Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/VILLEMAIN (Abel-François), célèbre écrivain et professeur, ancien ministre de l’instruction publique

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Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 3p. 1055-1056).

VILLEMAIN (Abel-François), célèbre écrivain et professeur, ancien ministre de l’instruction publique, né à Paris en 1790, mort dans la même ville le 8 mai 1870. Élève du lycée Louis-le-Grand, alors lycée impérial, il se distingua de bonne heure aux yeux de ses maîtres par son extrême facilité dans l’étude des langues. On rapporte qu’à l’âge de douze ans il jouait avec perfection, en grec, le rôle de Philoctète dans la tragédie de Sophocle, et que trente ans après il ne l’avait pas oublié. En rhétorique, il inspirait une telle confiance à son professeur, Luce de Lancival, que celui-ci n’hésitait pas à se faire suppléer par lui à l’occasion. Néanmoins, le jeune prodige fut malheureux au concours général, où il n’eut ni prix ni mention. L’avenir devait l’indemniser avec usure de ce peu de faveur de la fortune. Il se mit à étudier le droit, et, tout en suivant les cours, il allait déjà dans le monde, où son esprit et l’extrême facilité de sa parole ne tardèrent point à lui faire une réputation de causeur. Fontanes, grand maître de l’Université qu’on venait de fonder, lui proposa d’emblée la suppléance d’une chaire de rhétorique au lycée Charlemagne (1810). Le nouveau suppléant n’était âgé que de vingt ans ; mais ses débuts furent si brillants, qu’il obtint bientôt le titre de maître de conférences de littérature française et de versification latine à l’École normale. On venait de rétablir le discours latin dans l’Université à propos de la distribution des prix du concours général ; ce fut Villemain qui recommença cette tradition et il se fit applaudir. L’année suivante (1812), il obtint un succès plus sérieux. L’Académie française avait mis au concours l’Éloge de Montaigne ; Villemain fut couronné, quoiqu’il eût pour concurrents des gens de mérite et rompus aux exercices de ce genre : Victorin Fabre, plusieurs fois lauréat de l’Académie ; Droz, futur membre de cette assemblée ; Jay, écrivain distingué et déjà connu, etc. Cette victoire était considérable ; elle ouvrit à l’auteur de l’Éloge de Montaigne les meilleurs salons d’une époque où les salons exerçaient en France une grande autorité, en l’absence de la tribune et de la presse. Suard, le comte de Narbonne, la princesse de Vaudemont, Benjamin Constant lui firent les avances les plus flatteuses et en quelques mois lui créèrent une véritable notoriété. Villemain était dans son élément. Sa nature vive et primesautière, sa verve inépuisable, ses manières polies et insinuantes, son goût pour l’anecdote, les applaudissements qu’il recueillait, tout contribuait à lui rendre ce milieu agréable. Tous ceux qui l’ont entendu causer à cette époque de sa vie le proclament un phénomène. Lui-même conserva de cette phase enchantée de sa jeunesse des souvenirs attrayants et une disposition bien naturelle à considérer les salons comme une des causes de notre supériorité littéraire. « L’esprit de la société polie, dit-il (De M. de Féletz et de quelques salons de son temps), le langage des honnêtes gens, comme on disait au xviie siècle, en un mot cet art naturel de la conversation, toujours à la mode en France, et qui fut à certaines époques la principale et qui pourra bien être la dernière liberté du pays, si elle lui reste, avait alors à Paris plusieurs salons très-justement renommés. »

