de 1793. »

La Convention était entrée en séance à onze heures du matin ; le député Ysabeau donna lecture de la proclamation populaire. Déjà des ordres étaient lancés pour appeler au secours de l’Assemblée les sections qui avaient fait la révolution thermidorienne ; la Convention avait conscience du danger qui la menaçait ; mais, avec une énergie qu’elle retrouvait presque toujours aux heures de crise, elle se préparait à lui faire face. Elle décréta hardiment la mise hors la loi de tous les chefs d’attroupement.

À peine l’Assemblée avait-elle eu le temps de rendre ce décret, que les envoyés de la section Bonconseil arrivaient dans son enceinte ; ils firent, encore une fois, ce récit des souffrances populaires que la Convention avait déjà si souvent entendu ; ils réclamaient des mesures répressives contre les agioteurs.

« Doit-il dépendre, disait leur orateur, de la portion du peuple qui a les subsistances entre ses mains d’affamer à son gré le citoyen ?

« Les législateurs de tous les temps, de tous les pays ont établi des mesures répressives d’un abus aussi révoltant, d’une cupidité aussi criminelle.

« Soyez justes, législateurs, mais réprimez, par des mesures sages et sévères, les agioteurs, les malveillants et les affameurs. »

La Convention, sur la proposition du représentant Mathieu, vota un projet de proclamation dans lequel elle déclarait que « les besoins multipliés et pressants du peuple affectaient sa sensibilité. » En même temps, elle nommait vingt de ses membres pour se rendre dans les différentes sections…

Mais déjà ce peuple, au-devant duquel elle voulait envoyer ses délégués, les avait devancés ; les Tuileries étaient entourées d’une foule immense et menaçante. Bientôt une bande de femmes furieuses se rue jusque dans la salle même des séances. Elles montrent le poing au président, André Dumont, et poussent des clameurs furieuses : « Du pain ! Du pain ! »

Dumont se couvre pendant un quart d’heure et suspend la séance ; enfin, il parvient à faire entendre sa voix.

Nous empruntons au Moniteur quelques fragments du récit dans lequel il raconte la scène qui suivit :

LE PRÉSIDENT, découvert. Tous ces cris ne précipiteront pas les arrivages de vivres d’un seul instant…

UNE FEMME. Il y a assez longtemps que nous attendons, f….. !

(La grande majorité de l’Assemblée, indignée, se lève en demandant que cette femme soit arrêtée. — Celle qui l’avoisine montre le poing au président de la Convention. — Ceux de ses membres qui siègent dans l’extrémité gauche gardent le plus profond silence.)

GUILLEMARDET. Je demande que le président fasse vider cette tribune. (Il désigne la grande tribune à gauche.)

(Le bruit recommence ; après quelques instants, le calme se rétablit.)

LE PRÉSIDENT. Je demande qu’on laisse un de nos collègues rendre compte de nouvelles satisfaisantes. Il vient de presser l’arrivage des subsistances et il va apprendre…

LES FEMMES. Non, non ! Nous voulons du pain ! (Nouveau bruit.}

(Plusieurs membres parlent dans le tumulte.)

CHÂTEAUNEUF-RANDON. Est-ce que la Convention aurait peur ?

FÉRAUD. Sachons périr, s’il le faut. (Les femmes crient et menacent plus particulièrement Féraud.)

LE PRÉSIDENT. Je déclare aux tribunes que je mourrai plutôt que de ne pas faire respecter la Convention. (Toute l’Assemblée se lève en signe d’adhésion. — Les femmes rient et crient.)

LOUVET (du Loiret). Les représentants du peuple…

(Les femmes poussent de nouveaux, cris. — Il est impossible de distinguer ce qu’elles disent.)

LE PRÉSIDENT, se tournant vers la gauche. Pour la dernière fois, je déclare aux tribunes que je donnerai l’ordre de les faire évacuer, d’arrêter les agitateurs et de les livrer aux tribunaux.

