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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/cordelier s. m.

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Administration du grand dictionnaire universel (5, part. 1p. 123-124).

CORDELIER s. m. (kor-de-lié — rad. cordelle, à cause de la corde dont ces religieux ceignent leurs reins). Hist. relig. Nom donné aux religieux qui suivent la règle de saint François d’Assise, et que l’on appelle aussi frères mineurs ou franciscains : Cordeliers conventuels. Cordeliers de l’observance ou observantins. Les cordeliers embrassent les sentiments de Scot, parce que Scot était cordelier. (Malebr.)

— Loc. fam. Être gris comme un cordelier, Être complètement ivre, par une équivoque sur la couleur grise du vêtement de ces religieux. D’autres expliquent cette locution par les habitudes d’intempérance attribuées à ces religieux. || Avoir la conscience large comme la manche d’un cordelier, Être fort peu scrupuleux.

— Loc. prov. Parler latin devant les cordeliers, Parler avec assurance d’une chose qu’on sait mal, devant des gens qui la savent très-bien. || Aller sur la haquenée, sur la mule d’un cordelier, Voyager à pied, un bâton à la main.

— Hist. polit. Club des cordeliers, Club établi à Paris, pendant la Révolution française, dans un ancien couvent de cordeliers, et dont faisait partie Camille Desmoulins. || On donnait par extension le nom de cordeliers aux membres de ce club et aux partisans des doctrines que l’on y professait.

— Vitic. Variété de raisin.

— Encycl. L’ordre des cordeliers ou frères mineurs fut fondé par saint François d’Assise. Leur bulle d’institution est de 1223 et fut donnée par Honorius III. Ils tirent leur nom de ce qu’ils étaient ceints d’une corde (de corde liés).

Les moines solitaires avaient disparu en Orient, malgré le triomphe du christianisme, dès le IVe siècle. Le monachisme renaquit dans le cours du moyen âge sous l’influence de la papauté, non plus pour mener une vie contemplative et solitaire, mais pour collaborer au grand œuvre de l’établissement de la suprématie papale. Les moines mendiants furent les principaux ministres de la révolution qui assura pour des siècles le pouvoir temporel au saint-siége. Ils n’eurent de glaive que la parole, et c’était assez à une époque où le développement anomal de l’imagination donnait à la parole un empire qu’elle n’avait point encore eu, qu’elle a perdu désormais. La parole ecclésiastique a eu longtemps en Europe une influence comparable à celle que donne aujourd’hui à un grand État la possession d’une armée d’un demi-million d’hommes. Ceux qui refuseraient de le comprendre doivent se résigner à n’avoir pas le sens des événements accomplis par le catholicisme sur l’économie générale de la civilisation. La parole suppléait à l’administration absente de la justice, à la force armée, à la police, aux bagnes, aux prisons, et elle y suppléait avec avantage. Dès les premiers temps de leur existence, les franciscains n’ont pas de doctrine officielle à défendre ; ils colportent la grâce, comme on colporterait maintenant de la toile ; ils en distribuent à la discrétion des fidèles, et ne demandent en payement qu’un morceau de pain et un verre d’eau. Ils prêchent comme ils peuvent, dans les carrefours, sous les toits de chaume, sur les champs de foire. Ce sont les aventuriers du bon Dieu. Ceints d’une corde et armés d’un gourdin populaire, ils voyagent sans peur et sans reproche. Les hérétiques se déguisent sous la qualité de marchands pour parcourir l’Europe et y répandre leurs doctrines ; les franciscains les suivent partout, afin d’atténuer l’effet de leur prédication.