Il y avait, entre autres, des sociétés particulièrement aristocratiques où régnait, d’une manière prédominante, le goût de l’esprit et du savoir, où les hommes de toute opinion, distingués dans les lettres et les arts, étaient accueillis avec un empressement marqué, où la politique proprement dite n’était admise que sous la condition du talent, où le gouvernement représentatif était fort bien venu, à cause de ses orateurs, mais où la littèrature française et étrangère, la poésie, les sciences d’érudition même, pourvu que la forme en fût piquante et curieuse, avaient toute faveur. » C’étaient ces derniers que Villemain fréquentait de préférence et où il aimait à laisser pleuvoir les étincelles de son esprit sur une assistance éblouie. « Là, dit-il, un poëme de Byron, Lara ou le Giaour, dans le premier éclat de la nouveauté, était un grand événement ; une Méditation ou une Harmonie de M. de Lamartine un grand triomphe ; lui-même quelquefois, durant ses passages à Paris à ses retours de la légation de Florence, était attiré à quelque inauguration de sa gloire, et rien n’égalait le tressaillement d’admiration, la flatterie sincère dont il était environné, lorsque le soir, dans un salon de cent personnes, au milieu des plus gracieux visages et des plus éclatantes parures, dans l’intervalle des félicitations ou des allusions jetées à quelques députés présents sur leurs discours de la veille ou du matin, lui, bien jeune et reconnaissable entre tous, debout, la tête inclinée avec grâce, d’une voix mélodieuse que nul débat n’avait encore fatiguée, récitait le Doute, l’Isolement, le Lac, ces premiers-nés de son génie, ces chants qu’on n’avait nulle part entendus et que la langue française n’oubliera jamais. »

Après l’admiration du génie venait la causerie, et le tour de Villemain arrivait. Il faisait souvent plus d’effet que Lamartine, et tout le monde se retirait enchanté. Mais revenons un peu en arrière. Si l’Empire avait duré, Villemain n’aurait pas manqué de faire dans l’administration une fortune rapide. M. de Narbonne l’avait recommandé à l’empereur ; mais la chute de celui-ci ferma cet horizon, La Restauration avec le régime parlementaire et la réaction littéraire en train de s’accomplir allaient d’ailleurs beaucoup mieux au tempérament de Villemain et lui promettaient un avenir plus éclatant et plus solide. Il en avait le pressentiment, et il le montra lors du couronnement de son mémoire intitulé Avantages et inconvénients de la critique. C’était le 21 avril 1814. Contrairement à l’usage, le jeune lauréat fut autorisé à lire son œuvre dans l’enceinte de l’Académie française, en présence d’un public dont les émigrés tenaient le premier rang. Les états-majors des armées alliées assistaient à la cérémonie. Le roi de Prusse et l’empereur Alexandre avaient tenu à honneur d’être de la fête. Villemain crut devoir leur adresser quelques compliments avant de commencer la lecture de son mémoire. Ce qui l’excuse, si l’on veut, c’est que dans ces jours néfastes qui suivirent immédiatement la chute de l’Empire, au milieu des douleurs de l’invasion, les gens qui se sentaient délivrés de la tyrannie impériale oubliaient volontiers les maux du pays en songeant aux bienfaits de la paix qui allaient les cicatriser. En 1816, Villemain fut couronné une troisième fois pour son Éloge de Montesquieu. On lui avait donné récemment la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne, où il suppléait Guizot. Il se trouva là un peu dépaysé ; malgré ses qualités solides, il était plutôt littérateur qu’historien, ce que lui fit comprendre Royer-Collard, qui le détermina à échanger sa chaire contre celle d’éloquence française. Il garda cette dernière durant dix ans (1816-1826), sauf quelques interruptions très-courtes, et pendant cette longue période s’occupa exclusivement de nos lettres nationales au XVe, au XVIe et au XVIIe siècle. Son court passage à la chaire d’histoire moderne lui avait laissé le goût des travaux historiques et valut au public son Histoire de Cromwell, d’après les mémoires du temps et les recueils parlementaires (Paris, 1819, 2 vol. in-8o). En 1819, on se croyait sous Charles II. Cromwell, c’était Bonaparte, et l’état politique de la France avait de nombreuses analogies avec l’état politique de l’Angleterre au sortir du protectorat. Guizot et d’autres allaient écrire sur la révolution d’Angleterre ; elle préoccupait la plupart des hommes d’État. Il fallait l’étudier pour comprendre les nécessites du moment. L’Histoire de Cromwell est donc une œuvre de circonstance. Villemain connaissait l’antiquité à fond, surtout l’antiquité grecque. Le moyen âge et l’esprit des races chrétiennes et germaniques lui étaient moins familiers. Il raconte spirituellement et en une prose excellente les menus faits de la révolution d’Angleterre ; mais on lui reproche de n’avoir pas d’idées générales, de ne rien entendre aux causes multiples de la fureur religieuse au souffle de laquelle la Grande-Bretagne bouillonna comme un volcan, de laisser dans l’ombre les mobiles moraux qui faisaient mouvoir les acteurs du drame dont Cromwell est le héros, de ne jamais faire ressortir les conséquences politiques ou religieuses des événements. Sous la Restauration, les écrivains hostiles à Villemain le comparaient à Marmontel et plaçaient l’Histoire de Cromwell au même rang que les Incas. Ce livre fut cependant traduit en plusieurs langues et ouvrit à Villemain une carrière politique. Louis XVIII le nomma chef de la division de l’imprimerie et de la librairie au ministère de l’intérieur. Sous le ministère Decazes, il devint maître des requêtes au conseil d’État. Il s’était dès lors attaché au parti qu’on appelait doctrinaire, et ce fut sous l’influence des idées de ce parti qu’il contribua à la rédaction des lois sur la presse édictées par la Restauration. Il avait été décoré de la Légion d’honneur en 1820, et en 1821, à peine âgé de trente et un ans, il fut élu membre de l’Académie française, où il succéda a de Fontanes, son ancien protecteur.