(Les femmes qui remplissent la grande tribune du côté gauche et les deux autres qui l’avoisinent du côté du buste de Brutus poussent de violents murmures. — Un général de brigade (inconnu) se porte vers elles et leur parle avec énergie.)

Boissy (d’Anglas) prend le fauteuil à la place d’André Dumont.

LOUVET (du Loiret)….. Un outrage a été fait à la représentation nationale ; c’est de cette tribune que sont partis les cris séditieux ; ordonnez qu’on vous indique les coupables et faites-les arrêter. Au dehors, des ferments de sédition sont jetés ; le royalisme et le terrorisme s’agitent et se réunissent : réunissons-nous pour les détruire.

LES FEMMES. À bas. ! Du pain ! Du pain !

(Il se passe un quart d’heure en cris et en menaces. — Le président fait appeler auprès de lui le général de brigade.)

LE PRÉSIDENT. Je prends les ordres de la Convention.

LES FEMMES. Du pain ! Du pain !

LE PRÉSIDENT. Dois-je faire évacuer cette tribune ?

LES FEMMES. Du pain ! Du pain !

LE PRÉSIDENT. Et, à défaut d’obéissance, dois-je faire arrêter tous les individus qui la composent ?

« Oui ! » s’écrient tous les membres en se levant spontanément pour rendre le décret.

LES FEMMES. Du pain ! Du pain !

(La grande tribune à droite et celle qui l’avoisine du côté de Brutus se remplissent aussi de femmes qui crient et menacent ; elles font signe à d’autres, qui ne sont encore que dans les couloirs, de venir les joindre ;  ; réunies, elles crient : Du pain ! La constitution de 93 ! Quelques-unes d’entre elles : La constitution de 89 ! )

ANDRÉ DUMONT. J’ai quitté un instant le fauteuil pour rédiger l’ordre de faire évacuer les tribunes. (Il lit cette rédaction ; elle est adoptée.)

LE PRÉSIDENT, à un officier à la barre. Je charge le commandant de la force armée…

LES FEMMES. Nous ne nous en irons pas.

(Des coups très-violents, donnés dans la porte de la salle à gauche du président, annoncent qu’on veut l’enfoncer. Déjà les ais crient et l’on croit entendre le bruit des plâtras qui tombent et se brisent. Une partie des femmes vident la dernière tribune à la gauche, du côté de Brutus.)

MAREC. Officier, entendez-vous ce bruit ? Je vous somme, je vous charge, sur votre responsabilité, d’empêcher que l’on ne porte atteinte à la représentation nationale.

LE PRÉSIDENT, au général de brigade qui se trouve à la barre. Citoyen, je te nomme commandant provisoire de la force armée et je t’ordonne de l’employer pour faire respecter la Convention. (Vifs applaudissements.)

(Tous les membres se lèvent pour approuver la nomination faite par le président.)

LE GÉNÉRAL DE BRIGADE. Je ferai respecter la Convention nationale, ou je périrai à mon poste. »

Le commandant improvisé parvient, avec quelques fusiliers et deux jeunes gens armés de fouets de poste, à faire évacuer les tribunes remplies par la foule des femmes furieuses. Mais ce n’était là qu’un avantage momentané. La porte par laquelle la salle des délibérations communiquait avec le salon de la Liberté était battue à coups furieux comme par un bélier d’airain : c’est le peuple qui l’assiège et qui veut l’enfoncer. Enfin, la fragile barrière cède et la foule pénètre dans l’enceinte de l’Assemblée. Cependant, une première fois, les envahisseurs sont repoussés par la gendarmerie de garde ; mais bientôt la porte est de nouveau forcée.