Ils donnent aussi des représentations dramatiques : tout est bon qui procure la gloire de Dieu. Ce sont les vrais dramaturges du temps, d’autant meilleurs qu’ils croient à l’objet de la pièce. Pour se mettre au niveau de leur auditoire, — et leur auditoire de tous les jours n’est pas distingué, car les grands de la terre se moquent d’eux et de leur costume, — ils matérialisent leur enseignement jusqu’à le rendre grotesque. Saint François, leur maître, leur en avait donné l’exemple : « Quand il prononçait le nom de Jésus, il allongeait la langue et se léchait les lèvres comme pour y recueillir du miel. » La naïveté du temps prêtait une saveur d’éloquence extraordinaire à ce mouvement oratoire. Les populaces du moyen âge étaient très-malléables : le tout était de les intéresser. Saint François s’y exerçait de son mieux ; la veille de Noël, il s’enfermait dans une étable pleine de bestiaux et s’habituait à prononcer Bethléem en bêlant à l’instar d’un mouton. (More balantis ovis Bethleem dicens.)

Cette doctrine dispense de dignité personnelle, dira-t-on. Sans doute ; elle n’est bonne qu’à faire des lazzaroni. L’Église ne hait point les lazzaroni : elle en cultive à Rome. Au moyen âge, comme aujourd’hui, l’Europe méridionale en était peuplée. Ils rappellent l’âge d’or par l’innocence de leur entendement et la frugalité de leur vie. Dans les rues de Naples, deux sous de macaroni suffisent a leurs besoins quotidiens. Ils pratiquent l’oisiveté avec béatitude : le soleil n’a jamais eu de pareils clients. Ils tuent volontiers ; ils volent au besoin, et font de la délation à bon marché. On n’est pas sans défaut ; mais aussi ils ont tant de respect pour la santa Vergine ! Saint François fut proprement le fondateur de l’ordre des lazzaroni. Suivant les données de cette doctrine, l’homme n’est qu’un jouet de Dieu ; ce qui lui arrive est providentiel ; aussi n’a-t-il pas à s’en inquiéter. Le caractère, s’il en avait, serait un obstacle aux vues de Dieu, à la pratique de l’humilité et de l’indigence. Pourquoi ne pas reconnaître que la prédication des cordeliers répond à des instincts enracinés dans les classes inférieures ? Saint François et les siens avaient le mérite de comprendre leur mission. Leur chrétien idéal est un homme sans souci, toujours gai. Le venin de la pensée n’empoisonne point ses jours ; l’ambition ne dessèche point son cœur ; un rayon de soleil et du loisir satisfont à ses vœux. « L’homme qui pense est un animal dépravé, » a dit Rousseau : ce jour-là, le citoyen de Genève était cordelier. Les cordeliers étaient très-nombreux en France, où ils ont vécu jusqu’à la suppression des ordres religieux. Ils portaient un habit de drap gris surmonté d’un capuchon, un chaperon et un manteau de même étoffe. Ils étaient chaussés de sandales. C’était d’ailleurs, au moins depuis le XVe siècle, un ordre instruit, dont les membres étaient docteurs et agrégés de l’Université de Paris. L’ordre était inféodé, au point de vue théologique, aux doctrines de Jean Scot (scotistes), par opposition à celles de saint Thomas soutenues par les dominicains (thomistes).

Ils voyageaient deux par deux et, dans l’origine, vivaient exclusivement d’aumônes, couchaient à la belle étoile ou avec les bestiaux dans les lieux qu’ils traversaient, d’après le précepte de saint François (1209) : « Partez, voyagez toujours deux à deux. Louez Dieu dans le silence de vos cœurs jusqu’à la troisième heure : alors seulement vous pourrez parler. Mais que votre prière soit simple, humble et de nature à faire honorer Dieu par celui qui vous écoutera. Annoncez partout la paix, mais commencez par la garder dans votre propre âme. Ne vous laissez jamais aller à la haine ou à la colère, ni détourner de la route que vous avez choisie, car nous sommes appelés à ramener dans la voie droite ceux qui s’égarent, à guérir les blessés, à redresser les estropiés... La pauvreté est l’amie, la fiancée du Christ ; la pauvreté est la racine de l’arbre ; elle est la pierre angulaire, la reine des vertus. Si nos frères la délaissent, nos liens sont brisés ; mais s’ils s’y attachent, s’ils en donnent au monde le modèle, le monde se chargera de les nourrir. »

