Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution française (HISTOIRE DE LA), par M. Thiers

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Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1119-1120).

Révolution française (HISTOIRE DE LA), par M. Thiers (1823-1827, 10 vol. in-8o). Cet important ouvrage, rempli d’aperçus nouveaux, porte l’empreinte d’un esprit indépendant et observateur. Une citation, qui est l’analyse de tout un volume, fera connaître les sentiments politiques de l’auteur. L’historien rappelle les événements qui se placent entre le 21 janvier et le 31 mai 1793. « C’est, dit-il, une longue lutte entre les deux systèmes sur l’emploi des moyens ; le danger toujours croissant a rendu la dispute toujours plus vive, plus envenimée ; la généreuse députation de la Gironde, épuisée pour avoir voulu venger Septembre, pour avoir voulu empêcher le 21 janvier, le tribunal révolutionnaire et le comité de Salut public, expire lorsque le danger plus grand a rendu la violence plus urgente et la modération moins admissible. Maintenant, toute légalité vaincue, toute réclamation étouffée par la suspension des girondins et le péril devenu plus effrayant que jamais par l’insurrection même qui veut venger la Gironde, la violence va se déployer sans obstacles et sans mesure, et la terrible dictature composée du tribunal révolutionnaire et du comité de Salut public va se compléter. Ici commencent des scènes plus grandes et plus horribles cent fois que toutes celles qui ont indigné les girondins. Pour eux, leur histoire est finie ; il ne reste plus à y ajouter que le récit de leur mort héroïque. Leur opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique ; ils ont compromis la Révolution, la liberté et la France ; ils ont compromis la modération même en la défendant avec aigreur, et, en mourant, ils ont entraîné dans leur chute ce qu’il y avait de plus généreux et de plus éclairé en France. Cependant, j’aurais voulu être impolitique comme eux, compromettre tout ce qu’ils avaient compromis et mourir comme eux encore, parce qu’il n’est pas possible de laisser couler le sang sans résistance et sans indignation.» L’ouvrage de M. Thiers est, avec le résumé dû à M. Mignet, un des premiers livres où l’on ait envisagé les événements de la Révolution sans esprit, de parti, sans prévention. Au lieu de les expliquer, on préférait les diffamer, et par contre les exalter au profit des intérêts ou des tendances du moment. Partisans ou ennemis, tous avaient les yeux fascinés par cette crise émouvante, dont les causes et les résultats ne pouvaient être étudiés qu’à distance. Comme M, Mignet, M. Thiers a révoqué l’injuste condamnation prématurément portée contre les hommes et les choses de la Révolution. L’historien ne succombe pas sous le faix de son volumineux travail ; il le soutient honorablement jusqu’au bout de la carrière. Narrateur consciencieux, il se montre aussi exercé à saisir le style propre à son sujet que soigneux de discerner la lumière de la vérité au milieu des lueurs trompeuses qu’a fait jaillir, de part et d’autre, l’esprit de parti.

Dans ce récit persuasif, parce qu’il est naturel, plein de clarté, toujours intéressant, souvent dramatique, écrit d’un style simple, facile, rapide, qui ne surcharge jamais la pensée en l’ornant, il semble, dit M. Nettement, que, dans la Révolution, chaque chose soit venue en son temps, chaque homme en son heure, naturellement, invinciblement, sans qu’on puisse s’étonner d’actes nécessités ou s’indigner beaucoup contre des hommes nécessaires... Il semble que chacun de ces hommes ait été l’incarnation successive de la force des choses, et les deux impressions que laisse la lecture de cette histoire, c’est le sentiment de la fatalité antique et la superstition de la puissance humaine devant laquelle le jeune écrivain s’incline involontairement, qu’elle soit personnifiée dans le génie de l’éloquence, de la terreur, de la corruption ou de la guerre. Ces impressions s’emparent d’autant plus facilement de l’âme, que l’historien ne plaide jamais, il raconte ; elles résultent de son récit, en entraînant des conséquences faciles à apercevoir. » M. Nettement admire les qualités que M. Thiers a déployées dans son œuvre : « C’est le naturel et la puissante imagination de cet esprit supérieur, qui semble évoquer les temps qu’il décrit, montrer ce qu’il peint et qui fait palpiter le cœur de ses lecteurs aux émotions de la génération de 1789 ; c’est le sens profond avec lequel il expose les situations, la clarté et l’intérêt saisissant avec lequel il explique les grandes affaires, les finances, la diplomatie, la politique ; le génie dramatique avec lequel il fait mouvoir les acteurs de ces terribles scènes. » Louant à part le récit des campagnes d’Italie, le critique ajoute : « Jamais exposition à la fois plus lucide, plus dramatique et plus colorée, ne fit mieux comprendre le point de départ, le nœud, les péripéties, le dénoûment d’une campagne. C’est le génie de l’intuition appliqué au génie de la guerre. »

Sainte-Beuve, après avoir fait également ressortir les tendances libérales, les mouvements généreux et l’esprit fataliste qui se trouvent dans le premier ouvrage de M. Thiers, passe à l’examen de sa forme : « Le style de cette histoire, dit-il, et, en général, le style de M. Thiers, est ce dont on se préoccupe le moins en le lisant ; il vient de source, il est surtout net, facile et fluide, transparent jusqu’à laisser fuir la couleur. L’auteur ne raffine jamais sur le détail, et on ne s’arrête pas un instant chez lui à l’écrivain. Sa pensée sort comme un flot, que suit un autre flot ; de là, parfois, quelque chose d’épars, d’inachevé dans l’expression, mais que la suite aussitôt complète. En y réfléchissant depuis, l’historien a cherché à se faire la théorie de sa manière. Il a dit en riant qu’il a le fanatisme de la simplicité ; mais, bien mieux, il en a le don et l’instinct irrésistible. Il croit volontiers qu’en histoire les modernes ne doivent viser qu’au fait même, à l’expression simple de leur idée. » Sainte-Beuve dit que M. Thiers échappe entièrement à l’imitation de l’antiquité, et remarquant que l’historien s’est efforcé, depuis, de joindre à ses qualités natives la concision, il ajoute : « Arriver à être court en restant facile et sans cesser d’être abondant par le fond, ce résultat obtenu résumerait la perfection de sa manière. »

Comment M. Thiers a-t-il composé son ouvrage ? La question n’est pas indifférente. Voici ce que nous apprend M. de Loménie : « Vieux débris de la Constituante, de l’Assemblée législative, de la Convention, du conseil des Cinq-Cents, du Corps législatif, du Tribunat ; girondins, montagnards, vieux généraux de l’Empire, fournisseurs des armées révolutionnaires, diplomates, financiers, hommes de plume, hommes d’épée, hommes de tête, hommes de bras, M. Thiers passait en revue tout ce qu’il en restait, questionnant l’un, tournant autour de l’autre pour le faire parler, prêtant l’oreille gauche à celui-ci, l’oreille droite à celui-là ; et puis réunissant, coordonnant dans sa tête tous ces propos interrompus, il rentrait chez lui, se couchait sur le Moniteur et ajoutait une page de plus à cette belle Histoire de la Résolution française. »

Les deux premiers volumes de l’ouvrage parurent sous les noms réunis de M. Thiers et de Bodin. Ce dernier, auteur de résumés historiques, eut la bonne grâce, au troisième volume, de laisser la carrière libre à son jeune confrère, qui n’avait plus besoin de caution auprès des libraires.