Vers deux heures, le peuple entre dans la salle comme une avalanche, malgré les coups de fusil tirés par les défenseurs de l’Assemblée, malgré la résistance du représentant Féraud, qui présente courageusement sa poitrine aux baïonnettes et crie : « Tuez-moi ! Vous n’entrerez qu’après avoir passé sur mon corps ! »

C’en est fait, l’Assemblée est débordée, vaincue. La foule, exaspérée, s’est ruée autour de la tribune et du fauteuil présidentiel, toujours occupé par Boissy d’Anglas ; des canons de fusil sont dirigés vers lui ; l’intrépide Féraud se précipite pour le protéger. À ce moment, un officier frappe d’un violent coup de poing un des hommes du peuple. Celui-ci riposte par un coup de pistolet, qui dévie et va frapper Féraud : il tombe. Une sorte de folle, du nom d’Aspasie Carlemigelli, qui ne s’était fait remarquer jusque-là que par son exaltation monarchique, se précipite sur le blessé et le frappe de sa galoche. On l’entraîne hors de la salle. Un jeune marchand de vin, nommé Luc Boucher, coupe la tête à son cadavre ; cette tête est plantée au bout d’une pique…

À ce moment, la salle de la convention présentait le plus terrible spectacle.

« Le désordre, l’effroi, l’horreur, dit M. Jules Claretie dans les Derniers montagnards, étaient à leur comble. Une foule hurlante, déguenillée et farouche ; des cliquetis d’armes, des appels, des jurons, des menaces ; des femmes, les cheveux épars, assises aux places des députés ; les carmagnoles envahissant les tribunes ; la foule sur les marches, la foule dans le parquet, la foule sur les bancs ; les députés, amis et adversaires, groupés au hasard, également menacés et parfois maltraités par cette multitude qui n’écoutait personne dans une Assemblée qu’elle ne respectait plus. Chaque banc, chaque coin de la salle vit une lutte partielle. Les députés sont insultés, menacés, quelques-uns blessés. La poussière, la vapeur des foules enveloppant comme d’un nuage l’Assemblée mugissante, une insupportable chaleur, des cris assourdissants, tout se confond et se heurte. Sombre tableau ! Le peuple outrageait ses tribuns ! Et le président siégeait sous les drapeaux en haillons qu’avaient arrachés à l’ennemi les soldats de Hondschoote et de Jemmapes. »

La tête de Féraud, plantée au bout de la pique, est rapportée dans la salle et présentée à Boissy d’Anglas. Depuis que l’Assemblée était investie, celui-ci avait cherché à gagner du temps ; il avait signé un ordre pour presser les sections thermidoriennes d’arriver au secours de la Convention et il l’avait confié à un jeune officier nommé Fox.

En voyant cette tête pâle, à demi cachée sous un voile de poussière et de sang, Boissy crut reconnaître celle de Fox ;  ; il ne douta pas que l’ordre qu’il avait signé n’eût été saisi et il s’attendit à périr lui-même. Alors, par une de ces inspirations comme en font naître les périls extrêmes, il se découvrit et salua les restes de l’infortuné qu’il s’attendait à aller retrouver dans la mort.

Cette attitude sublime et inattendue frappa la foule de stupeur ; elle se sentit soudain domptée dans son délire. Ce moment fut décisif ; il rendit l’avantage à l’Assemblée.

L’acte héroïque de Boissy d’Anglas a été l’objet de nombreux commentaires contradictoires ; nous renvoyons à l’étude dont ils ont été l’objet dans ce dictionnaire même. V. BOISSY D’ANGLAS.

La fureur du peuple s’était assez calmée pour qu’on n’eût plus à redouter des violences de sa part ; mais il était encore assez fort pour dicter sa volonté. Ce fut à ce moment que les représentants de la Montagne essayèrent de proposer des mesures de conciliation : Romme réclama la mise en liberté des patriotes qui encombraient encore les prisons ; Goujon demanda le rappel des députés en mission et le changement des comités ; Duquesnoy voulait le renouvellement immédiat du comité de sûreté générale.

