Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution française (HISTOIRE DE LA), par Carlyle

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1120-1121).

Révolution française (HISTOIRE DE LA), par Carlyle (1837), traduite en français par MM. Elias Regnault, Odysse Barrot et Jules Roche (1865-1867, 3 vol. in-8o). Cet ouvrage peut être caractérisé au moyen de la doctrine même de l’auteur. Th. Carlyle est un penseur à la fois mystique et sceptique en philosophie ; en religion, c’est un puritain. Enthousiaste et grave, il aime l’ironie burlesque, la parodie, qu’elle soit de bon ou de mauvais goût. Ennemi de la France par nationalité et par croyance, il ne comprend pas la Révolution. Dans cette crise formidable, il ne voit que corruption, folie, bavardage, incrédulité, vanité, épicurisme, cannibalisme, explosion démoniaque, anarchie effrénée, etc. Il se moque de la théorie des droits de l’homme ; des événements du 9 thermidor, il fait un drame pittoresque en cinq actes. Tout ce qui est curieux, excentrique, l’attire : c’est l’Anglais implacable assistant à une lutte sanglante de boxeurs. Il reste froid ; il condamne tout en masse, son pessimisme ne fait grâce à rien. Si quelques personnages semblent épargnés, c’est qu’ils justifient à ses yeux sa théorie du gouvernement des hommes par les héros. Quant à la composition du livre, rien de plus hétérogène ; certains chapitres portent des titres d’un burlesque incroyable. Le style même, rempli de néologismes, reproduit le décousu fantasque de la méthode. Que conclure ? L’ouvrage est-il absurde ? Loin de là, et des critiques autorisés vont nous renseigner sur sa valeur.

« Rien n’est plus étrange, dit M. Em. Montégut, que la Révolution française racontée par Thomas Carlyle. L’une après l’autre se déroulent ces scènes dignes des dieux ou dignes des démons, tantôt dans une lumière rosée, tantôt dans des ténèbres sulfureuses, dans un Tartare et dans un Élysée. Par moments, on descend les cercles du Dante ; par moments, on se promène dans les rues et les allées de la Jérusalem céleste de Swedenborg. Le fond est noir, ténébreux comme un horizon qui porte les orages ; il laisse percer des éclairs et des jets de flamme, et aussi, mais vaguement et à de lointaines distances, d’idéales étoiles et la lumière bienfaisante qui viendra luire un jour sur les générations qui auront oublié les souffrances de leurs pères. Tous les personnages passent rapidement, chacun avec son tic, sa grimace caractéristique ; tous les événements se succèdent, chacun avec son trait principal, comme des personnages et des scènes peints sur un fond d’éternité, et, de fait, quand on enlève dans Carlyle les couleurs, les paysages, les attitudes grotesques et singulières des personnages, les caprices de lumière, on remarque que cette idée de l’infini du temps, que l’éternité, en un mot, est le fond sur lequel est peint le pays dans lequel se passent et se meuvent les scènes de la vie humaine et les acteurs de cette tragi-comédie. Faut-il s’étonner alors de cette indifférence profonde avec laquelle Carlyle raconte les scènes de la Révolution, que ce soient fêtes, meurtres, combats ou supplices ? » — « Si vous êtes philosophe, c’est-à-dire observateur sincère de l’humanité, dit M. Ph. Chasles, vous relirez plus d’une fois son ouvrage. Il vous charmera spécialement, si vous osez vous élever au-dessus des partis et des préjugés quotidiens. Ce n’est ni un livre bien écrit ni une histoire exacte de la Révolution française. Ce n’est pas une dissertation éloquente, encore moins une transformation des événements et des hommes en narration romanesque. C’est une étude philosophique mêlée d’ironie et de drame, rien de plus. Elle ne se concentre pas dans le cercle de la Révolution française. Elle s’attache au cours entier de la civilisation européenne, dont ce mouvement terrible est une des cataractes les plus imposantes. En l’écrivant, l’auteur s’est beaucoup plus occupé de la pensée que du mot ; il a médité son œuvre plus qu’il ne l’a élaborée. Il a presque toujours bien vu ; il a souvent mal dit… Au lieu de trouver un livre fait, une pensée accomplie, un plan mis en œuvre, comme c’est la loi et la juste loi en France, vous découvrez, accumulés dans un espace assez étroit, les éléments de la pensée, les suggestions les plus diverses, les points de vue les plus originaux, les excitations les plus vives de l’esprit. Ce travail, qui n’est pas achevé, tente et stimule toutes les capacités et toutes les facultés de votre intelligence. Tout ce que vous avez d’activité et de mouvement dans le cerveau s’ébranle et s’émeut à cette impulsion originale. Ce serait un chef-d’œuvre si Carlyle avait réalisé, par la grande perfection de la forme, la profondeur et la variété du sens que son livre contient… Une extrême valeur philosophique n’empêche donc pas l’ouvrage de Carlyle d’être incomplet et obscur. Mais que de talent, quelle sagacité dans ce livre obscur ! Cette admirable sympathie shakspearienne, qui voit tout de très-haut, qui est indulgente pour tout, qui est ironique pour tout, qui a des larmes pour les millions de douleurs humaines, qui a des sourires pour les innombrables folies de ce monde, se trouve comme raffinée philosophiquement et portée à son expression la plus haute dans l’intelligence de Carlyle. Il est impartial par ironie et par pitié… Son œuvre ultra-saxonne ne peut guère nous convenir. Elle est teutonique par le long et intuitif regard ; elle est anglo-normande par la connaissance des hommes et des affaires. Elle n’a rien de romain, rien de gaulois, rien de disciplinaire, rien d’extérieur ; allemande et anglaise, elle pèche par la mauvaise forme ; elle excelle par la sincérité de la profondeur. »

