Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution française (HISTOIRE POPULAIRE DE LA) de 1789 à 1830, par M. Cabet

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1121).

Révolution française (HISTOIRE POPULAIRE DE LA) de 1789 à 1830, précédée d’une introduction contenant le précis de l’histoire des Français depuis leur origine jusqu’aux états généraux, par M. Cabet, ex-procureur général et député (Paris, 1830-1840, 4 vol. in-8o). Ce ne sont pas les histoires de la révolution française qui manquent ; mais, jusqu’à M. Cabet, on n’en avait encore écrit aucune au point de vue communiste et dans l’intérêt de cette cause. Il voulait donc combler une lacune. Suivant lui, les diverses classes de la société avaient eu leurs historiens : le peuple n’avait pas encore eu le sien. MM. L. Blanc et Michelet sont venus depuis ; mais, en 1840, ces deux histoires n’existaient pas. Elles eussent existé, au surplus, qu’elle n’eussent pas convenu à l’auteur, qui a un parti pris et ne connaît les événements révolutionnaires que par le Père Duchesne et les écrits de l’école de Babeuf, avec l’intention bien arrêtée de ne pas sortir de là. Voici comment M. Cabet apprécie au début de son livre les historiens qui ont avant lui entrepris la tache qu’il entreprend à son tour. C’est parce qu’il trouve ces historiens insuffisants, en raison du point de vue où ils se placent et de leur condition dans la société, que lui, Cabet, a voulu faire une histoire de la Révolution au point de vue populaire et communiste. « Celle de M. Thiers, dit M. Cabet, a certainement un grand mérite littéraire ; elle fut même, si l’on considère l’époque de sa publication, un véritable service rendu au pays ; mais c’est la révolution bourgeoise que l’auteur y défend ; il la défend contre les innovations de la démocratie tout autant que contre les usurpations de l’aristocratie ; l’historien s’y montre artiste et littérateur bien plus que moraliste et philosophe, et le talent de l’écrivain, l’illusion que produit une apparence d’esprit révolutionnaire, l’immense réputation dont jouit cette histoire, ne rendent que plus dangereuses les erreurs qu’elle renferme dans l’appréciation des faits et des hommes.

« J’en dirais presque autant de l’histoire de M. Mignet. Quant à l’histoire parlementaire de MM. Buchez et Roux, quoique démocratique dans son esprit, quoique infiniment utile et précieuse pour l’étude historique, elle est un recueil de documents parlementaires plutôt qu’une histoire proprement dite de la Révolution, et d’ailleurs son étendue la rend inaccessible à la bourse du peuple. »

L’histoire, telle que la comprend Cabet, est une œuvre de polémique. Il se déclare trop sincère ami du peuple pour le flatter ou le tromper ; plus il désire le triomphe de sa cause, plus il se fera un devoir de signaler les malheurs « qu’ont attirés sur lui l’impatience, la précipitation, l’excessive confiance, le courage sans discipline, les efforts partiels et isolés, l’intolérance et la division. »

Cela dit, il fait comme s’il n’avait rien dit et revient de suite à son tempérament, qui le porte à trouver mauvais tout ce qu’on a fait depuis le Ve siècle, de quelque part que cela vienne, y compris la plupart des actes accomplis en France à partir de 1789. Sa manière donne aux événements un attrait dramatique peu commun, aux dépens du mérite littéraire. La plupart du temps, il cite et met la situation sous les yeux du lecteur. On conçoit, néanmoins, qu’il y a plusieurs façons de citer. M. Cabet cite trop souvent les documents qui sont à l’appui de sa thèse et oublie les autres. Souvent on le croirait naïf, si l’on ne savait que le parti pris et l’aveuglement systématiques ont le don de faire croire à ceux qui en sont atteints les choses les plus incroyables.

Un des principaux attraits du livre est la couleur locale. Ce n’est pas l’auteur qui la met ; il la prend dans les journaux du temps, dans les pamphlets anonymes, les gazettes imprimées en secret, avec le style de poissarde qui émaille ces feuilles. Il entreprend de justifier les paroles suivantes de Marat dans une brochure ; l’Ami du peuple s’adresse au public ; « Cinq ou six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté, bonheur ; une fausse humanité a retenu vos bras et arrêté vos coups ; elle va coûter la vie à des millions de vos frères. Que vos ennemis triomphent, et le sang coulera à grands flots ; ils vous égorgeront sans pitié ; ils éventreront vos femmes et, pour éteindre à jamais parmi vous l’amour de la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront le cœur dans les entrailles de vos enfants. »

Entre temps, M. Cabet professe le communisme. Il défend à outrance la loi du maximum. La loi, suivant lui, peut autoriser « le pouvoir à fixer le prix du pain, de la viande, etc. ; la loi, qui est souveraine, peut disposer et dispose de tout, de la liberté, du travail qu’elle ordonne ou qu’elle empêche, de l’argent qu’elle prend au contribuable, de la propriété qu’elle prend au propriétaire pour cause d’utilité publique, de la vie même du soldat ou du condamné. » La conspiration de Babeuf tient une place hors de proportion avec son importance dans le récit de M. Cabet. Arrivé à Bonaparte, il s’en donne à cœur joie, raconte le souper de Beaucaire, l’épisode où, général de l’armée d’Italie, il aurait fait tuer plusieurs soldats pour donner une distraction à sa maîtresse.