Nous venons de parler des cordeliers, en général ; montrons-les maintenant en France ; voyons le rôle qu’ils y ont joué, et suivons-les depuis leur arrivée chez nous jusqu’à leur suppression, en pleine Révolution. L’initiative de l’établissement des cordeliers en Franco est attribuée à Louis IX, qui en amena de la Terre sainte ; la vérité est que sous Philippe-Auguste des religieux de ce nom, qui dépendaient de l’ordre de Saint-François, étaient déjà fixés à Paris ; il y étaient venus en 1217 et avaient obtenu, moyennant un loyer annuel, d’habiter dans une dépendance de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, à la condition toutefois qu’il n’auraient ni cloches, ni cimetière, ni autel consacré. Ceux qui étaient restés au chef-lieu de l’ordre se distinguèrent en 1238 dans la guerre que saint Louis fit aux infidèles, et ce prince, les ayant remarqués, en fit embarquer quelques-uns avec lui pour les joindre à ceux qui étaient déjà à Paris ; le roi fit plus : revenu dans sa capitale, il écouta les doléances des cordeliers de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, et, s’adressant à l’abbé, il le conjura de se montrer moins rigoureux à l’égard de ses protégés. Celui-ci ne paraissait guère empressé d’accéder au désir du roi ; mais saint Louis ayant fait l’abandon d’une rente de 100 sous d’or que l’abbaye lui payait, l’abbé finit par consentir, en faveur des cordeliers, la cession d’un grand bâtiment dans lequel ils pourraient avoir cloches et cimetière. Une fois chez eux, en possession de la faveur royale, ces religieux manœuvrèrent si bien, qu’au bout de quelques années il achetèrent deux pièces de terre destinées à l’emplacement d’une église dont la fondation ne tarda pas à se faire, le roi leur ayant abandonné une partie de l’amende de 10,000 livres à laquelle Enguerrand de Coucy avait été condamné, et les ayant autorisés à couper dans les forêts de la couronne tout le bois qui serait nécessaire à cette construction. L’église fut bâtie, et placée en 1262 sous l’invocation de sainte Madeleine. Cette église était située sur l’emplacement qui forme aujourd’hui la place de l’École-de-Médecine. Mais les cordeliers ne restèrent pas longtemps fidèles, en France, aux instructions de saint François d’Assise. Ils manifestèrent d’abord leur défaut d’humilité en cherchant à empiéter sur les droits de l’Université et à substituer leur autorité à la sienne, et comme, à cette époque, les querelles religieuses dégénéraient souvent en injures grossières et quelquefois en voies de fait, les deux partis commencèrent par s’invectiver, puis par échanger des horions, malgré les efforts que le roi saint Louis, secondé par les papes, faisait pour apaiser moines et savants qui, avec une égale obstination, continuèrent à se disputer avec une ardeur que rien ne pouvait éteindre. « Les cordeliers, dit Dulaure dans son Histoire de Paris, en guerre avec l’Université, le furent bientôt entre eux. Au commencement du XIVe siècle, il s’éleva dans ce couvent, ainsi que dans les autres du même ordre, deux partis acharnés l’un contre l’autre : les spirituels et les conventuels. L’objet de cette grave querelle consistait dans la distinction des mots propriété et jouissance appliqués aux aumônes qu’il recevaient. Les spirituels soutenaient qu’ils n’étaient pas propriétaires du pain et autres choses qu’on leur donnait, parce que la règle leur défendait de posséder, et les conventuels, au contraire, prétendaient que le pain était leur propriété. On étendit l’objet de la question jusque sur les biens meubles légués à ces moines. Les papes Nicolas III et Jean XXII la décidèrent tour à tour dans un sens opposé. »

Nous ne relaterons pas ici tous les détails puérils de cette ridicule question, qui fut débattue avec une chaleur digne d’une meilleure cause ; en 1318, les conventuels parvinrent à faire condamner au feu, dans la ville de Marseille, quatre frères spirituels. Bref, ils firent tant que leur couvent devint un collège dépendant du général de l’ordre, où les jeunes religieux vinrent étudier la théologie, et ils se firent agréger à l’Université et recevoir docteurs, tout en suivant les opinions de Scot, qui fut parmi eux un grand homme et leur laissa son nom, ce qui fit qu’on les appela quelquefois scotistes. On désignait aussi les cordeliers qui étaient fidèles au principe absolu de la non-propriété des biens temporels sous le nom de cordeliers de la petite observance ; ceux qui au contraire se laissaient volontiers renter s’appelaient cordeliers de la grande observance.

