Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/chanson s. f.

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 923-926).

CHANSON s. f. (chan-son — du lat, Cantio, action de chanter). Pièce de vers divisée en stances égales appelées couplets, et qui est destinée à être chantée. Se dit plus particulièrement des pièces écrites dans un style badin : Chanson nouvelle. Recueil de chansons. Les couplets, le refrain d’une chanson. Faire des chansons. Composer des airs de chansons. Chanter une chanson. La chanson est à la fois l’interprète du cœur et l’organe de l’esprit, (Étienne.) Mes chansons, c’est moi. (Béranger.) La chanson, comme plusieurs autres genres, est toute une langue, et, comme telle, elle est susceptible de prendre les tons les plus opposés. (Béranger.) Grand nombre de mes chansons ne sont que des inspirations de sentiments intimes ou des caprices d’un esprit vagabond. (Béranger.) Dans un repas familier, la chanson achève ce que la conversation a commencé. (E. Bersot.) Le peuple, quand on ne lui fait pas de chansons, les fait lui-même. (E. Bersot.) Deux genres de chansons gui semblent particuliers aux Romains sont la chanson de triomphe et les chansons satiriques et mordantes contre le triomphateur. (Passerat.) Bn France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors une monarchie absolue tempérée par des chansons. (Scribe.) Bien n’est pins français que le vaudeville, c’est' à-dire la chanson gaie ou maligne. (Ste-Beuve.)

11 faut, même en chansons, du bon sens et de l’art.

Boileao. Ou chantez vos plaisirs, ou quittez vos c/umsons.

Voltaire. Il est triste de voir partout l’œuvre du mal Entonner ses chansons sur un rhythme infernal.

A. Barbier. Fille aimable de la Folie, La Chanson naquit parmi nous. Souple et légère, elle se plie Au ton des sages et des fous.

Bernis. Il Air sur lequel on chante des pièces du même genre : Ce musicien n’a fait que des chansons. — Par ext. Chant poétique, poésie chantée ou non : Les chansons des poètes. Il Chant quelconque, même celui des oiseaux : Les chansons du rossignol et de la fauvette. L’oiseau est, après Vhomme, la seule créature qui

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puisse remercier Dieu par ses chansons joyeuses. (Toussenel.) Il Suite de cris, ou de "bruits ressemblant à des cris, que produisent certains insectes :

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon. Les regardant passer, redouble sa chanson.

Baudelaire.

— Fam. Propos rebattus et qui reviennent sans cesse, comme un refrain de chanson : Il n’a, il ne sait qu’une chanson. Il dit, il chante toujours la même chanson. VoiVà ma chanson. (Mme de Sév.) Ils ont été, nous sommes, d’autres seront : c’est la chanson éternelle. (Th. Gaut.)Oans les journaux russes, c’est toujours les mêmes paroles, la même chanson. (T. Delord.)

Le malheureux n’a rien qu’une chanson : Grâce, dit-il....*....

La Fontaine.

Il Discours frivoles, balivernes, sornettes, ’ menteries, contes eu l’air : Voyons, assez de chansons ; parlons sérieusement. Il n’est pas homme à se payer de chansons. Tous ces biens â venir me semblent autant de chansons ; il n’est rien de tel que ce qu’on tient. (Mol.) On endort les hommes comme les enfants avec des chansons. (Boiste.)

Les maux les plus cruels ne sont que des r/uinnn^fe

La Fontaine. ^* On abuse du vraucomrne on. fait de la feinte ; Je le souffre aux récits qui passent pour chansons.

La Fontaine. Les plus sages conseils, les meilleures leçons, A gens bien amoureux, monsieur, sont des chatisons.

Quinault. Il Remontrances vaines :

Un amant de son père écoute les leçons,

Et court chez sa maitresse oublier ses chansons.

BOILEAU.

— Elliptiq. Chanson ! ou Chansons ! Ce sont des chansons, des choses, des paroles vaines ou fausses : Je vous le promets.Chansons 1 ... Mais, permettez. — Je ne veux rien permettre.

— Ce n’est pas un exploit. — Chanson ! — C’est une lettre.

— Encor moins. — Mais lisez....

Bacihe.

Pour des chansons, Pour des choses vaines, insignifiantes, sans importance ; Mes plus grands biens, comme mes plus grands' maux, me sont venus pour des chansons. (J.-J. Rouss.)

Chanson à boire, chanson de table, chanson bachique, Chanson où le vin est célébré : Ces bagatelles sont comme les chansons de table qu’il ne faut chanter qu’en pointe de vin. (Voltaire.)

Purgeons nos desserts

Des chansons d boire. Béranger.

Il Chanson à danser, Espèce de ronde avec un refrain que l’on répète après chaque couplet, et dont on s’accompagne en dansant.

Chanson de geste, Ancien poëme dans lequel on célébrait les exploits des chevaliers et surtout des princes : Une geste est le récit des exploits d’un prince, et une chanson dk geste est un poème de ce cycle. (Littré.) Les chansons de GESTE sont écrites en vers de dix syllabes. (E. Littré.) V. geste, il Chanson de Roland, Poëme sur un sujet romanesque, que l’on chantait à la tête des troupes pour les animer au combat. V. plus loin.

Chanson farcie, Chanson en langue vulgaire entremêlée de latin, comme on en faisait au moyen âge. La chanson farcie fut employée dès le xiie siècle ; elle comprenait alors plus de vers latins que de français, et ceux-ci étaient destinés à rendre plus facilement intelligibles des strophes satiriques pour lesquelles on recherchait un succès populaire. Plus tard, la chanson farcie devint un simple amusement. On en a un exemple dans les vers si connus de panard :

Bacchus chez Grégoire, Nobù imperat ; Chantons tous sa gloire, Et quisque bibat ; Hâtons-nous de faire Quod desiderat ; 11 aime en bon frère Qui sœpe bibat.

Quel écolier n’a écrit sur la première page d’un livre neuf, et au-dessous d’un informa croquis figurant une potence ornée de son pendu, le quatrain suivant, imitation ou variété de la chanson farcie :

Aspice Pierrot pendu,

Qui hune librum n’a pas rendu.

Si illum redàidisset,

Perrot pendu non fuisset.

Mettre en chansons, Ridiculiser par des chansons : En France, on met tout en chansons.

Faut-il que désormais à deux doigts Tonte montre,

Qu’on te mette en chansons ?

Molière.

Voilà bien une autre chanson ! C’est une autre chanson, C’est une autre affaire, un autre embarras, une difficulté nouvelle, une chose inattendue.

Comme dit la chanson, Se dit quand on fait une citation empruntée à une chanson connue : Devines pourquoi, comme dit L4 chanson. (Mme de Sév.) 924

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— Loc. prov. Tu ne l’aurais pas pour une chanson bien chantée, Se dit pour faire entendre qu’une chose est d’un assez haut prix, qu’on ne la cédera pas facilement. Il Cest la chanson de Ricochet, dont on ne voit pas la fin, C’est toujours la même chose, le même refrain. Cetle locution a vieilli, il Iln’aura qu’un double ; il ne chante qu’une chanson. Comme il n’a. pas fait ou dit gjrand’chose, il ne sera pas bien rétribué. Locution également vieillie.

Il L’air ne fait pas la chanson, L’apparence n’est pas la réalité : Vous en avez l’air, mais l’air n’est pas t-A chanson. On oppose air et chanson, c’est-à-dire apparence et réalité, dans beaucoup de locutions analogues : Il en a /’air, mais non la chanson. // en à Ftan et la chanson, etc. Il Le ton fait la chanson, C’est la manière de dire les choses qui en détermine le sens : Souveftt non signifie oui : lb ton

PAIT LA CHANSON.