L’insurrection grecque provoquait alors un enthousiasme général en Europe. Byron, Casimir Delavigne, Lamartine, Chateaubriand venaient de chanter les exploits de ce petit peuple héroïque, pour lequel l’opinion s’est beaucoup refroidie depuis, mais que les souvenirs de l’ancienne Grèce recommandaient à tous les esprits cultivés. Villemain s’éprit comme tout le monde d’un amour généreux pour les défenseurs de l’indépendance hellénique. Lascaris ou les Grecs du xve siècle (1825, in-8o) et l’Essai sur l’état des Grecs depuis la conquête musulmane (1825, in-8o) sont deux études, l’une littéraire, l’autre historique, qui émurent vivement les imaginations. Lascaris est une idylle dont le héros est un Byzantin fugitif, échappé en 1453 de la main des Turcs et qui vient raconter en Occident les malheurs de sa patrie. La donnée historique de l’ouvrage est contestable. Ce ne sont pas quelques lettrés de Byzance qui ont fait la Renaissance ; elle était en bonne voie quand ils sont venus, et les Byzantins avaient été mis depuis longtemps en communication avec l’Occident par les croisés, puis par les Génois et les Vénitiens qui emplissaient une partie de Constantinople. Lascaris ne peut donc pas être une sorte de Christ littéraire envoyé par la Providence pour sauver l’Occident de la barbarie. L’essai de Villemain n’est qu’un poëme en prose et il est inutile de le prendre pour autre chose. Par contre, son étude sur les Grecs depuis la conquête musulmane est un récit intéressant d’événements peu connus et dont la révélation contribua beaucoup à populariser en France la cause des Hellènes.