Il était dit que les membres de cet ordre célèbre, qui se multiplièrent tellement en France qu’ils peuplèrent deux cent vingt-quatre couvents à hommes répartis en huit provinces, ne s’occuperaient qu’à ergoter ; après avoir discuté contre les docteurs de l’Université, les cordeliers s’avisèrent de se partager sur la question de savoir quelles étaient les dimensions de l’habit qu’avait porté saint François, et surtout quelle avait été la forme de son capuchon, qu’un certain nombre de religieux déclaraient nettement avoir été rond, et que d’autres soutenaient avoir été taillé en pointe. Rond ou pointu, tel était le dilemme que se posait chacun, et il fallait absolument se ranger d’un côté ou de l’autre ; de graves débats s’élevèrent à ce propos, et durèrent jusqu’au xvie siècle. Un nouveau sujet de troubles vint encore agiter les cordeliers. Laissons parler l’érudit auteur de l’Histoire de Paris : « En 1401, le provincial des cordeliers s’avisa de faire, dans le couvent de Paris, bâtir une écurie. Cette construction fut un signal de guerre. Les religieux étrangers qui étudiaient dans ce couvent voyaient dans la construction de cette écurie une infraction manifeste aux statuts de l’ordre ; les religieux français alléguaient plusieurs raisons pour prouver que le provincial ne pouvait se passer d’écuries. Les têtes s’échauffaient ; au lieu de s’entendre et de raisonner sur l’utilité de cette écurie, on se battit. « À mort tous les Français ! » crièrent les étrangers partisans de la règle. À ces mots, le combat commence ; les moines, armés de pierres, de bâtons, s’assomment, s’estropient, se tuent. Les cris des combattants, des blessés et des mourants jettent l’alarme dans le voisinage. Le roi en est averti, il envoie des troupes pour rétablir la paix ; les portes sont fermées, les soldats les enfoncent et entrent ; alors les deux partis ennemis se réunissent pour résister aux troupes du roi ; ils le font avec courage, blessent et sont blessés ; mais ils ne peuvent tenir longtemps. Quelques-uns franchissent la muraille de la ville, qui servait en partie de clôture à leur jardin ; quatorze d’entre eux pris dans les fossés, et vingt-six dans l’intérieur du couvent, furent conduits en prison, et le parlement les renvoya devant les juges criminels. »

L’obéissance et la soumission aux lois n’étaient pas les principales vertus des cordeliers, et on les vit mêlés à toutes les scènes de tumulte et de désordre qui se produisirent ; leurs mœurs relâchées et corrompues appelaient une prompte réforme ; ce fut ce que tenta d’opérer le légat du saint-siége en 1501, et ce fut afin d’arriver à ce but qu’il chargea spécialement un prédicateur célèbre par la crudité de ses expressions et la force de son éloquence grossière, Olivier Maillard enfin, d’entreprendre cette réforme. C’était une rude besogne, et, malgré tout son talent oratoire, le prédicateur échoua ; alors le légat commit les évêques d’Autun et de Castelmare à l’effet de présenter leurs remontrances aux cordeliers, mais ceux-ci opposèrent cette fois la ruse aux justes récriminations dirigées contre eux. Lorsque les évêques se présentèrent au couvent, ils trouvèrent tous les moines assemblés dans l’église et agenouillés autour du saint sacrement, tout en chantant des hymnes. Après avoir attendu patiemment la fin de ces chants sacrés, les évêques perdirent patience et demandèrent qu’ils cessassent ; mais loin d’obéir à cette injonction, les moines continuèrent à chanter pendant quatre heures durant, ce que voyant, les délégués du légat durent se retirer après avoir manifesté leur mécontentement. Le lendemain, ils se présentèrent à nouveau au monastère, et y trouvèrent derechef les cordeliers chantant ; mais cette fois ils avaient pris la précaution de se faire accompagner du procureur du roi, du prévôt de Paris et d’archers, et, voyant que leur autorité était méconnue, ils prièrent les gens de justice d’interposer la leur, et force fut aux trop fervents chanteurs de louanges du Seigneur de se taire et de recevoir les remontrances qu’on avait à leur faire. Ils changèrent alors de tactique, et voyant que les droits qu’ils invoquaient pour se défendre n’étaient pas reconnus, ils feignirent une soumission absolue et se mirent à verser d’abondantes larmes, après quoi, ayant aperçu le prédicateur Maillard, ils se vengèrent sur lui de la confusion qu’ils avaient éprouvée et le chassèrent en le maltraitant ; le malheureux prédicateur faillit être assommé.