— Éplthètoa. Agréable, charmante, douce, . jolie, tendre ; aimable, légère, frivole, ingénieuse, spirituelle, vive, badine, satirique, caustique, mordante, gaie, joyeuse, folâtre, falote, bouffonne, étourdissante, désopilante, gaillarde, égrillarde, grivoise, licencieuse, obscène, amoureuse, pastorale, champêtre, rustique, villageoise, grossière, naïve, triste, plaintive, erotique, anacréontique, bachique.

— Encycl. La chanson, en un sens tout à fait général, est l’interprétation de tous les mouvements de l’âme et de toutes les passions ; elle exprime toutes les impressions reçues ; elle consacre et célèbre tous les événements, particuliers ou nationaux ; elle embrasse tous les sujets, que ces sujets soient badins ou sérieux, gais ou tristes, heureux ou malheureux. Mais c’est là, ce nous semble, donner au mot chanson une extension trop grande ; c’est lui attribuer.de nombreuses acceptions qu’il est mieux de réserver à d’autres mots.

En Grèce, il est vrai, un seul mot, nomos, signifiait à la fois loi et chanson ; c’est, nous dit Aristote, qu’alors les événements de l’histoire et les lois se transmettaient par des chants. Nous disons des chants et non des chansons.

Les premiers Grecs, les Grecs de l’âge mythologique et mystique, chantaient les vers d’Orphée ou de Linus, réunis autour de la table du festin, nous dit Plutarque. Mais c’est en l’honneur des dieux qu’ils élevaient leur voix ; or ce ne sont pas des chansons que l’on adresse à la Divinité, soit à table, soit dans un temple païen ou chrétien ; ce sont des hymnes, des cantiques, des noèls, etc.

Ce ne Sont pas des chansons non plus, mais des hymnes encore, que chantent les soldatsconduits par Tyrtée ou par Napoléon, les citoyens qui démolissent la Bastille. La chanson de Roland n’est pas plus une chanson que la Marseillaise.

Dans tous les pays et à toutes les époques, chaque corps d’état a eu son chant particulier, qui, à certaines solennités, a chaque réunion générale et périodique, est dit en chœur par la. corporation. En Grèce, le chant des tisserands s’appelait 1£tisse, celui des meuniers Epinoste ou Epimulie, celui des vendangeurs Epilène, celui des berceuses Calabancalises et Mumine ; Théocrite a rapporté celui des moissonneurs, Aristophane celui des éplucheuses de graines, Athénée celui des esclaves qui puisaient de l’eau, etc. ; mais tous ces chants sont des chants populaires et non pas des chansons.

Ne sont pas non plus des chansons les chants que, sous le balcon de leurs belles, soupirent les troubadours en s’accompagnant de la vielle, les Italiens en s’accompagnant de la guitare, Garât ou les frères Lionel en se faisant accompagner du clavecin. Remarquons de même que ta chanson ne doit pas être confondue avec 1 ode, avec les vaux-de-vire, avec la coin Îilamie, avec le dithyrambe et la scolie. Que e lecteur se reporte donc à ces mots : chant,

HYMNE, CANTIQUE, NOËL, ROMANCE, COMPLAINTE, ODË, VAOX-DE-VIKE, DITHYRAMBE, SCOLIE, etc.

Ici nous n’avons à nous occuper que ce la chanson proprement dite, genre essentiellement léger, liernis a dit :

Fille aimable de la Polie, La chanson naquit parmi noua. Souple et légère, elle se plie Au ton des sages et des fous.

Eh bien, nous ne sommes pas de l’avis du Berrtis : la chanson n’éelôt que sur les lèvres des fous, des gais viveurs, tout au moins des enfants sans souci ; elle n’est l’interprète que du plaisir, du contentement intérieur ; elle est légère, gracieuse, souriante, court vêtue, effrontée même, et dit : foin des sages ! Voilà pourquoi, Voltaire ayant écrit : « Il n’y a point de peuple qui ait un aussi grand nombre de jolies chansons que le peuple français, » La Harpe a pu ajouter : à Et cela, parce qu’il n’y en a pas de plus gai. » Cependant, nous ne réduisons pas la chanson a une simple improvisation de table, nous n’en faisons pas seulement une invocation à Momus ou à Bacchus, un chant d’orgie ; répétons-le, la chanson- est ou peut être effrontée et court vêtue, mais elle peut n’être aussi que souriante, gracieuse ; elle est l’interprète du plaisir, mais peut l’être aussi du -contentement intérieur ; on dit des chansons durant lo festin, tenant en main une coupe pleine de falerne ou de Champagne ; mais le muletier espagnol et le chamelier arabe, le berger d’Écosse et le nègre de Sego

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ont leurs chansons aussi, qu’ils improvisent pour emplir et charmer leur solitude. Nous insistons sur le mot charmer, car le sujet de l’improvisation ne doit jamais être triste, sans quoi il sortirait du cadre de la chanson ; ce sont des chansons, quand ce ne sont pas des complaintes ou des légendes, que disent les enfants lorsque, se tenant par la main, t)s dansent sur l’herbe.

Nous n’irons plus au bois, etc.

Donc, voilà bien délimité le domaine de la chanson : il commence à Anacréon, finit à Désaugiers et à Béranger ; à Pierre Dupont et à Nadaud. Il est grand, même ainsi réduit ; il est charmant surtout, ce domaine avec ses myrtes verts, ses roses... et ses pressoirs ; il est enchanteur... Cependant, parcourons-le a grands fias, ne pouvant lui consacrer que peu de ignés.

Quoi qu’en ait dit Bernis dans le quatrain que nous venons de citer, la chanson n est pas née chez nous ; elle est âgée, elle a des rides ; mais d’elle on peut dire ce que Platon disait de sa maitresse : «Dans ses rides niche l’amour ; » l’amour et la gaieté. Elle est âgée, mais non pas vieille, car la Folie ne vieillit pas. Elle est âgée comme le monde ; et, en effet, qu’est-ce que la chanson dans sa plus simple expression ? C’est un cri résultant d’une impression éprouvée par le cœur, d’une sensation quelconque ; c est la voix, s’élevant ou s’abaissant suivant la nature de cette impression ou de cette sensation.

Donc la chanson, ou mieux (à cet état simple les deux mots sont synonymes) le chant est naturel a l’homme, quoi qu’ait prétendu J.-J. Rousseau, et, avec Chateaubriand, on peut dire : « Les nommes chantent d’abord, ensuite ils écrivent. ■

De ce premier bégayement cadencé, de ce premier souffle poétique, nous ne savons rien ; mais ne pouvons-nous le deviner, le préjuger d’après ce que.nous voyons chez ces tribus où n’a point pénétré la civilisation et qu’on retrouve à l’état primitif, en leur enfance encore ? M. Xavier Marmier, dans son Voyage au pâle nord, a rapporté la chanson suivante, qu’un jour il entendit fredonner à une paysanne finlandaise endormant son enfant dans son berceau d’écorce de bouleau :

« Dors, petit oiseau de la prairie ; dors doucement, joli petit rouge-gorge,

■ Dieu t’éveillera quand il en sera temps.

Le Sommeil est à la porte et dit : « N’y « a-t-il pas ici un doux enfant qui voudrait dormir ?