Villemain était depuis plusieurs années, comme on a vu plus haut, un adepte des idées doctrinaires. Sous le ministère Villèle, il s’éloigna peu à peu du gouvernement pour se rapprocher de l’opposition. En 1827, il accentua son attitude. Chargé par l’Académie française de rédiger, de concert avec Lacretelle et Chateaubriand, la supplique à Charles X contre le rétablissement de la censure (loi du 24 juin), il s’acquitta consciencieusement de sa tâche, mais dut résigner ses fonctions de maître des requêtes au conseil d’État. Il fut amplement dédommagé de cette disgrâce par la popularité qu’elle lui valut, et sous le ministère Martignac il put avec Guizot et Cousin développer dans sa chaire de la Sorbonne toutes les qualités de son rare talent. Tous les trois, à des titres divers, traitèrent du xviiie siècle, et c’était, sous la Restauration, du libéralisme transcendant. Les philosophes de l’école théologique, Bonald, de Maistre, Lamennais, l’avaient bruyamment condamné et stigmatisé. Villemain, comme ses deux collègues, s’occupa de le juger. Le Globe appelait ses leçons un des événements intellectuels les plus importants de l’époque. Dès 1825, il faillit être destitué ; mais l’opposition grandissait et il ne pouvait que gagner à une destitution. Aussi ne s’inquiéta-t-il que médiocrement de l’effet de sa parole sur le gouvernement. Indépendamment de son attitude, son enseignement avait une valeur que l’on apprécie encore au même degré que les contemporains. « Pour l’ensemble et le détail de cette critique littéraire conçue au point de vue historique, dit Sainte-Beuve, et comme telle si neuve et si largement comprise, que de richesses ! quelle étendue ! quelle fertilité ! J’y vois quelque chose qui me rappelle cette vaste intelligence de Cicéron s’appliquant aux lettres, qui la rappelle non-seulement pour la capacité et l’étendue, pour l’agrément de l’invention et la belle économie de la mémoire, pour ce fleuve sinueux de la parole et pour les fleurs perpétuelles du chemin, mais aussi pour de certains faibles qui ne sont pas sans grâce. Cet esprit de nette et rapide justesse, dont un mot d’éloge senti et vivement accordé serait tout un suffrage, est lui-même sensible à l’approbation des autres, comme s’il n’avait pas en soi un jugement supérieur qui le tranquillise. En un temps où les hommes éminents ne pèchent point, en général, par trop de méfiance d’eux-mêmes, c’est là un trait presque touchant. » À côté de l’éloge, le blâme. Le même critique reproche à Villemain de beaucoup exposer et de peu conclure : « Ainsi, dans ce tableau littéraire du xve siècle, lorsqu’il a la Henriade à juger, il donne toutes Les bonnes raisons de ne pas l’admirer, de ne la ranger à aucun degré à côté des œuvres épiques qui durent : mais quand il faut conclure formellement, il recule, il fléchit ; le juge se dérobe, et en quatre ou cinq endroits tout à fait évasifs il essaye d’espérer que la Henriade traversera les siècles, qu’elle est, après tout, une œuvre durable, qu’elle tient un rang à part, une première place après les œuvres originales. Il y revient à quatre ou cinq reprises, au lieu de trancher net et dans le vif une bonne fois, comme son propre jugement l’y autorisait. Il y a là un côté faible chez ce rare esprit. »

Quoi qu’il en soit, son cours eut un immense retentissement, et au commencement de l’année 1830 Villemain fut élu membre de la Chambre des députés par le collège électoral d’Évreux. Ses électeurs l’envoyèrent naturellement siéger dans les rangs du parti libéral, et il signa la fameuse adresse des 221, La révolution de Juillet, arrivée sur ces entrefaites, lui assurait une part importante dans la gestion des affaires publiques. Il fit partie de la commission chargée de reviser la charte, et il voulut qu’on abrogeât l’article qui déclarait le catholicisme religion de l’État. Un accident faillit un moment compromettre sa destinée parlementaire. Lors des élections générales, les électeurs d’Évreux refusèrent de lui continuer son mandat ; mais le nouveau roi le nomma membre du conseil supérieur de l’instruction publique, dont il devint, en 1832, vice-président. Le 6 mai de cette même année, il parvint aussi à la pairie, et bientôt l’Académie française fît de lui son secrétaire perpétuel.