L’Estoile, dans ses mémoires pour servir à l’histoire de France (année 1577), rapporte « qu’une fille fort belle, déguisée en homme, et qui se faisait appeler Antoine, fut découverte et prise dans le couvent des cordeliers. Celle-ci servait, entre autres, frère Jacques Berson, qu’on appelait l’enfant de Paris et le cordelier aux belles mains..Ces révérends Pères disaient tous qu’ils croyaient que c’était un vrai garçon ; on s’en rapporta à leur conscience. Quant à cette fille-garçon, elle en fut quitte pour le fouet, ce qui fut grand dommage à la chasteté de cette honnête personne, qui se disait mariée, et qui, par dévotion, avait servi dix ou douze ans ces bons religieux, sans jamais avoir été intéressée en son honneur. »

Le scandale de la vie que menaient les cordeliers était devenu tel, que le général de l’ordre se détermina à venir tout exprès à Paris pour entreprendre une réforme devenue indispensable ; mais il ignorait à quels hommes il avait affaire. À peine eurent-ils été informés de la visite de leur chef, que le plus grand nombre d’entre eux résolurent de résister à ses volontés, tandis que les autres, redoutant avec raison les suites que pouvaient avoir cette rébellion, étaient d’avis qu’il fallait faire acte de condescendance et de soumission. Chaque parti persévérant dans son opinion, on en vint aux mains, et une fois de plus les cordeliers se battirent et firent un tel vacarme que les archers furent obligés d’intervenir, de se saisir des plus récalcitrants et de les conduire à la prison de Saint-Germain-des-Prés, où ils furent fustigés d’importance.

Il n’y avait pas trois jours que la tranquillité semblait être rétablie dans le couvent, qu’une nouvelle dispute s’éleva et qu’une bataille s’y livra ; cette fois le parlement, fatigué de l’insubordination de ces moines, intervint, et l’ordre parut enfin renaître, mais il ne dura guère. Au mois d’août de la même année, une émeute, ou plutôt une véritable révolution, mit le couvent sens dessus dessous ; les uns dépavèrent les cours, les autres enlevèrent les tuiles des toits et jetèrent ces projectiles à la tête de ceux qui tenaient pour le général de l’ordre ; le combat dura deux jours, et plusieurs des combattants demeurèrent sur le champ de bataille. Le général voulut s’interposer ; mais, voyant que les pavés allaient lui pleuvoir sur la tête, il prit la fuite, et vint se jeter à genoux devant le premier président du parlement de Paris, pour le supplier de faire cesser le carnage ; la force armée en vint seule à bout, et on découvrit encore une femme dans le couvent.

Jusqu’alors, nous avons vu les cordeliers se faire la guerre entre eux. Ces singuliers religieux ne bornèrent pas là leurs exploits : l’un d’eux, maître des novices, croyant avoir à se plaindre de deux bourgeois de Paris, les attira sous un prétexte quelconque dans l’intérieur du couvent, et les y fit fouetter par les novices. Sortis des mains de ces forcenés, les bourgeois allèrent se plaindre à qui de droit, et le parlement ordonna l’arrestation de l’instigateur de cette vilaine action ; mais alors l’évêque de Paris réclama, ce qui n’empêcha pas le parlement de condamner le moine à faire amende honorable et de l’interdire pendant trois ans. Quant aux bourgeois, ils en furent pour leur fessée.