Un petit enfant enveloppé dans ses langes, un bel enfant qui repose dans sa couverture de laine ? »

Dors, petit oiseau de la prairie ; dors doucement, joli petit rouge-gorge. » — Un peu moins naïve et un peu plus attendrie, cette poétique berceuse ne serait plus une chanson ; de ce nom nous ne pourrions pas appeler le petit poëme tant vanté et si gracieux, en effet, de Clotilde de Surville.

O chier enrontelet, vray pourtraict de ton père...

Sans aller jusqu’en Finlande, dans nos provinces, l’écho, parfois encore, apporte à nos oreilles étonnées et charmées quelqu’une de ces chansons qui, par leur simplicité, leur naïveté, leur prosodie primitive, dont toute la règle consiste en une certaine cadence, un certain rhythme instinctif, semblent vous rappeler ces chansons des peuples du premier âge. En voici une rapportée par M. Emile Souvestre, et qui, mieux ce nous semble que celle de Xavier Marmier, vient à l’appui de notre thèse. « Le long de la Loire, dit notre auteur, nous avons souvent entendu les laboureurs arauder leurs attelages, c’est-à-dire les encourager, par un chant que les bœufs semblaient écouter, sinon comprendre. Nous avons recueilli un de ces rans champêtres adressé par un jeune paysan à sa double paire de bœufs rouges et noirs ; le voici dans toute sa naïveté : lié ! Mon rougeaud, Mon noiraud,

Allons ferme, a l’houstcau (au logis).

Vous aurez du r’nouveau (du regain).

L’bon Dieu aim’ les chrétiens !

Le blé a graine ben !

Les gens auront du pain !

Mes mignons, c’est vot’ gain.

Nos femm’ vont ben chanter.

Et les enfanta s’ront gais ! Hé ! Mon rougeaud. Mon noiraud,

Allons ferme, à l’iiousteau,

Vous aurez du r’nouveau.

Certes, ajoute E. Souvestre, on peut dire ici, de même que pour la chanson d’Alceste :

La rime n’est pas riche et le style en est vieux ;

mais il y a, ce me semble, quelque souffle poétique dans ce cantique joyeux du pauvre laboureur sentant qu’il ramène à la ferme, avec ses gerbes, les chant3 des femmes et la gaieté des enfants, et confiant à ses humbles compagnons de peine que toute cette prospérité est leur gainl »

Oui, telle dut être la chanson chez les premiers peuples : expression spontanée, ou plutôt explosion au dehors d’un sentiment de joie, ou tout au moins de satisfaction intérieure.

Mais bientôt la chanson particulière, isolée,

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personnelle, ne peut plus suffire aux hommes, qui tous les jours se rapprochent davantage, se resserrent, mettent en partage leurs travaux et leurs peines aussi bien que leurs plaisirs. De là les chants qui célèbrent la naissance, le mariage, la mort, tous les grands événements de la vie. Mais ce ne sont plus alors des chansons, ce sont de vrais poèmes : hymnes, épithalames, etc.

La famille s’étend, elle devient tribu, elle devient nation ; les besoins, les intérêts s’étendent avec elle, et l’action de la poésie se fait de plus en plus sentir ; les chants, après avoir célébré les événements privés, consacrent les événements publics, sociaux, nationaux, les dieux, la guerre, etc. De plus en plus nous nous éloignons de la chanson.

Point de chanson chez le peuple hébreu, auquel les prêtres ne permettent que des chants sévères, des hymnes sacrés, des cantiques.

Point de chanson non plus (du moins elles ne sont point parvenues jusqu’à nous) au premier âge de la Grèce. La patrie d’Anacréon a d’abord Orphée, Linus, qui lui apprennent des hymnes encore, des hymnes au moyen desquels les premiers législateurs enseignent aux hommes à craindre les dieux, à accepter des lois et à leur obéir. Ensuite viennent les chants guerriers, héroïques ; à Orphée et àLinus succèdent Homère et Tyrtée. Mais en ce beau pays de Grèce, où tout était fait pour l’amour et par l’amour, en cette heureuse contrée embaumée des parfums pénétrants de la mer, sous ce ciel étoile, toujours pur, en ce coin de terre favorisé des dieux, devait bientôt naître la chanson. Après les cantiques sacrés d’Orphée et les chants guerriers d’Homère, voici venir Terpandre, qui invente la scolie. La scolie, c’est-à-dire le chant oblique, tortueux, parce que, dit Plutarque, elle est difficile à chanter ; mais mieux, d’après Artémon, à cause de la position respective des convives. C’est presque déjà le temps heureux, joyeux de Périclès. Les débauchés sont placés en rond autour de la table du festin ; on a fuit honneur à la bonne chère ; on est las ; les coupes sont vides ; la conversation commence à languir ; on se laisse aller sur sa chaise longue : on est presque maussade. ■ Allons, s’écrie l’amphitryon se relevant sur son coude, l’heure de la chanson est venue... » Et l’un des convives se couronne de roses, prend en sa main une branche de myrte, et, ayant fait emplir les coupes, chante. C’est le roi du festin, et sa royauté dure autant que sa chanson. Quand il en a dit le dernier vers, il passe à son voisin sa couronne de roses, sa branche de myrte, son diadème et son sceptre, et celui-ci, roi à son tour, à son tour chante. Arion invente le dithyrambe, et la scolie célèbre l’amour et Bacchus ; la chanson est erotique et bachique.

Jusqu’alors la lyre ne s’était mariée qu’aux paroles nobles, élevées, sacrées ; elle n’avait aidé qu’à porter jusqu’aux dieux les accents religieux de l’hymne ; mais les esprits sont devenus sceptiques, et l’on s’avise d’essayer l’instrument divin pour accompagner les scolies, et la lyre bientôt a remplacé la branche de myrte.

Dire de quelqu’un : Il chante au myrte ! c’est lui adresser une" grosse injure, lui dire vous êtes un ignorant, un homme grossier, vous êtes de Thèbes ou de Tanagre, et non d’Athènes, puisque vous ne savez point faire résonner la lyre. Mais bien peu devaient s’attirer pareil reproche ; car alors la musique était, comme toutes les autres branches de l’art, amoureusement aimée, cultivée. « La musique, dit Platon, est la partie principale de l’éducation, parce que le nombre et 1 harmonie, s’insinuant de bonne heure dans l’âme, s’en emparent et y font entrer avec eux la grâce et le beau. • La musique était enseignée aux vierges sévères de Sparte, comme aux folles courtisanes de Lesbos. C’est que nous sommes à cette époque, en cet âge d’or, où, descendus du ciel, rayonnèrent sur la terre, qui en est encore éblouie, la beauté, l’amour et l’art, au temps où régna Aspasie, où chanta Anacréon I

Les odes d’Anacréon ne sont pas des odes, pas plus que celles d’Horace, pas plus que ne sont des élégies les élégies de Catulle, de Tibulle et de Properce ; chacune des fantaisies de l’aimable vieillarddeTéos est unechanson, une vraie chanson, faite pour être accompafnée par la lyre sur le mode phrygien, pour tre chantée dans les festins par de gais convives, aux cheveux parfumés et pailletés d’or. Nous venons de dire, en parlant d’Anacréon, l’aimable vieillard de Téos. De Téos, nous ne savons pas s’il fut, pas plus que nous ne pouvons assurer qu’il était descendant, lui lo Fou, de Solon le sage, comme on l’a dit ; mais vieillard, il ne l’a jamais été. Il fut jeune jusqu’à sa dernière heure, insoucieux, enjoué ; quand le moment fut venu pour lui de passer la barque, c’est avec le sourire sur les lèvres qu’il s’apprêta à se présenter devant le fatal nocher de l’Achéron. C’est pourquoi Anacréon est le dieu de la chanson ; c’est pourquoi ses chansons sont restées des modèles toujours imités, jamais égalés.