Au Luxembourg, l’indépendance du caractère de Villemain fit sensation. On s’attendait à voir un homme d’esprit, on rencontrait une nouvelle personnalité politique ; plus il avançait en âge, plus il devenait libéral. Il déploya tous les efforts de son talent contre les lois de septembre (1835), sans réussir toutefois à convaincre la Chambre des pairs. Sa théorie sur la presse fut longtemps considérée comme le dernier mot sur cette question ; elle consiste à dire qu’il n’y a point de délits d’opinion, par conséquent pas lieu de les soumettre à une juridiction spéciale, d’où il est facile de conclure que le droit commun est le droit naturel sous lequel doit vivre la presse ; cependant, il n’allait pas jusqu'à la soumettre au jury, et il trouvait que ce serait là un expédient dangereux et sans efficacité réelle au point de vue de la répression. Lors de la coalition des trois partis, centre droit, gauche et centre gauche, contre le ministère Molé, Villemain crut devoir à lui-même de ne pas s’y engager et il offrit son concours à M. Molé. Ce concours avait quelque importance, et on le reconnut bientôt en lui offrant une part des dépouilles du cabinet Molé. Il ne pouvait guère entrer dans une combinaison ministérielle qu’en qualité de ministre de l’instruction publique ; ce fut, en effet, ce ministère qu’on lui offrit. Il y avait un obstacle ; Louis-Philippe ne l’aimait pas et disait de lui : « C’est un ennemi de ma maison », faisant allusion, dit Louis Blanc, au peu d’empressement qu’avait mis Villemain, en 1830 à saluer la fortune de la dynastie d’Orléans. Quelque vives que fussent des répugnances ainsi exprimées, M. Thiers s’empressa de les combattre et le fit avec succès. Villemain entra donc comme ministre de l’instruction publique, le 13 mai 1839, dans le cabinet présidé par le maréchal Soult et conserva ce poste jusqu’au 1er mars de l’année suivante, où M. Thiers lui donna M. Cousin pour successeur. Ce ne fut qu’un éloignement momentané ; le 29 décembre 1840, il reprit le ministère de l’instruction publique que lui offrit Guizot, et cette fois c’était pour longtemps. Mais une dure tâche l’attendait. Un n’ignore pas que, depuis l’organisation de l’Université en 1808, le clergé n’a jamais cessé de protester contre le monopole universitaire ; alors comme aujourd’hui, il affectait de se montrer très-libéral en cette matière ; il demandait la liberté absolue, sachant parfaitement que lui seul en France est organisé pour en profiter. La charte de 1830 avait promis la liberté d’enseignement, réservant à une loi le soin de l’organiser. La loi n’était pas venue. Les efforts de Lamennais, de Lacordaire et de M. de Montalembert n’avaient pu décider le gouvernement à la donner. Le moment arrivait où il n’y avait plus moyen de se dérober aux importunités d’une école qui était parvenue peu à peu à indisposer l’opinion contre l’état de choses existant. Villemain dut préparer un projet de loi. On possédait de fait, sinon de droit, la liberté de l’enseignement primaire, du moins un grand nombre de congrégations, tolérées par l’État, en faisaient usage. Cette fois, on allait faire une concession considérable, c’est-à-dire accorder sous certaines conditions la liberté de l’enseignement secondaire ; l’État ne conserverait que le monopole de l’enseignement supérieur. Le projet de loi, corrigé, remanié, retire, rapporté devant les Chambres, finit par être adopté, mais ne satisfit personne. L’Université se plaignait d’être sacrifiée ; le clergé de n’avoir pas obtenu tout ce qu’il demandait, la gauche de n’avoir pas été consultée. La guerre avait duré quatre ans, et Villemain, sentant son cerveau fatigué, dut donner sa démission le 30 décembre 1844. On voulut lui offrir une indemnité ; le maréchal Soult proposa même aux Chambres de lui accorder une pension de 15,000 francs comme témoignage de l’estime publique envers un écrivain qui avait rendu de si grands services à notre littérature nationale. Il refusa et, quand la santé lui revint, s’enferma dans le cercle étroit de ses études et de ses fonctions de secrétaire de l’Académie française. Il avait eu pour suppléant dans sa chaire de la Sorbonne Saint-Marc Girardin. Il ne remonta point dans cette chaire et, en 1852, il envoya sa démission définitive du titre qu’il avait conservé. Cousin suivit son exemple. « Si nous sommes bien informé, dit Sainte-Beuve, ils n’ont donné aucun motif de cette détermination, sinon qu’ils croyaient que pour eux l’heure de se retirer était venue. Le ministre de l’instruction publique, M. Fortoul, ne négligea aucune démarche ni aucune instance pour le retenir, et ce ne fut qu’après s’être assuré qu’il y avait un parti pris et une résolution irrévocable, que le ministre admit à la retraite l’illustre professeur. » Sainte-Beuve a l’air de ne pas savoir pourquoi Villemain voulut s’en aller ; il n’est pourtant pas difficile de trouver une excellente raison, c’est que désormais entre sa chaire et lui il y avait le 2 décembre ; d’ailleurs Villemain avait cessé de professer depuis 1836 pour entrer dans la vie politique, et on ne reprend point une chaire après une absence de vingt-deux ans.