Il est vraiment pénible de n’avoir à signaler dans l’histoire de cet ordre que des faits scandaleux. L’immoralité, la luxure, l’ivrognerie étaient les péchés mignons de ces Pères, dont l’humeur turbulente était devenue proverbiale. On se demande comment, en présence de leurs dérèglements, de leur esprit d’insubordination et de leurs nombreux méfaits, le gouvernement ne put parvenir à supprimer un ordre inutile : et dont l’existence était aussi nuisible à la religion qu’à la tranquillité publique. Loin de là, les rois de France les favorisaient, et d’abondantes libéralités augmentaient sans cesse leurs richesses sans qu’ils se crussent obligés de témoigner la moindre reconnaissance à ceux-là même de qui ils les tenaient. En 1580, un novice ivre s’endormit dans une stalle du chœur, laissant auprès de lui un cierge allumé qui mit le feu à la boiserie du jubé, et en moins de trois heures il ne resta de l’église du couvent que les quatre murs. Les cordeliers prétendirent que l’incendie avait été allumé par les jacobins, et ceux-ci, à leur tour, ripostèrent que les cordeliers avaient mis le feu eux-mêmes à leur église afin de la faire rebâtir avec l’argent des fidèles, qui ne manqueraient pas de les indemniser et au delà. Ce fut ce qui arriva ; le roi Henri III se chargea de la reconstruction du chœur, ce qui n’empêcha pas les cordeliers, qui d’abord avaient élevé une statue à ce royal bienfaiteur, de renverser cette statue en 1589 et de lui couper la tête. On voit par cet exemple comment ils entendaient la reconnaissance. Cette ingratitude n’effraya pas le surintendant des finances Bullion, qui plus tard légua par son testament aux cordeliers une somme de 100,000 livres.

Les cordeliers de Paris possédaient, entre autres reliques, le cordon de saint François d’Assise, et ils avaient institué dans leur église une confrérie sous le nom de confrérie du cordon, de saint François.

L’ordre fut supprimé en France en 1790.

Les poëtes du XVIIIe siècle s’égayèrent souvent aux dépens des cordeliers, et Piron, Grécourt, ainsi que les versificateurs licencieux de leur époque, choisirent de préférence les cordeliers pour en faire les héros de leurs poëmes obscènes. Le Chapitre des cordeliers est une des œuvres les plus immorales et en même temps les plus connues de Piron ; mais à côté de ces productions dont on n’ose louer la forme, tant le fond est d’une obscénité révoltante, on trouve des épigrammes et des traits plaisants décochés contre les cordeliers, toujours à propos de leur luxure et de leur ivrognerie.

Mais si les cordeliers donnèrent souvent prise aux plaisanteries des gens irréligieux, cela ne les empêchait pas d’être en grande vénération parmi le peuple, et même souvent chez les hommes appartenant aux classes les plus élevées. On sait que, selon les idées du temps où la foi régnait triomphante, un laïque qui mourait dans l’habit d’un ordre religieux, revêtu avec la permission du chef de l’ordre, avait plus de chances qu’un autre d’être sauvé. Les généraux des ordres monastiques vendaient quelquefois cette permission, d’autres fois ils l’accordaient comme une faveur. C’est ainsi qu’en 1502 Gilles Dauphin, général des cordetiers, en considération des bienfaits que son ordre avait reçus de Messieurs du parlement de Paris, envoya aux présidents, conseillers et greffiers du parlement, la permission de se faire enterrer en habit de cordelier. En 1503, il gratifia d’un semblable brevet le prévôt des marchands, les échevins et les principaux officiers de la ville. Il ne faut pas regarder cette permission comme une simple et vaine politesse ; car on tenait pour certain, comme le rapporte l’abbé de Choisy dans son Histoire ecclésiastique, à l’année 1332, que saint François fait régulièrement chaque année une descente du paradis en purgatoire pour en tirer les âmes de ceux qui sont morts dans l’habit de son ordre.