Nous ne devons ni ne pouvons donner en cet article toutes les chansons célèbres, pas plus qu’il ne nous est permis d’y conter la vie des chansonniers. Chansons et chansonniers ont leur place à part dans notre dictionnaire. Mais il faut, c’est un devoir ce nous semble, faire ici une exception, et redire quelques vers de celui que nous venons d’appeler le

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dieu de la chanson. Que de traductions s’offrent à nous I Choisissons celle de M. Rédaret de Saint-Remy, un des moins connus des tri» ducteurs du gracieux poète ; mais celui qui, ne s’écartant pas du rhythme de son modèle, traduisit en vers et en forme de chanson ses petits chefs-d’œuvre, et fit mieux connaître et goûter l’ami, l’excellent ami de Bathyle. Noua ne citerons que quelques vers, ceux d’abord auxquels le traducteur a donné pour titre : le Prij ; de la vie :

Que m’importe, roi de Lydie, Gyges, ta faveur, ton trésor ? Non, vous n’avez rien que j’envie Rois assis sur vos trônes d’or.

Parfumer ma barbe ODdoyante, Des roses sentir la fraîcheur, M’endormir au sein d’une amante, Voila mon souci, mon bonheur.

Mortel, du beau jour qui t’eclaire Jouis, le temps est incertain, Et c’est toujours une chimère ’

De compter sur le lendemain.

Joue et bois, jouis de la vie, De peur qu’en te brisant le cœur La vieillesse ou la maladie Ne te dise : Arrête, buveur !

Et cette autre, non moins gracieuse et intitulée : Il faut boire :

La terre boit les eaux des cieux, Et de la terre rafraîchie L’arbre boit le suc précieux. Et prend une nouvelle vie.

L’eau boit l’air au gouffre profond ; À l’envi le soleil s’enivre ; Sans boire les feux d’Apollon Phébé même ne saurait vivre.

Laissez-moi boire nuit et jour ; Tout boit dans la nature entière ; Amis, quand je bois à mon tour, Pourquoi me faites-vous la guerre 1

Nous le disions tout à l’heure, Anacréon est toujours imité ; il restera inimitable. Qu’on en juge ; voici une imitation flagrante, presque une traduction :

On dit que tout boit dans ce monde : La terre boit l’eau des étangs, À son tour le soleil boit l’onde...

On devine la fin du couplet. Quelle distance, du chantre de Téos au chansonnier parisien ! C’est celle de la mollesse à la lassitude, de la

trace à un nonchalant énervement, du sourire la grimace.

Rome est la sœur cadette d’Athènes ; mais Rome est d’abord une aventurière, ne sachant que manier les armes et s’en servir contre les bêtes fauves et ses voisins. Tout à coup enrichie, elle ressemble à un parvenu ; au temps de César, on peut encore, soulevant la robe dé pourpre et d’or des nouveaux enrichis, reconnaître le peuple pasteur et guerrier de Romulus. En ce temps, seul Catulle est poète, parce qu’une muse, Lesbie, lui est apparue et lui a révélé la poésie. Catulle chante ; U chanto de vraies chansons, oubliant que César passe le Rubicon. Pour lui, le monde est limité a son lac de Sermione ; sa vie.est celle de son amante ; toute occupation, toute préoccupation est etdoit être en son amour. Il se couronne de roses, il emplit sa coupe d’or de vieux falerne, et, attirant contre sa poitrine la tête blonde de Lesbie, il chante :

Vï’tiamtM, mea Lesbkt, atque amemnt,

Jiumoresque senum severiorum

Omnss unrus œstimemus assis. (Eleg. v.)

« Vivons, ma Lesbie, vivons et aimons, et,

?uant aux murmures des vieillards austères,

aisons-en cas comme d’un sou. • | Puis viennent Tibulle, qui, sur le coin de la table de Manlius, fait des chansons aussi, et les chante aux pieds de Délie, de Sulpicia, de ’ Néera et de Némésis ; Properce qui, dans j l’alcôve de Cynthie, roucoule ses cadences amoureuses ; Ovide, qui choisit pour pupitre les genoux de Julie, la fille d’Auguste. Cependant Ovide, Properce, Tibulle, Catulle même, font des chants d’amour surtout, ils ne sont que par occasion chansonniers.

Mais voici venir Horace, Horace, fils d’Anacréon. Nous voudrions croire à la transmigration des âmes et dire Anacréon lui-même. On a beaucoup ergoté contre Horace, contre son peu de civisme, son manque de patriotisme. Et d’abord Horace, quand il accepta, comme tout, le monde, la servitude, était un vaincu de Philippes ; il était • honteux et sans aile «^épître à Florus) ; comme Virgile, il avait vu la tête de son ancien ami d’Athènes, de Brutus, jetée aux pieds de la statue de César ; s’il a aidé l’hypocrite empereur à faire des citoyens romains des esclaves, à faire oublier les vieilles institutions romaines si chèrement achetées, c’est parce qu’il était aveuglé, comme le chantre de Mantoue, c’est qu’il était converti sincèrement au nouvel ordre de choses, c’est qu’il avait foi en Auguste et qu’il l’aimait. Du reste, nous parlons ici d’un chansonnier ; pourquoi irions-nous chercher en lui le soldat ou le politique ? Notre Horace ne comprend la vie que loin de Rome, sous les frais ombrages de Tibur, accoudé sur sa chaise longue, tenant en main la coupe pleine d’un « vieux vin de quatre ans. » Près de lui est une facile beauté, autour de lui de vrais amis, et sur ses lèvres un chant anacréontique : « Vois-tu comme le Soracte se dresse tout CHAN

blanchi d’une neige épaisse ; comme les forêts fléchissent sous le poids des frimas, et comme les fleuves s’arrêtent enchaînés par les glaçons ?

Chasse le froid, cher Thaliarque, prodigue le bois dans ton foyer ; que ton amphore Sabine nous verse un vin de quatre ans, et abandonne le reste aux dieux. C’est à eux d’apaiser les vents qui luttent sur la mer orageuse, et qui font plier les cimes des vieux ormes ou des cyprès.

Ge que sera demain, que t’importe de le savoir ? Le jour que le sort te donne, jouis-en comme d’un gain. Aujourd’hui jeune et bea.u, ne méprise ni les danses ni les douces amours. Voici la saison des exercices au Champ de Mars et des promenades sous les portiques ; c’est l’heure convenue pour les- rendez-vous et leschuchotements mystérieux du soir ; c’est maintenant qu’un rire charmant trahit la jeune fille dans le coin obscur qui la cache, et qu’on peut dérober les gages d amour à un bras qui tuit ou à une main doucement rebelle. »

Le poète de Tibur chante avec autant de conviction que de grâce et d’amabilité, et, comme Virgile, il bénit le Dieu qui lui fait ses loisirs,

Deus nobis kœc otia fecit.

Il le bénit, ne se souvenant plus, cela est vrai, des Caton, des Brutus, des Cicéron, ayant oublié le mot patrie 1

Mais écoutez, écoutez les plaintes des victimes du cirque, les plaintes des malheureux qu’on jette aux murènes, les plaintes des esclaves enduits de poix et dont on éclaire les jardins impériaux ; écoutez, cette fois c’est un craquement immense, puis un râle, le craquement et puis le râle du grand empire. Enfin des cris rauques, sauvages, effrayants se font entendre ; ce sont les oiseaux de proie qui s’abattent sur le cadavre expirant pour le dépecer, les soldats d’Attila, d’Alaric, de Totila, qui envahissent le monde romain et le brisent. La gaie chanson a été étouffée par ces plaintes, par ces cris rauques et sauvages, par ce râle.