Depuis 1852, sa vie n’offrit plus que des événements purement littéraires : publication de livres nouveaux, réédition de livres déjà mis au jour par lui, discours académiques surtout. Pendant près de cinquante ans, on s’habitua à le voir présider aux solennités académiques, et on accourait de toutes parts pour assister à ces fêtes de l’esprit où le vieillard semblait toujours jeune. Au milieu des vicissitudes de la politique, des transformations du goût, de la disparition des compagnons de sa jeunesse et de ses idées, il était toujours le même. Son corps seul avait vieilli.

Selon les meilleurs juges, parmi le grand nombre de productions émanées de cette plume féconde autant qu’étincelante, deux surtout méritent d’être signalées et contribueront à former le jugement de la postérité. Ce sont d’abord les quatre volumes d’histoire littéraire consacrés à l’étude du xviii siècle et ensuite son Tableau de l’éloquence chrétienne au ive siècle. « Je ne sais pas de lecture plus intéressante, dit Sainte-Beuve, parmi les lectures sérieuses de notre âge, que celle de ces quatre volumes sur le xviiie siècle, tels qu’ils s’offrent à nous dans leur rédaction définitive. Il y reste de la parole première une sorte de mouvement général, la facilité et le courant ; mais le style a désormais toute la précision et tout le fini que les plus curieux peuvent souhaiter ; la pensée sur chaque point a sa solidité et sa nuance. On y est conduit sans interruption depuis les premiers pas un peu timides de La Motte et de Fontenelle, à travers les conquêtes et les hardiesses triomphantes de leurs successeurs, jusqu’à l’entrée en scène de Mme de Staël et de M. de Chateaubriand, qui viennent clore pour nous cette grande époque où régna Voltaire. L’écrivain s’y est donné tout développement dans l’intervalle et ne s’est refusé aucune des excursions ou des vues qui pouvaient agrandir son sujet et l’éclairer. On y passe plusieurs fois en Angleterre, ou mieux on ne cesse pas de l’embrasser d’un même regard parallèlement avec la France et de suivre l’histoire de la littérature et de l’éloquence anglaises durant tout le siècle, depuis Bolingbroke jusqu’à M. Pitt. La connaissance approfondie que l’auteur a de l’antiquité amène à propos des rapprochements, des citations heureuses, toutes neuves à force d’être antiques, et pleines de fraîcheur. Avec Pope, on est reporté à Homère ; La Chaussée avec son drame est une occasion d’évoquer Ménandre. M. Villemain excelle à ces traductions qui rendent si bien le génie d’une langue sans jamais offenser celui d’une autre. En n’évitant aucune des phases importantes de son sujet, l’autour réussit particulièrement dans les endroits qui demandent un sentiment littéraire exquis. Il est unique à démêler et à démontrer les originalités voilées qui se combinent avec une part d’imitation et s’y confondent, l’originalité de Pope, par exemple. Les portraits modérés, ceux de Gresset, de Daguesseau, de Vauvenargues, sont touchés avec une grâce parfaite et comme enlevés avec légèreté. »

Le Tableau de l’éloquence chrétienne au ive siècle nous transporte dans un monde bien différent. Grâce à ces sévères études, on connaîtra désormais les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Chrysostome par les caractères de leur talent et de leur parole aussi distinctement que l’on connaît Bourdaloue et Massillon. L’auteur, qui d’instinct sentait l’éloquence mieux encore que la poésie, a su cette fois pénétrer dans cette poésie un peu sombre et déjà voilée qui chez quelques-uns de ces Pères, chez Grégoire de Nazianze surtout, se montre si bien d’accord avec les souffrances de l'âme et du monde. « Le beau génie de la Grèce, dit-il, semble s’obscurcir ; un nuage a voilé sa lumière ; mais c’est un des progrès moraux que le christianisme apportait au monde, un progrès de douleur sur soi et de charité pour les autres. Le cœur de l’homme a plus gagné dans ce travail que son imagination n’a perdu. »