Mais déjà toutes ces propositions ne pouvaient plus servir qu’à compromettre leurs auteurs. Il était dix heures du soir ; le peuple, épuisé par les fatigues et les émotions de la journée, ne songeait qu’à se retirer. Ce fut alors qu’arrivèrent les bataillons des sections réactionnaires de la butte des Moulins et du quartier Le Pelletier, attendues depuis le matin. Il leur suffit presque de se montrer pour dissiper la foule, que la fatigue et la faim avaient mise hors d’état de lutter plus longtemps.

La majorité thermidorienne de l’Assemblée, elle, ne songea pas au repos ; délivrée, elle n’eut, comme après la journée de germinal, qu’une seule pensée : prendre sa revanche immédiate et proscrire les montagnards, qui l’avaient épouvantée tout un jour. Sans retard, elle vota l’arrestation de Romme, de Soubrany, de Prieur (de la Marne), de Goujon, de Bourbotte, de Ruhl, de Le Carpentier, Peyssard, Albitte, Pruel, Borie, Payan.

Le lendemain 2 prairial, le peuple eut conscience de sa défaite ; il reforma ses colonnes et marcha de nouveau contre les Tuileries ; à cinq heures du soir, il tenait le palais de l’Assemblée cerné dans un cercle de canons. Mais, de leur côté, les thermidoriens avaient retrouvé tout leur sang-froid et toute leur habileté ; ils affirmèrent au peuple que les mesures étaient prises pour assurer les subsistances et que la constitution de 1793 fonctionnerait dans trois jours. Cette assurance lui suffit ; les canons furent retournés et les colonnes regagnèrent les faubourgs.

Trois jours, c’était plus qu’il n’en fallait pour frapper un coup vigoureux. Dès le lendemain, à la pointe du jour, une armée de muscadins, armés de fusils pour la première fois, se dirigea vers la barrière du Trône pour envahir le faubourg Saint-Antoine ; elle était conduite par le général Kilmaine. Mais, à peine entrée dans le formidable quartier du peuple révolutionnaire, elle se vit cernée et s’enfuit honteusement, laissant derrière elle quelques prisonniers que le peuple se contenta de huer et d’humilier comme des ennemis indignes de sa colère. D’ailleurs, les choses n’allèrent pas plus loin ; soit confiance exagérée dans leurs propres forces, soit lassitude, les masses du faubourg ne songèrent pas à reprendre l’offensive ce jour-là. Le lendemain 4 prairial, des escadrons de dragons, chasseurs et hussards, mandés des environs de Paris, soldats bien autrement sérieux que les muscadins, envahissaient les quartiers populaires : l’insurrection ne pouvait renaître, l’insurrection était finie.

Cependant, il restait l’épilogue du drame qui venait de se jouer. La réaction thermidorienne était désormais maîtresse de la situation ; elle pouvait, à son aise, assouvir ses vengeances. Elle n’y manqua pas. Les proscriptions succédèrent aux proscriptions. Des décrets d’arrestation furent lancés contre tous les hommes qui étaient encore les vestiges vivants du parti de la Montagne : Robert Lindet, David, Dubarrau, Jean Bon-Saint-André, Prieur (de la Côte-d’Or), Elie Lacoste, Lavicomterie, Bernard (de Saintes), Jagot, Voulland, J.-B. Lacoste, Dartygoite, Sergent, Salicetti. Peu s’en fallut que Carnot lui-même ne fût compris dans les décrets de proscription ; mais, quand son nom fut prononcé, une voix jeta soudain ce cri éloquent parce qu’il était l’expression de la vérité : « Souvenez-vous que c’est lui qui a organisé la victoire ! » On n’osa passer outre. D’ailleurs, les victimes ne manquaient pas aux thermidoriens. Le 30 prairial, les Romme, les Duroy, les Goujon, les Bourbotte, les Duquesnoy, les Soubrany devaient périr frappés de leur propre main ou par le fer de la guillotine, comme fauteurs d’une insurrection qui ne leur fut fatale que parce qu’ils ne voulurent pas s’en servir pour écraser leurs ennemis.