Cependant le bruit s’apaise, et, de la poussière du passé, sur les ruines sanglantes de l’ancien monde, peu à peu on voit s élever un monde nouveau, le inonde moderne, qui bientôt, comme le monde ancien, agitera les grelots de la Folie, chantera des chansons. C’est dans le Nord que de son long sommeil s’éveille d’abord la muse ; mais c est pour dicter de longs poèmes, des chants graves, que nous ne devons pas écouter ici. Donc, nous ne nous arrêterons pas devant le moine de Saint-Gall et Ermold le Noir, devant Ossian ; nous ne parlerons pas des Êddas ni des Sagas ; nous ne dirons rien des Niebelungen. C’est de nous qu’il faut parler maintenant, de la France, le vrai pays de la chanson. « De tous les peuples de l’Europe, dit Jean-Jacques Rousseau, le Français est celui dont le naturel est le plus porté à ce genre léger de poésie : la galanterie, le goût de lu table, la vivacité brillante de son humeur, tout semble lui en inspirer le goût, et, en général, on peut assurer que l’humeur chansonnière est un des caractères de la nation. Le Français, libre de soins, hors du tourbillon des affaires qui l’a entraîné toute la journée, se délasse le soir, dans des soupers agréables, de la fatigue et des embarras du jour : la chanson est son égide contre l’ennui ; le vaudeville est son arme offensive contre le ridicule ; il s’en sert quelquefois comme d’une espèce de soulagement des pertes ou des revers qu’il essuie ; il chante ses défaites, ses misères et ses maux, aussi volontiers que ses

Srospérités et ses victoires. Battant ou battu, ans l’abondance ou dans la disette, heureux ou malheureux, triste ou gai, il chante toujours, et l’on dirait que la chanson est l’expression naturelle de tous ses sentiments. >

Et M. de Jouy ajoute : ■ On.chantait quand les Anglais démembraient le royaume ; on chantait pendant la guerre civile des Armagnacs, pendant la Ligue, pendant la Fronde, sous la Régence, et c’est au bruit des chansons de Rivarol et de Champeenetz, que la monarchie s’est écroulée à la hn du xvnie siècle. »

Jetons d’abord un rapide coup d’œil sur l’histoire de la chanson en France. La chanson est le premier bégayement de la langue française. Une fois émancipée, elle s’envoie, joyeuse etbabillarde, heureuse et libre, comme l’alouette au matin. En naissant, elle crie : « A boire t » Elle vient célébrer les amours, les bonheurs, les tristesses, les espérances de chacun. Tandis que la chanson de geste, ou le poème d’aventures romanesques et guerrières, déroule la peinture idéale de la féodalité, la chanson bourgeoise et roturière, la chanson populaire, tour à tour moqueuse, tendre, grave ou plaintive, fille du caprice et de la fantaisie, se contente d’effleurer d’une aile légère les scènes de la vie privée. À elle les fraîches mélodies, le rhythme gracieux, les contours délicats, les arabesques fugitives, le coloris le plus chaud et le plus pur. Egayer les jours de fête ; consoler le peuple de ses misères et de ses humiliations ; rire des barons, des Anglais, puis des ligueurs ; charmer l’ennui des heures pesantes ; lancer le défi de guerre et le défi d’amour ; préluder par le choc des verres aux funérailles de la monarchie ; sauver enfin la patrie, en opposant aux rois coalisés douze armées de volontaires, telle fut sa mission, telle est son histoire.

L’inspiration lyrique s’éveille d’abord, sous un ciel clément, le midi de la France. C’est qu’elle y trouve des gouvernements débon CHAN

naires ou indulgents, une noblesse lettrée, une bourgeoisie puissante et prospère, un peuple épris des séductions de la vie, si douce en ces douces contrées, enfin le voisinage de la civilisation arabe, dont les poëtes visitaient les cours des princes chrétiens. L’amour fut la première inspiration de la muse méridionale, qui reçut de la poésie orientale son harmonie et ses formes rhythmiques. Ses monuments sont des effusions de sentiment et d’esprit, l’écho mélodieux d’une vie de plaisirs, le jardin perpétuellement fleuri du printemps de l’amour. « Pour jouir, dit Schlegel, de ces chants qui ont charmé tant d’illustres souverains, tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté, il faut écouter les troubadours eux-mêmes et s’efforcer d’entendre leur langage. Vous ne voulez pas vous donner cette peine ; en bien ! vous êtes condamné à lire les traductions de l’abbé Millot. » Or Raynouard, qui a repris cette tâche ingrate, dit de son côté : « Le sentiment, la grâce ne se traduisent pas. Ce sont des fleurs délicates dont il faut respirer le parfum sur la plante. ■

Un autre sentiment aussi ancien, aussi populaire en France que l’amour, la malice, anima bientôt la chanson. La satire ne pouvait manquer de s’emparer de cette forme vive, rapide, incisive du couplet. Plus tard, la satire de personnelle devient générale. Grâce à cette double popularité de l’amour et de la médisance, la chanson règne sans partage du Nord au Midi. Elle a ses genres, ses prosodies, ses concours, ses confréries et ses académies. L’art de trouver, dans le Nord, et la science du gay éaber, au Midi, rapprochent des hommes de condition tout opposée. Les érudits comptent plus de cent soixante auteurs iechansonsfrançaises au xin° siècle. Dans la liste des troubadours et des trouvères, à côté des noms plébéiens de Giraud Riquier, Pierre Cardinal, Jean Bodel, Colin Muset, Rutebœuf le bohème, on trouve des noms illustres, des barons, des rois, Richard d’Angleterre, Pierre d’Aragon, le châtelain de Coucy, le vidame de Chartres, Guillaume de Poitiers, Quesne de Béthune, Hue de la Ferté, Thibaut de Champagne, Charles d’Anjou. Cette confraternité littéraire est un premier pas vers l’égalité. Elle se recrute surtout dans les déclassés, les désœuvrés. Chassés de France, tant leur nombre" est grand sous Philippe-Auguste, les jongleurs, les poètes provençaux débordent au dehors. L’Italie les accueille en frères, et Dante salue l’un d’eux, Sordello, du nom de maître. À la longue, toutes ces chansons amoureuses deviennent monotones. Mais ce qu’il y a de sérieux, c’est l’avènement d.une littérature populaire, indépendante des écoles et de l’Église ; c’est la naissance d’une puissance nouvelle, l’opinion publique, ayant pour organes les canzones, les sirventes et les tensons, et des organes bien plus hardis que les journaux du xixe siècle, qui s’attaquent sans réticences à la papauté, à l’épiscopat, à la chevalerie, aux dogmes les plus révérés de la religion, de même qu’aux autorités séculières. La littérature profane jouit d’une liberté presque illimitée.