La retraite à peu près simultanée de Villemain, de Guizot et de Cousin a fermé en France une période de l’histoire des idées. L’enseignement public n’avait jamais eu chez nous un si grand éclat, et bien des années passeront peut-être avant qu’il le retrouve. Il y a des intermittences dans l’histoire des lettres comme dans celle de la politique et de la pensée pure. Villemain n’a donc pas eu de successeur à la Sorbonne. Sa retraite prématurée caractérise la fin d’une époque, et s’il y a toujours des professeurs de talent, la tradition est rompue, l’enseignement lui-même se modifie.

Les grands écrivains ne se continuent pas par leurs disciples. De nouveaux maîtres viennent qui reprennent l’ensemble des faits et des idées par d’autres aspects. Ils font une nouvelle tradition et servent d’anneaux à la chaîne du mérite littéraire. Villemain n’en aura pas moins servi d’enseigne, avec quelques autres noms illustres, à un temps qui sera compté comme un des plus beaux moments de la littérature française et de la pensée moderne. L’éclectisme, dont il fut dans les lettres une si haute personnification, baisse à l’horizon, mais il laisse dans le passé une trace lumineuse et sans doute féconde. Des trois professeurs qui ont jeté tant de gloire sur les dernières années de la Restauration, c’est peut-être Villemain qui a le moins perdu aujourd’hui. Le système de Cousin est usé en philosophie ; Guizot s’est fait un autre champ d’action que le professorat ; Villemain n’a pas un instant quitté les lettres ; il est resté jusqu’à son dernier jour le premier littérateur de son temps. Le dernier ouvrage auquel il ait mis la main est une histoire de Grégoire VII, trouvée achevée dans ses papiers et qui fut imprimée trois ans après sa mort (1873, 2 vol. in-8o). Il en avait tracé le plan et rédigé une notable partie à la fin de la Restauration, alors que la congrégation toute-puissante menaçait d’asservir le pays. L’histoire du fondateur du catholicisme politique était alors une œuvre d’à-propos. Villemain l’abandonna lorsque la révolution de Juillet eut soufflé sur les entreprises téméraires du clergé et les eut fait évanouir. Il y revint dans les dernières années de sa vie par scrupule de littérateur soucieux, et il se trouve que son livre rencontre aujourd’hui, au milieu des menées du parti clérical, l’à-propos que l’auteur ne croyait plus rencontrer. L’Histoire de Grégoire VII est une œuvre sévère et d’une haute portée ; on y retrouve, avec le mérite de bien dire, cette liberté d’esprit, cette érudition sans étalage, ces jugements toujours tempérés et réfléchis, sinon définitifs, qui sont les qualités ordinaires de Villemain comme historien. C’est autant une œuvre d’art qu’une œuvre d’érudition.

Parmi les outras ouvrages de Villemain, nous citerons : le recueil sténographié de ses leçons de 1828-1829 à la Sorbonne, publié plus tard sous le nom de Cours de littérature française, tableau du XVIIIe siècle (5 vol. in-8o) ; il en existe plusieurs éditions ; Discours et mélanges littéraires (1823, 1 vol. in-8o) ; Nouveaux mélanges historiques et littéraires (1827, 1 vol. in-8o) ; Études de littérature ancienne et étrangère (1816, 1 vol. in-8o) ; Tableau de l’éloquence chrétienne au IVe siècle (1 vol. in-8o ; 2e édit., 1849, et 1 vol. in-12 la même année) ; Études d’histoire moderne (1846, 1 vol. in-8o) ; Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature (1856,2 vol. in-8o), contenant une Histoire des Cent-Jours et une étude fort étendue sur M. de Narbonne ; la Tribune contemporaine, M. de Chateaubriand (1857,1 vol. in-8o), commencement d’une série de travaux que l’auteur n’a pas continuée ; Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique (1859,1 vol in-8o) ; Exposé de motifs du projet de loi sur l’instruction secondaire présenté à la Chambre des pairs le 2 février 1844, précédé d’un rapport au roi (1844, 1 vol. in-8o) ; la France, l’empire et la papauté (1860, br. in-8o), défense du pouvoir temporel du pape qui a fait un certain bruit au moment de son apparition.