Lors de la mise en disponibilité de Bonaparte, après le 9 thermidor, l’historien appuie sur la détresse du général : « Bonaparte, dit-il, sans fortune, sans traitement, se trouve alors, malgré tous ses talents, réduit au plus entier dénûment, forcé de porter ce que les militaires appellent des bottes à soupapes, ne sachant où dîner, nourri par Junot qui, destitué comme lui, joue au Palais-Royal et conduit ses camarades au restaurant quand il gagne, et souvent par un huissier qui, voyant sa détresse, lui a offert de partager sa soupe… Malgré tous ses services, jeune homme de vingt-sept ans, officier d’artillerie n’ayant jamais assisté à une bataille rangée, ce n’est pas lui que l’ancienneté, la célébrité et l’opinion publique appellent à commander en chef l’armée d’Italie, qui compte une foule de généraux de division et de brigade plus anciens et plus connus ; aussi le Directoire veut-il nommer Moncey. Mais Barras, qui propose à Bonaparte la main de Joséphine (maîtresse dont Barras est las et qu’il ne veut pas jeter dans la rue sans un sou), le fait préférer à ses concurrents, et Bonaparte, marié le 9 mars, part le 21, laisse à Paris sa femme qui le rejoindra plus tard et arrive à Nice le 27. »

Tout ce qui touche au Consulat et à l’Empire est traité dans ce genre. Quand arrivent 1814 et 1815, M. Cabet est aux anges. L’occasion est belle, en effet. Rien n’est intéressant comme la platitude de toute cette valetaille politique, chamarrée, enrubannée, gorgée d’or et d’honneurs, qui acclame les Bourbons comme elle avait acclamé l’Empire et qui acclamerait le diable si le diable arrivait au pouvoir. L’un des plus amusants de ces courtisans de la fortune est le sieur Fontanes, grand maître de l’Université, que Napoléon avait comblé de ses faveurs. Il envoie une adresse à Louis XVIII, dans laquelle on lit : « L’Université hâte de tous ses vœux le moment où elle pourra présenter au descendant de saint Louis, de François Ier et de Henri IV l’hommage de son amour et de sa fidélité. » Pauvre Université ! C’est Talleyrand, le professeur de trahison, qui dit au comte d’Artois : « Monseigneur, le bonheur que nous éprouvons en ce jour de régénération (par les Cosaques) est au delà de toute expression, si Monsieur reçoit avec la bonté céleste qui caractérise son auguste maison l’hommage de notre religieux attendrissement et de notre dévouement respectueux. » On connaît ces dévouements et on pourrait les coter à la Bourse.

M. Cabet n’y tient plus : « Infâme flatteur ! s’écrie-t-il ; parler ainsi au parricide (sic) qui a perdu son frère, qui a donné le signal de l’émigration dès le 14 juillet 1789, qui depuis a déclaré la guerre à sa patrie, qui a suscité cotre elle toutes les coalitions, toutes les conspirations, toutes les trahisons, qui est la première cause de toutes les calamités de la France ! »

À mesure qu’il avance vers 1830, la colère de M. Cabet augmente. Il faut voir dans quels termes il qualifie le roi, les ministres, les Chambres, les partis. Suit un dithyrambe à l’adresse du peuple, qu’aurait pu envier Fontanes cité plus haut : « Qu’elle est belle cette insurrection populaire (la révolution de Juillet), assez longue pour constater le courage et le dévouement du peuple, assez courte pour éviter une trop grande effusion de sang ! Qu’il est admirable ce peuple si calomnié depuis le 9 thermidor, qui se montre aussi modéré que brave, aussi clément et généreux que dévoué, aussi désireux de l’ordre que de la liberté ! » Oui, mais on lui a pris la pomme au moment où il venait de s’en emparer, et le coupable c’est La Fayette, homme exécrable et funeste, dit M. Cabet ; c’est à désespérer de l’humanité. L’auteur termine en ces termes : « Quand on voit tant de révolutions depuis 1789, tant de corruption, tant de trahisons, et du côté du peuple tant de sacrifices perdus, tant de déceptions, tant d’oppression et tant de misère, tout cœur généreux se demande : Mais, est-ce donc là le sort inévitable de l’humanité ? N’y a-t-il aucun remède ? Et s’il en existe, quel est ce remède ? » Parbleu ! un bon petit voyage en Icarie ; lisez plutôt : « Nous entreprendrions l’examen de cette question si l’auteur du Voyage en Icarie ne l’avait pas discutée et résolue en présentant un nouveau système d’organisation sociale et politique. Partageant complètement les idées de l’auteur, nous ne pouvons que renvoyer à son ouvrage. » Et voilà un bout de réclame bien ajusté !

M. Cabet annonçait un cinquième volume à son livre, mais il n’a pas paru. L’ouvrage n’a d’ailleurs eu qu’une édition, en d’autres termes n’a eu que peu de succès, tant à cause des idées excentriques qu’il renferme en grand nombre au milieu de quelques aperçus parfois très-justes, qu’à cause du style de mauvais goût dont l’auteur s’est trop souvent servi.