Les croisades arrivent, et la chanson, amoureuse et satirique, se fait guerrière. Il y a telle chanson de Bertrand de Born, le belliqueux troubadour, qui est digne des plus grands poètes lyriques. Images, mouvement, inspiration, harmonie, rien ny manque. Malheureusement, ces pièces sont trop rares. Enfin, la muse méridionale a son Juvénal, son Archiloque. L’indignation, la haine que soulèvent les massacres commis par les bandes de Simon de Montfort, dans la guerre contre les Albigeois, font un poète d’un artisan, Guillaume Figuéras. Il venge ses compatriotes par des anathèmes, des imprécations aux strophes haletantes. Pierre Cardinal est également un des adversaires acharnés de l’Église ; il ne cesse de maudire Rome et ses prêtres. Ces malédictions, que nous ne pouvons qu’indiquer, parce qu’elles sortent de notre sujet, sont le chant de mort de la poésie provençale. Exilés, traqués par l’inquisition, les troubadours se répandirent en Italie ou dans la France septentrionale. Le rôle politique et littéraire du Midi est terminé. Au reste, la poésie.provençale était déjà en décadence. Au fond, elle n’avait qu’un thème, l’amour ; et ce thème, qui eût pu la sauver de l’énervement, s’il eût été pris au sérieux, n’était pour elle qu’un jeu d’esprit. Les pensées viriles, austères, doivent servir de base à la poésie. L’esprit du Nord avait conservé toute sa sève, toute sa force. C’est au Nord que la chanson va reprendre son essor.

Par delà la Loire est un autre tempérament, une autre vie, une autre société. Ici est le génie critique et conteur de la Fiance. Moins de lyrisme et moins d’éclat ; plus de bon sens et de finesse. Une langue prosaïque, mais simple et naïve, vive et nette. Entre le Nord et le Midi, la chaîne poétique s’établit par les vainqueurs mêmes de la croisade : l’année française rapporte dans ses rangs l’esprit d’opposition ; son œuvre accomplie, elle ta désavoue au nom de l’humanité et accuse hautement, par la voix de Thibaut de Champagne, le saint-siége, Innocent III, les moines de Cîteaux et les dominicains. Cependant les chants lyriques ne furent pas importés dans le Nord par les croisés. Des témoignages prouvent qu’Abailard et saint Bernard avaient composé des chansons bouffonnes et galantes. Croirait-on qu’Héloïse ait parlé en critique littéraire de ces passe-temps d’Abailard ?, .

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« Entre toutes vos qualités, lui écrivait-elle, deux choses surtout me séduisirent, les grâces de votre poésie et celles de votre chant. Toute autre femme aurait été également charmée. Lorsque, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous composiez en mètres ou en rimes des poésies d’amour, tout le monde voulait les chanter à cause de la douceur extrême des paroles et de la musique. Les plus insensibles au charme de la mélodie ne pouvaient leur refuser leur admiration. Comme la plupart de vos vers chantaient nos amours, mon nom fut bientôt connu par lo vôtre. Toutes les plaees publiques, toutes les maisons privées retentissaient de mon nom ; les femmes enviaient mon bonheur. » Après ces paroles, il faut admettre que les chansons d’Abailard, quelques-unes au moins, étaient en langue vulgaire. Or il s’agit ici du xue siècle, ce qui est à remarquer.

Les trouvères créèrent une variété nouvelle dans les chants d’amour, c’est la romance, ou le récit d’aventures amoureuses et chevaleresques. La romance est la chanson de geste en strophes et en couplets. Tous ces petits poëmes ont une intrigue simple, une mise en scène peu variée. Dans quelques-unes, celles du comte Quesne de-Béthune, l’ancêtre de Sully, la naïveté du récit est relevée par l’esprit et par la finesse. Chez d’autres auteurs, Thibaut de Champagne en particulier, il y a réminiscence, imitation des chants harmonieux de la Provence. Thibaut met du bel esprit, de la vérité et de la passion dans ses vers. Charles d’Orléans produit de véritables œuvres d’art. Il sait faire un tout harmonieux, expression et pensée ; toutefois, il ne faut pas s’exagérer son mérite. Le bohème Rutebœuf a composé moins des chansons que des fabliaux ; il a des instincts supérieurs à son temps ; il a la verve et l’originalité. À sa suite apparaît toute une génération de rimeurs populaires, entre autres Adam de la Halle, le satirique, et Colin Muset, le joyeux ménestrel, qui trouve moyen de vivre du produit de sa muse errante. Tous ces poètes ont égayé nos aïeux et méritent un souvenir.

Le premier monument, monument national élevé par la muse française, c’est la chanson de Jtoland, -(mi est pour nous ce que sont poulles Allemands, les Niebelungen. La chanson de Roland personnifie la France du moyen âge, c’est-à-dire la chevalerie ; elle est chantée par tous les preux depuis le commencement du xie siècle jusqu’à la fin du xrve. Mais est-ce une chanson ? Non, puisque nous venons de l’appeler un monument ; c’est un chant héroïque, une épopée, une chanson de geste, qui se compose de plus de quinze cents vers.

Un autre chant qui porte aussi pour titre : Chanson de Roland, a été fait sous Napoléon 1er. Souvent on surprit l’empereur le fredonnant, et l’on raconte que, la veille de la bataille de la Moskowa, soldats et officiers de la division Gérard l’entonnèrent en face de la fameuse redoute des Russes, qui purent entendre ce défi :

Combien sont-ils ? combien sont-ils ?

C’est le cri du soldat sans gloire.

Le héros cherche les périls ;

Sans les périls qu’est la victoire ?

Ayons tous, mes braves amis,

De Roland l’âme noble et flere ;

Il ne comptait ses ennemis

Qu’étendus morts sur la poussière.

Refrain. Soldats français, chantez Roland, L’honneur de la chevalerie, Et répétez en combattant Ces mots sacrés ibis) gloire et patrie ! (4ii)

Mais ce dernier chant de Roland, pas plus que le premier, n’est de notre domaine. Ce sont là des chants héroïques, des Marseillaises et non pas des chhnsons.

Nous disions tout à l’heure que Rome était la sœur cadette d’Athènes ; la Gaule fut la sœur cadette de Rome, si bien que, jusqu’aux rois de la seconde race, nos ancêtres parlèrent latin. Lorsque s’est disloqué le grand empire, la langue de Virgile et de Cicéron bientôt s’altère, puis s’abâtardit ; elle n’est plus bientôt qu’un mélange confus d’éléments divers, c’est le roman ; ensuite vient à son tour le passage au crible, dirait Malherbe, l’épuration ; et, vers la fin du XIe siècle, nous pouvons enfin, et presque sans l’aide d’une traduction, lire et comprendre les chansonniers. Voici comment on chante alors :

Bêle, doce, dame chière, Vostre grant beauté entière

Ma si sorpris, Que se j’ere en paradis S’en revenroie arrière Par covent nue ma proiere

M’eust la mis •

Que fuisse votre ami N’a moi ne fuissiez flere. Car aine en null manière

Ne forfis, Que fuissiez ma guerrière.

Ce ne sont là que des bégaiements poétiques, un premier souffle, un cri isolé, perdu ; mais tout à coup, du pays qu’avec raison on a appelé le jardin, le paradis de la France, du pays que baignent les flots bleus de la Méditerranée et ou les lauriers-roses fleurissent, s’élève un immense, et harmonieux, et doux concert. Nous sommes au xur= siècle et en Provence, nous sommes au temps des troubadours

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et de la gaie science ; grands seigneurs et pauvres serfs ensemble unissent les accords de leur vielle et les sons de leurs voix ; ce sont le roi de Sicile, Charles d’Anjou, Richard Cœur de Lion, Thibaut, comte de Champagne, Raymond Bérenger, comte de Provence, et ce sont Arnaud de Marueil, Arnaud Daniel, Anselme Faydit, Pierre Roger, Vincent de Viviers, Rudel, Pierre Vidal. Et, en vérité, au haut et puissant seigneur, souvent la châtelaine préférait le pauvre chansonnier errant, l’insoucieux rapsode.