Un autre critique, M. L. Étienne, a jugé avec sagacité, dans la Revue européenne, l’ouvrage de Carlyle : « S’il ne voit pas les hommes d’un œil prévenu par la tendresse, du moins il voit les choses sans parti pris de les amoindrir. Il voit et il constate l’initiative que nous avons prise par la Révolution, quand même ce serait l’initiative d’un bien mêlé d’une notable partie de mal. Il n’est pas non plus grand admirateur de ce qu’il raconte. Il n’y a guère à tirer de son livre que des doutes, des sarcasmes et du mépris. Mais c’est beaucoup d’affirmer que, dans la Révolution, la vérité, la nature et la destinée ont parlé aux hommes. »

Il nous reste une citation à faire, c’est la réfutation du pessimisme du puritain Carlyle par M. Taine qui, après avoir reproduit les principaux griefs formulés contre la Révolution par l’historien écossais, lui dit : « Ajoutez donc le bien à côté du mal, et marquez les vertus à côté des vices ! Ces sceptiques croyaient à la vérité prouvée et ne voulaient qu’elle pour maîtresse. Ces logiciens ne fondaient la société que sur la justice et risquaient leur vie plutôt que de renoncer à un théorème établi. Ces épicuriens embrassaient dans leurs sympathies l’humanité tout entière. Ces furieux, ces ouvriers, ces Jacques sans pain, sans habits se battaient à la frontière pour des intérêts humanitaires et des principes abstraits. La générosité et l’enthousiasme ont abondé ici comme chez vous ; reconnaissez-les sous une forme qui n’est point la vôtre. Ils sont dévoués à la vérité abstraite comme vos puritains à la vérité divine ; ils ont suivi la philosophie comme vos puritains la religion ; ils ont eu pour but le salut universel comme vos puritains le salut personnel ; ils ont combattu le mal dans la société comme vos puritains dans l’âme ; ils ont été généreux comme vos puritains vertueux ; ils ont eu comme eux un héroïsme, mais sympathique, sociable, prompt à la propagande et qui a réformé l’Europe, pendant que le vôtre ne servait qu’à vous. » C’est précisément ce côté généreux de la Révolution que Th. Carlyle a volontairement laissé dans l’ombre.