On possède, en outre, de Villemain un grand nombre d’essais, études, discours, notices, rapports académiques, préfaces de livres, traductions disséminées çà et là, car il n’a mis au jour aucune édition collective de ses œuvres.

On distingue, parmi ses essais, notices, rapports et articles divers, des morceaux intéressants sur Florus, Synésius, lord Byron, Fénelon, Pascal, Shakspeare, Bossuet, Thomas. On cite encore ses Rapports en tête des Considérations sur les enfants trouvés de J.-F. Terme et Montalcon (183S, in-8o), des Lettres choisies de Mme de Sévignné (1842-1843, in-12), des Études sur les réformateurs modernes, par R.-L. Raybaud (1847, 2 vol. in-8o), etc. Il a rendu compte, dans la Revue de Paris, des Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence, par M. Nisard (1838, 2 vol. in-8o). L’Éloge de Daunou, prononcé à la Chambre des pairs, se lit encore, ainsi que les discours prononcés, l’un à l’Académie française à l’occasion des funérailles de Jouffroy (1842), l’autre sur la tombe d’Étienne (17 mars 1845). On a encore de lui, dans la Revue des Deux-Mondes : Une scène historique du XIe siècle, à Rome ; Enlèvement du pape Grégoire VII (1838) ; Voltaire et la littérature anglaise de la reine Anne (1837), et, dans le Livre des cent et un, les Obsèques de M. Cuvier.

Il a fait précéder d’un Discours sur la langue française l’édition du Dictionnaire de l’Académie publiée chez Didot en 1835. Il a collaboré au Journal des Savants, à la Biographie Michaud, au Journal d’éducation et d’instruction pour les personnes des deux sexes, à l’Histoire et description des principales villes de l’Europe, à Paris-Illustration, à la Revue contemporaine, à l’Encyclopédie des gens du monde, etc.

Voici le jugement qu’a porté sur M. Villemain un homme qui a été regardé à son époque comme le prince des critiques, mais sur le compte duquel on est un peu revenu depuis, Gustave Planche :

« M. Villemain, dit-il, a labouré dans tous les sens le terrain de l’érudition. Doué d’une mémoire prodigieuse, habile à saisir des rapports inattendus, il étonne le lecteur par la multiplicité des rapprochements en même temps qu’il le charme par la grâce du langage, par le choix des images, par l’élévation constante de la pensée ; si parfois il se laisse aller à la malice de son esprit, il n’en abuse jamais et sait toujours s’arrêter à temps, preuve inestimable d’une modération qu’on ne peut trop louer. Il ne veut pas amuser, il veut instruire. Il ne se contente pas de nous révéler sa pensée, de nous la présenter sous une forme claire et précise ; il ne s’attache pas avec moins de soin, avec moins de constance à déposer dans l'âme du lecteur le germe des idées qu’il s’abstient d’exprimer. Il se plaît à exciter l’intelligence, à lui désigner des voies nouvelles. On dirait qu’il prend plaisir à tromper son lecteur sur la vraie mesure de ses forces, en lui laissant croire qu’il peut marcher seul et sans secours, et plus d’une fois, en effet, le lecteur s’abuse et prend pour siennes les idées et les sentiments que M. Villemain vient de lui suggérer… La place réservée à M. Villemain dans l’histoire de notre littérature n’est pas difficile à marquer ; il occupe aujourd’hui et gardera, sans doute, longtemps encore le premier rang dans la critique. Personne mieux que lui ne sait animer l’analyse. Si quelquefois on a pu sans injustice lui reprocher un peu de timidité dans l’exposition de ses doctrines, il a racheté cette faute par les services immenses qu’il a rendus à la cause du bon goût et du bon sens. Nourri des lettres antiques, il a compris la nécessité d’élargir l’horizon de sa pensée par l’étude assidue des littératures modernes ; il a multiplié les points de comparaison et s’est fait, avec un art merveilleux, un goût cosmopolite. Il n’y a pas une nation de l’Europe dont il ne comprenne le génie. »