Fontenelle, après s’être étonné de voir.les gentilshommes de l’épée déroger jusqu’à prendre la plume, ajoute malicieusement : « Mais ils eurent le soin de faire des vers assez mauvais pour ne pas déshonorer la noblesse. » Cette épigramme est plus spirituelle que vraie, et pour preuve, voici, du petit-âls d’un roi de Navarre, du fils et successeur d’un comte de Champagne, de Thibaut IV une chanson, une bluette, jolie, charmante, pleine de grâce, et que beaucoup qui ne sont ni rois ni même princes voudraient signer :

J’aloie l’autrier (l’autre jour) errant

Sans compaignons, Sor mon palefroi pensant

A faire une chanson, Quand j’ai ol, ne sai comment,

Les un buisson H

La vois du plus bel enfançon C’oncques veist nus nom.

Et n’estoit pas enfes si N’eust quinze ans et demi, Oncques nule rien ne vi De si gente façon.

Franchissons plusieurs siècles (voir plus loin : Chansons au moyen âge) pour arriver à la Renaissance et écouter Marot. Derrière nous, nous laissons Charles d’Orléans, dont les poésies sont des romances et non des chansons ; la fameuse Barbe de Verrue et les trois Roses ses élèves ; Clotilde de Surville au ton coquet, mignard, tout italien, ou mieux languedocien ; Villon, qui ressemble souvent à Anacréon ; Olivier Basselin, le créateur du premier Caveau, qui va chercher ses joyeux couplets au fond d un broc de cidre, mais qui trouvera mieux qu’ici sa place au mot vauxce-vire et à son propre nom.

Marot a d’abord sacrifié aux modes de son temps ; il a payé son tribut aux allégories morales, il a fait aussi une traduction des psaumes ; ce qui reste de lui, ce sont des chansons. Marot, en effet, que le hasard, ou mieux les dieux d’autrefois, Bacchus, Momus, Eros, donnèrent pour page à François Ier, n’était point fait pour écrire autre chose que ces petits poëmes, ces Muettes qui ne demandent qu’une plume légère à là fois et piquante, naïve à la fois et malicieuse ; il était fait pour écrire des chansons et bien fait pour cela, car il réunit en lui le pittoresque de Villon et la grâce de Charles d’Orléans, la verve de Jean deMeung et le bon sens d’Alain Chartier. Transcrivons ici une chanson de ce maître chansonnier :

Quand vous voudrez faire une amie,

Prenez-la de belle grandeur,

En son esprit non endormie,

En son telin bonne rondeur, Douceur En cœur, Langage Bien sage 5

Dansant, chantant par bons accords.

Et ferme de cueur et do corps.

Si vous la prenez trop jeunette,

Vous en aurez peu d’entretien ;

Pour durer prenez la brunette,

En bon point, d’assuré maintien. Tel bien Vault bien Qu’on fasse La chasse

Du plaisant gibier amoureux ;

Qui prend telle proie est heureux.

Clément Marot laisse des disciples : Saint-Gelais, Desperriers, Marguerite de Navarre et son frère François Ier lui-même, qui ne dédaigna pas de déroger et d’accoupler au bout d’un nombre égal de syllabes des rimes erotiques et bachiques.

Ensuite viennent, sous le règne d’un poeto qui aurait pu écrire ses vers avec le sang de son peuple, sous Charles IX, la pléiade des réformateurs de la langue. Mais la chanson. est trop vive, trop naturelle, trop primesautière pour se donner le temps d’aller chercher ses mots dans le grec et le latin. Adieu la. chansonl

Une autre pléiade apparaît sous la Ligue, celle de la Satire Mënippée ; celle-ci gaie, alerte, vraiment gauloise, qui sait chanter, et par ses chansons accomplit un des actes les plus marquants, les plus décisifs de nôtres histoire. Cette pluie de chansons qui tombe alors, dru comme grêle au mois de mars, sur les ligueurs, sort de la maison de Jacques Gillot, sur le quai des Orfévres.de la chambro où devait naître Boileau, et au bas de chacune d’elles on doit apposer l’un des noms suivants : Louis Leroy, Pierre Pithou, Nicolas Rapin, Florent Chrétien, Passerat, Durand.

Henri IV, auquel les gais bourgeois, les malins et caustiques compères que nous venons de nommer ouvrirent les portes de Paris, pourrait nous dédommager et amplement ; c’était un. chansonnier, en effet, et des plug charmants, ce descendant de Thibaut de Champagne : pour Gabrielle d’Estrées, il composa plus d’une chanson, d’une main qu’on ne dirait point avoir manié si dextrement le sabre ; écoutez :

 Viens, Aurore,
Je t’implore,
Je suis gai quand je te voi.
La bergère
Qui m’est chère
Est vermeille comme toi.

Ou bien cette autre :

Charmante Gabrielle,
Percé de mille dards,
Quand la gloire m’appelle
À la suite de Mars,
Cruelle départie !
Malheureux jour !
Que ne suis-je sans via
Ou sans amour !

. . . . . . . . . .


Je n’ai pu dans la guerre
Qu’un royaume gaigner ;
Mais sur toute la terre
Vos yeux doivent régner.
Moment digne d’envie,
Heureux retour,
C’est trop peu d’une vie
Pour tant d’amour.

Sous la Fronde, on chante beaucoup, mais des chansons politiques :


Un vent de Fronde
A soufflé ce matin,
Je crois qu’il gronde
Contre le Mazarin.

Et le Mazarin faisant écho répond : Ils chantent, ils payeront.

Sous Louis XIV, sous le règne de Mme de Maintenon, il ne s’agit plus de politique, mais de plaisirs, et derrière le masque de la décence, de la religion, se prépare l’orgie du XVIIIe siècle. C’est Méré et Debarriaux, c’est Ninon et sa cour, c’est Saint-Réal, Saint-Pavin et Lainez, c’est le duc de Vendôme avec Chaulieu et La Fare. Le Mercure, galant fait son apparition, le Mercure galant, c’est-à-dire le journal du petit monde païen qui vivait à côté de la thébaïde de Versailles, le recueil des historiettes qui l’égayaient, des jolies chansons qu’on y chantait et que nous avons le regret de ne pouvoir transcrire ici.

Au Mercure galant, le XVIIIe siècle ajoute l’Almanach des Muses et le Recueil du Caveau, car le Caveau vient de se fonder. À côté du Caveau bientôt se forment la Société d’Apollon, celle des Enfants de la lyre, bien d’autres encore : on dirait qu’on pressent le grand drame de 1789, et on se laisse aller aux douceurs de l’heure présente, on se hâte de jouir.

De toutes parts, l’écho apporte de joyeux refrains accompagnés du choc des verres ; c’est l’âge d’or qui est revenu pour la terre ; c’est une fête, c’est un banquet perpétuel, que président tour à tour Gresset, Lattaignant, Gentil-Bernard, Piron, Panard, Collé, Crébillon, Bernis, Boufflers, Parny, etc.

Mais voilà que tout à coup, au milieu de l’orgie, un chant s’élève, qui étouffe le son des grelots agités par la Folie, un chant mâle, héroïque, sublime, la Marseillaise, la Marseillaise chantée par la France entière, avec accompagnement du canon.

La tourmente passée, le Caveau rouvre ses portes devant Désaugiers, Piis, Antignac, Gouffé, Brazier et Garat. La chanson retrouve sa voix et chante, mais un peu timidement, ce semble ; on dirait qu’elle entend les derniers grondements de 1789 ; qu’elle est gênée, effarouchée encore, et M. Étienne, dans son discours de réception à l’Académie française, ayant à faire l’éloge du chansonnier son prédécesseur, de Laujon, peut dire : « Nous avons un peu négligé ce précieux héritage de la gaieté de nos pères. Qu’est devenue cette joie vive et franche qui charmait leurs loisirs et embellissait leurs fêtes ? Nous sommes sérieux, rêveurs jusque dans nos plaisirs ; la froide étiquette préside à nos festins, et la triste raison s’assied avec nous. »

En ce temps-là, un frère de Rabelais, de Montaigne, de Régnier, de Molière, de La Fontaine, c’est-à-dire un esprit éminemment français, un vrai Gaulois, ennemi de l’enflure, plein d’un bon sens exquis et de malice, ingénieux et charmant, un vrai chansonnier en un mot, et aussi un vrai poète par la perfection vraiment attique, la perfection inimitable de son style, préparait le premier recueil de ses chansons. Nous avons nommé Béranger. Béranger sortit quelquefois du chemin semé de roses et de myrtes dans lequel était resté Anacréon ; il écrivit des chansons politiques, de véritables odes, grandes, belles, pleines à la fois de verve et de sentiment ; il fit de sa Muse démocratique l’écho des impressions tristes que ressentait alors le peuple ; le peuple se reconnut en cette Muse ; Béranger fut proclamé le poëte populaire, national. Dans toutes les mémoires se gravèrent le Vieux drapeau, la Sainte-Alliance et cent autres magnifiques élans lyriques ; toutes les bouches les répétèrent. Mais nous n’avons point ici à étudier Béranger, à qui le Grand Dictionnaire a consacré un long article ; nous n’avons pas surtout à nous occuper de ses chants politiques.

C’était à ces derniers cependant que le chansonnier attachait toute sa gloire : quant aux autres, « les pauvrettes, > si les mangeurs de cumin, comme dit Juvénal, c’est-à-dire les hypocrites, les tartufes, les attaquaient, voici comment il croyait, lui, devoir les défendre. « Je dirai, écrit-il, sinon comme défense, au moins comme excuse, que ces chansons, folles inspirations de la jeunesse et de ses retours, ont été des compagnes fort utiles données aux graves refrains et aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de croire que ceux-ci auraient bien pu n’aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni même aussi haut : ce dernier mot dût-il scandaliser les vertus de salon. »

Nous croyons qu’on oubliera, qu’on est en train d’oublier, même qu’on a oublié quelque peu les chants politiques de Béranger, malgré leur grande beauté, et parce que ce sont des chants politiques, des chants de circonstance ; mais en haut et en bas, dans les salons, dans les ateliers, sous le chaume, longtemps, bien longtemps, on répétera ce que le poète appelle les folles inspirations de sa jeunesse, ses chansons, ses vraies chansons, ingénieuses, charmantes, pleines de malice et de bon sens, exquises par la forme, monuments élevés aux grâces, petits chefs-d’œuvre auxquels l’antiquité n’a rien à opposer.

Qu’est la chanson aujourd’hui ? Certains esprits chagrins, ceux-là qui voient le passé en rose et le présent toujours en noir, et ils sont nombreux, car ils se composent de tous ceux qui disent, comme ce président de Grenoble : « Je ne lis plus, je relis ; » de tous ceux qui ne peuvent plus vivre, mais seulement assister à la vie, suivant l’expression de Ducis, ceux-là vous diront : « Ah ! ce n’est plus comme au bon vieux temps ; on ne chante plus aujourd’hui ; la chanson est morte. » Certes, l’heure présente est grave, et l’on comprendrait que la chanson se tût un instant ; mais « le Français chante ses défaites, ses misères ou ses maux aussi volontiers que ses prospérités et ses victoires. »

Donc la chanson ne peut être morte, elle ne doit pas mourir. Et, en effet, laissant de côté les refrains poissards dont Vadé fut l’inventeur, et qui sont tant à la mode aujourd’hui, sans tenir compte des Femme à barbe, des Casque à Mengin, hurlés dans les Alcazars et les Eldorados par des filles sans vergogne, que de vraies chansons nous pourrions transcrire ici ! que longue serait la liste des chansonniers à l’esprit vif, alerte, moqueur, gaulois, des vrais chansonniers, si nous la donnions complète ! Voici Granger, H. Lefèvre, A. Flan, Protat ; voici Nadaud, charmant en sa simplicité ; Pierre Dupont, peut-être un peu trop lyrique parfois pour qui n’aspire qu’au titre de chansonnier… Enfin le Caveau, bien que devenu philosophique, a encore ses accès de belle humeur ; et tenez, voici que le premier vendredi du mois dernier, il ouvrait ses portes à un frère d’Horace, devant lequel l’Académie française les avait fermées, à Jules Janin ; et le plus sympathique, le plus spirituel, le plus charmant de nos écrivains, payait, il n’y a pas longtemps (juillet 1866) son écot au grand banquet annuel du Moulin-Vert, en rendant en chanson le mot omnibus complet qui lui était échu par le sort. Au mot caveau, nous avons parlé de cette réception et rapporté tout au long la pièce de M. J. Janin. — Non, la chanson n’est pas morte.

— Allus. litt. Tout finit par des chansons, Allusion à un vers célèbre d’un couplet du Mariage de Figaro, chanté par Brid’oison, en bégayant, comme toujours :


Eh ! messieurs, la comédie
   Que l’on juge en ce-et instant,
   Sauf erreur, nous pein-eint la vie
   Du bon peuple qui l’entend.
   Qu’on l’opprime, il peste, il crie,
   Il s’agite en cent fa-açons ;
   Tout fini-it par des chansons.

Ce vers caractérise, d’une manière tout à la fois juste et comique, la frivolité particulière du caractère français, qui finit par ne plus trouver que matière à chansons dans les événements les plus sérieux et même les plus tristes, comme le prouve, entre autres, la complainte de Marlborough. En voici des exemples ;

« Les chansons feront un effet plus prompt que les écrits, en seront les précurseurs, et répandront déjà des étincelles de lumière. La chanson des Marseillais éclaire, inspire et réjouit à la fois : elle suffirait seule pour subjuguer toute la jeunesse brabançonne. Je conclus à ce que l’on attache quatre chanteurs à chacune de nos armées. Faire notre révolution en chantant est un moyen presque sûr de l’empêcher de finir par des chansons. »

              (Chronique de Paris, 1792.)

« On subissait les lois en les méprisant, et on se vengeait encore par des chansons. Mais la chanson de Figaro, ce n’est déjà plus la représaille furtive du faible et de l’opprimé, c’est l’éclat de rire après la victoire ; elle ne tue pas seulement, elle insulte, bafoue et déshonore. »

                         Lanfrey.

« Depuis l’ouverture du congrès, nous ne sommes plus ce peuple chantant et frivole d’autrefois ; on a supprimé les grosses pensions accordées au violon, à la flûte, au fausset et au ténor ; les chansonniers ne sont plus, comme dans le vaudeville final de Figaro, jugés en dernier ressort ; la grosse artillerie de Temeswar l’emporte sur M. Piis, et, au vers de Figaro :

Tout finit far des chansons,

le parterre a substitué celui-ci :

{{Centré|

Tout finit par des canons.}}
      Hatin, Histoire de la presse.